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comparé à tant d'autres, une des formes. variées à l'infini de notre légèreté, de notre insuffisance en face de la complication de la vie; son amour pour le pécheur met aussitôt sur ses lèvres la vérité la plus propre à éclairer des êtres légers qui tombent dans les pièges de cette complication: Une seule chose est nécessaire. » Semblables à la parole créatrice, ces mots font briller un éclair sur le chaos des intérêts et des sentiments. Cherchons à décrire rapidement cette confusion, nous verrons ensuite comment on en peut sortir.

I

La vie est compliquée; à qui est-il besoin de l'apprendre? Tous nous avons été saisis et arrêtés par l'embarras où nous met cette complication. Des tâches différentes et toutes importantes faisaient appel à nos efforts, et nous ne savions de quel côté nous tourner, de peur de laisser en souffrance celle qui avait le plus de droit à nos soins. Plus souvent encore la passion nous a dicté un choix précipité, et les fruits amers de ce choix ne nous sont apparus que plus tard, sans que nous ayons encore songé à trouver leur cause en nousmêmes. C'est précisément pour échapper à cet embarras pénible, et pour éviter cet entraînement des passions, qu'il convient d'arrêter un regard calme sur les intérêts divers qui nous sont confiés, pour n'en oublier aucun, et pour rendre à chacun ce qui lui est dû.

Le premier de ces intérêts, le plus élémentaire, est celui de la vie ellemême. Dieu nous a créés de telle façon que notre existence doit être entretenue par nos propres efforts. La plupart des

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hommes sont obligés de travailler pour gagner leur pain; de là, pour chacun d'eux, l'obligation, la nécessité de poursuivre sans trêve un travail souvent pénible, souvent monotone; s'il se relâche, la gêne commence, la santé en souffre, et les soucis naissent de toutes parts, non seulement pour sa personne, mais pour sa famille, qui dépend de lui et s'attend à lui. A cette préoccupation du pain quotidien se rattachent directement ces deux grandes fonctions de la vie moderne, l'industrie et le commerce, -chargées de répondre à ces questions vieilles comme le monde : Que boironsnous? Que mangerons-nous? De quoi serons-nous vêtus? Ici l'horizon s'étend, le cercle s'agrandit, mais c'est toujours de la subsistance qu'il s'agit. L'ingénieur qui dirige des usines, le trafiquant qui fait venir des denrées des pays lointains pour les répandre sur le marché, agissent l'un et l'autre directement sur la vie générale de l'humanité, et cela à un double titre. Les produits qu'ils mettent au jour sont aussitôt achetés par des milliers de personnes qui s'en servent, et les agents qu'ils emploient pour mener leur travail à bonne fin relèvent d'eux comme de leurs chefs. Prenez le commerçant ou l'industriel le plus égoïste, il intervient dans la destinée d'une foule d'êtres qui lui restent tout à fait inconnus, et réciproquement les hommes les moins engagés par leur vocation dans le négoce et dans l'industrie sont cependant intéressés à leur prospérité, parce qu'elle influe sur celle de l'humanité tout entière.

Elevons-nous davantage, et rappelonsnous que nous avons une patrie limitée par un territoire, par des aspirations et

Au-dessus de la culture règne l'éducation. Comment se diriger dans cette mêlée de la vie? Comment posséder l'art d'éviter les écueils? Comment reconnaître à chaque bien sa véritable valeur? Comment savoir ce qui doit être préféré? Comment s'épargner les déceptions, après une poursuite ardente et couronnée de quelques premiers succès? Comment arriver à son propre perfectionnement? Ces questions se posent, non pas seulement devant les philosophes, mais dans toutes les âmes; chacun répond comme il peut et se donne aussi certains principes de conduite, je ne dis pas certains principes moraux, car il en est de fort immoraux. Ces prin

des souvenirs communs. L'indépen - { dance, le progrès, l'honneur de cette patrie nous sont chers, et malheur à nous quand nous les sacrifions à nos avantages particuliers! Que les mesures proposées par le gouvernement soient conformes à nos opinions ou qu'elles les contredisent, le patriotisme nous interdit l'indifférence, et chacun, à moins d'être un pur hypocrite, croit travailler au bien de son pays, quand il prend part à une discussion sur ces sujets. En un mot, la politique n'est point une superfluité inventée par quelques désœuvrés; c'est un intérêt de premier ordre, on en abuse, mais il subsiste; et, comme le sort d'un pays n'est jamais indépendant de celui des autres, la politiquecipes sont élevés ou vulgaires, généreux

prend des proportions infinies; la lecture des journaux devient une routine pour les uns, et une perte de temps pour d'autres, mais elle fournit les éléments d'un travail moral important, si l'on y apporte des sentiments élevés par l'Esprit de Dieu.

Après la politique, il faut faire place à la science; les journaux ne sont certes pas seuls à nous apporter des connaissances nouvelles; les conférences, les revues et les livres naissent à chaque instant; et tout homme, du plus pauvre au plus riche, consacre presque exclusivement à son instruction un certain nombre d'années. Songez à la fraction de votre vie que vous avez passée sur les bancs de l'école. La négligence à l'égard de l'instruction cause de grands préjudices on se trouve dépassé par d'autres, qui ont été plus assidus, ou bien on est incapable de profiter de certaines lumières, faute d'une culture suffisante.

ou intéressés; tous sont dictés par une appréciation des choses au milieu desquelles nous vivons. Cette appréciation est-elle juste ou fausse? Voilà la grande question. Il ne suffit pas de posséder, il faut encore savoir user et savoir évaluer.

Il n'est aucun être humain qui puisse se dire indifférent aux moyens d'entretenir sa vie et celle de ses semblables, à l'histoire de son pays et des autres nations, aux conquêtes de l'esprit humain. Bref, le commerce, l'industrie, la politique, la science, sont des choses nécessaires; mais il est une chose plus. nécessaire encore, c'est l'art de se servir du commerce, de l'industrie, de la politique et de la science; si on ne l'a pas appris, on est certain de faire aux autres et à soi-même plus de mal que de bien. Donnez à un enfant des couleurs et des pinceaux, il remplira sa chambre de barbouillages, si même il ne s'empoisonne pas, tandis que l'artiste qui

sait manier ces objets vous apporte un tableau qui provoque votre admiration.

Nous avons tous à notre portée une quantité prodigieuse d'objets et de connaissances; il n'est pas très difficile de se les procurer; ceux qui savent les mettre en ordre et s'en servir sont fort rares; nous ressemblons bien plus souvent à l'enfant qui perd ses couleurs et les rend nuisibles, qu'au peintre qui en tire une œuvre d'art.

II

Ce qui nous manque, ce sont de justes principes de conduite, c'est une morale. à la fois simple et susceptible de s'appliquer à tout; ce déficit vient jeter dans la vie une complication bien plus inextricable que la variété et le nombre des intérêts de la vie matérielle et intellectuelle; la confusion est dans nos cœurs plutôt qu'au dehors; nous l'introduisons plutôt que nous la trouvons.

Voyez ce père de famille; il cherche dans l'exercice d'une profession honorable les ressources nécessaires à l'entretien et à l'éducation de ses enfants. Son devoir n'est-il pas tout indiqué? Faire tous ses efforts pour contenter ses clients et maintenir son crédit; augmenter la confiance qu'on lui témoigne par sa ponctualité et sa droiture. Au lieu de cela, un amour-propre surexcité lui suggère le désir de supplanter un concurrent; dans cette intention, il s'impose des sacrifices et des peines qui - l'épuisent; ou bien, il est soupçonneux, il croit discerner de la jalousie et de la mauvaise volonté chez un de ses anciens amis; il se brouille avec lui, ainsi il brise de sa propre main un appui bienfaisant. Un autre ne voit que l'argent

{ qu'il gagne, il néglige les siens, et s'a perçoit au bout d'un certain nombre d'années que ses enfants lui manquent de respect; il ne sait plus que faire pour réparer sa faute.

Voyez cet homme d'Etat; de grands services, rendus dans différents postes, l'ont porté à une position élevée. Il a entre les mains tous les ressorts qui mettent en mouvement l'opinion publique; sa parole est capable d'entrainer le vote des assemblées; il donne le branle à la politique générale. Que de soins pour conserver ce pouvoir et pour en disposer! Et pourtant, il trouve moyen d'augmenter la multiplicité des soucis, en faisant large la part des plaisirs onéreux; sa susceptibilité et son emportement lui suscitent des différends dont il ne peut sortir qu'à force d'habileté; par paresse, il a omis une démarche, et les suites sont graves, non pas tant pour lui que pour le pays. n'est point nécessaire d'être un premier ministre d'une grande nation pour céder à de pareilles tentations; le détenteur de la plus mince autorité dans un village, ou dans une administration quelconque, augmente ses peines par les défauts de son caractère.

Voyez ce savant; il a étudié les destinées de tel peuple de l'antiquité, il a saisi les secrets de la nature par ses observations; sa renommée est grande, ses affirmations s'imposent. Tout d'un coup, il lui prend fantaisie de briller dans une tout autre sphère, et le voilà, pour acquérir une supériorité qui lui échappera toujours, qui se détourne de son travail naturel et perd bientôt la considération dont il jouissait.

Que leur a-t-il donc manqué, à ces

I

hommes et à tant d'autres qui n'avaient rien d'exceptionnel, pour bien fournir leur carrière? Ils avaient l'intelligence, le savoir, l'expérience, tout cela s'est montré insuffisant, ils ont même fait tout ce qui dépendait d'eux pour dilapider ces trésors ou pour les consacrer à quelque mauvais usage. Il leur a manqué une chose très nécessaire, probablement à tous la même, puisque, malgré la différence de leurs conditions, ils ont tous également échoué; ils n'avaient pas la seule chose nécessaire, l'art de se conduire et d'arriver au but sans écouter les voix trompeuses.

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On se perdrait dans les hésitations si on ne pouvait rentrer en possession d'une force directrice, d'un amour du devoir sous toutes ses formes et dans toutes ses applications. Cet amour du devoir ne sera puissant et soutenu que s'il se confond absolument avec l'amour pour Dieu. La seule chose nécessaire que Jésus fait pressentir à Marthe, avant de la lui montrer et de la nommer, il l'appelle par son nom, ailleurs, dans son discours sur la montagne : << Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice. »

Le monde est le royaume de Dieu, ou plutôt il est sa création et il peut devenir son royaume si chacun comprend le rôle qui lui appartient et le

Nous venons de montrer comment l'avertissement de Jésus à Marthe s'ap-remplit fidèlement. Lorsque chacun se

plique aussi à des cas fort différents du sien, à des situations toutes modernes ; mais nous n'avons pas encore saisi toute la portée de cet avertissement. Ramener les hommes au sentiment de la suprême nécessité de la morale, ce n'était point assez pour le Sauveur; il voulait encore les réconcilier avec elle, sans cela son œuvre eût été semblable à celle de beaucoup d'autres, fondateurs de religion ou philosophes, une aspiration, une tentative, mais une victoire, non. Il ne serait pas le Sauveur.

Après avoir fait sortir les hommes du désordre des intérêts, les moralistes risquent de les jeter dans le chaos des devoirs; à supposer que les passions ne viennent plus se ranger en ligne contre les obligations, il resterait encore à se décider entre tant de devoirs qui nous réclament à la fois, la charité et la justice, Ja délicatesse et la franchise, le travail et la piété, le dévouement et la dignité.

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laisse guider par ses impulsions natu-: relles ou par les inspirations d'une sagesse péniblement acquise, le monde est le théâtre d'une lutte confuse qui recommence sans cesse parce que l'ordre ne peut pas régner. Les ambitions des uns offensent les autres, et elles finissent par dégoûter ceux-là même qui en ont été possédés. Si, au contraire, on aperçoit au-dessus de tout la souveraineté du Dieu créateur, on voit plus clair, les lignes d'un plan commencent à se marquer. Si de plus on a compris les intentions du Dieu Sauveur, on s'as-. socie joyeusement à son œuvre de reconstruction, on subordonne tous les désirs particuliers aux vœux qu'on forme pour l'établissement et les progrès du royaume de Dieu.

Pour réconcilier l'homme avec le devoir, Jésus le réconcilie avec Dieu; une fois la créature rapprochée de son Créateur, elle comprend qu'en tout et partout

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elle doit lui obéir; au milieu des plus grands embarras et des plus terribles luttes, la face de Dieu resplendit pour montrer le but et soutenir le courage.

En proclamant qu'une seule chose est nécessaire, le Sauveur n'a point voulu dire qu'au milieu des choses de la terre, il fallait faire un choix quelconque; puis, une fois ses préférences déclarées, s'y tenir exclusivement et écarter tout le reste. C'est ce que font les hommes, parce que la complication leur pèse, et qu'ils se procurent ainsi une simplification artificielle. La preuve qu'ils se trompent, c'est que leurs préférences ne durent pas, ils passent fréquemment d'un principe à un autre, d'une passion à une autre.

Jésus ne dit pas non plus que l'homme, après avoir constaté dans ce monde l'industrie, la politique, la science, doit laisser tout cela de côté pour s'attacher à la morale et par-dessus tout à la religion, à l'amour pour Dieu. Ce serait une pure sottise; autant vaudrait qu'un médecin, se prétendant plus sage que les autres, vint dire: Je ne m'occuperai ni de la structure du corps humain, ni du jeu des fonctions, ni des remèdes, je me renfermerai dans le soin des malades. Pour être en état de faire du bien aux malades, il est indispensable d'avoir acquis ces connaissances. De même la morale ne s'exerce qu'au milieu des conditions de la vie. Si elle ne se retrouve pas partout, elle n'est nulle part. Si la religion, à son tour, ne se manifeste pas dans une joyeuse obéissance à tous les devoirs, elle n'est qu'une passion, égoïste comme toutes les autres.

L'obéissance à Dieu, l'amour pour Dieu n'est point un devoir nouveau

ajouté à tous les autres et venant disputer aux autres la part d'attention qu'ils réclament, c'est la condition de tous les autres, c'est l'élan qui porte dans toutes les directions et qui inspire la persévérance. « Cherchez le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous seront données par-dessus. » Reprenons encore une fois les exemples dont nous nous sommes servis à plus d'une reprise, et jugeons de la transformation qui s'est opérée.

L'homme d'affaires qui est en communion avec Dieu, non seulement repousse les tentations vulgaires, mais il voit dans chaque entreprise qui lui est confiée un moyen de rendre service à quelques-uns de ses semblables, et de faire régner l'ordre dans une partie du royaume de Dieu; il est heureux et reconnaissant d'exercer ses facultés et d'accroître son bien-être, mais il est plus heureux et plus reconnaissant encore d'être l'enfant de Dieu, qui sait ce que fait son Père.

L'artisan n'est plus humilié ni mécontent de son sort; il se rappelle que son métier est nécessaire à la vie de la société, et il glorifie son Maître par son labeur consciencieux.

La politique n'est plus un champ ouvert aux ambitions effrénées, ni une tâche ingrate et écrasante; c'est une activité nécessaire dans laquelle le dévouement trouve à se déployer au profit de tous. D'innombrables occasions se présentent d'introduire, dans les lois et les mœurs, des principes de justice, et l'esprit uni à son Créateur par la confiance les saisit le plus souvent possible, tout en souffrant lorsqu'il est arrêté par des obstacles insurmontables.

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