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bonne table et digne d'un si grand personnage.» Promesses de prêtre! Ramené dans sa prison, seul avec et devant Dieu, le curé sonda profondément l'horreur de sa chute, la pleura des larmes de Pierre et en tomba malade au point que, sur la requête des médecins, on le fit sortir de son cachot et conduire dans un chariot à Delft, où il fut interné au couvent de la Madeleine.

Remis en santé (fort relative du reste), le condamné ne se tint pas pour battu. Nature souple à l'excès, s'il savait se courber, il savait aussi se redresser. Il le fit en écrivant à Ruard Tapper une docte apologie de son cas, toute hérissée de citations de droit civil et canonique, de passages des Pères; il y flétrissait la sentence de l'inquisiteur comme « injuste, méchante, fausse, mensongère, calomnieuse, parsemée d'injures atroces et infâmes. Donc elle est nulle. >>

Ruard, en guise de réponse, fit simplement transporter le plaignant de Delft à Louvain où, renfermé dans le couvent des Cellites, il était réduit, trois jours par semaine, au pain et à l'eau. Lugubre séjour que celui-là: les Cellites étaient une secte de moines enterreurs, <«< gens mal accommodés et sales entre tous autres.» (Crespin.)

Peu satisfait de Ruard, Merle eut la naïveté de recourir aux bons offices de cet évêque au cœur tendre qui déjà { l'avait si cruellement joué. L'homme sourit, railla, et ce fut tout!

Le ciel semblait cependant vouloir s'éclaircir. A Louvain même, sous les yeux de Tapper, des moines jetaient leur froc; des disciples, des collègues du théologien, protestaient tout haut en faveur de Merle; de grands scandales

émouvaient la populace; un prêtre se tuait à coups de couteau; un second, convaincu de parricide, était dégradé, décapité; un troisième, prés de Liège, venait de s'étrangler.

Seul, Ruard impassible poursuivait sa pointe, et, le 1er janvier 1556, faisait renfermer plus étroitement son prisonnier et recommençait à discuter avec lui, entrelardant ses arguments théologiques de menaces chaque jour plus transparentes. Impatienté, Merle éclata: << Faites ce que bon vous semblera. Je ne redoute vos menaces et efforts, j'ai la vérité évangélique de mon costé. J'entrerai pour la maintenue d'icelle au feu et en l'eau, plus volontiers que je ne souperai du pain et de la bière qu'on me donne.... Je ne vous demande point d'eslargissement, le Seigneur JésusChrist, Fils de Dieu, de la cause duquel il s'agit, et pour la vérité duquel je souffre ces choses, me soit en ayde au fort de mes griefves afflictions. >> Noble langage cette fois : Dieu l'en récompensa; malgré les ordres de Ruard, des « escholiers,

des notables, se glissaient dans le cachot de Merle, lui rendaient de nombreux services. Lui, à son tour, les évangélisait avec cette chaleur concentrée qui n'appartient qu'à ceux dont la mort se hâte.

Les assauts des prêtres se succédaient du reste rapidement. Le 20 janvier, le prieur des Chartreux s'écriant: « Mais c'est merveille que vous soyez en tant d'articles contraire aux docteurs de Louvain!» Merle, avec beaucoup d'à propos répond: « Ne vous en esbahissez pas veu qu'eux en tout autant d'articles impugnent (attaquent) les Sainctes Escriptures. » L'official de la ville lui fit offrir

ses bons services! Réponse : « Je prierai pour lui, qu'il prie pour moi! » Ces mots-là jalonnent les étapes qui courent au dénouement.

Le 18 février, se trouvant mieux qu'à l'ordinaire, Merle taille sa bonne plume, attaque Ruard, « le picque à sérieuse repentance,» lui rappelle rudement ses nombreuses iniquités et termine par lui donner assignation à comparaitre devant Dieu. Le professeur exaspéré répondit en menaçant son adversaire de le faire jeter à l'eau dans un sac. » Le porteur de ce message était un moine, chargé de recevoir la confession du prisonnier. Sans se troubler, Merle dit simplement à l'oiseau funèbre : « Va dire aux inquisiteurs que je suis tout prêt à partir. »

car comment être malheureux dans une abbaye dont le nom seul était synonyme de la joie? L'abbé, Louis Blois, était un homme de médiocre savoir mais abordable, causeur même et réputé « docteur contemplatif »> (mystique).

Cette race de moines est rarement féroce. Façonnés sur son type, les frères du couvent éprouvèrent une véritable sympathie pour le nouveau venu, lui assignèrent l'un des leurs pour le servir et lui permirent de «se pourmener >> par les treilles et belles allées de leur vaste jardin. Six semaines de discussions presque paisibles sur l'invocation des saints, l'autorité des écritures, celle de l'Eglise, etc. Tant de félicité ne pouvait être de longue durée. Fin juillet déjà,

Cette attitude digne et résolue ébranla-Tapper demandait à grands cris ou qu'on

t-elle l'âme féroce de Ruard? On serait porté à le croire, car, trois jours après le moine, il dépêchait de nouveau le curé de Saint-Jacques en lui recommandant de chercher quelque accord qui ne préjudiciât ni à son honneur ni à celui du détenu. » Décidément, au XVIe siècle déjà, comme en nos jours, il était plus facile de coffrer un homme que de faire taire une conscience. Au lieu d'un accord, le délégué de Ruard remporta tout un réquisitoire contre « les nullités, iniquités, injustices, faussetés et violences tyranniques de la sentence de la Haye. C'était, de gaité de cœur, jeter de l'huile sur le feu. Ruard bondissait de colère et ne perdait pas son temps. Aussitôt des lettres patentes de Philippe II ordonnent le transfert de l'hérétique en pays eslongné sans nul livres ne moyen d'escrire. » L'abbaye de Liesse (Kainant) lui ouvrit ses portes, le 30 juin. Et l'inquisiteur, cette fois, s'était trompé,

réduisit son antagoniste au silence, ou qu'on lui ôtât du moins tout moyen de répandre son erreur. Effrayé, l'abbé resserrait de son mieux son homme, et un jour même, exaspéré d'entendre Merle développer, prouver la nécessité, l'évidence de la certitude du salut, il s'écria « qu'un tel rêveur était fou, son hérésie exécrable, qu'il méritait d'être retranché au plus tôt de l'Eglise. >> Mis au cachot, sans livre ni moyen d'écrire, Ange n'avait d'autre distraction que l'obsession incessante de moines de divers ordres qui, lassés de son opiniâtreté, le quittaient à tour de rôle se consolant par le mot, légèrement spirituel : « Plus cet Ange médite, plus il devient diable. »

Ainsi se succèdent les six derniers mois de l'an 1556, les cinq premiers de l'an 1557. Le 4 juin, sur un ordre émané de haut lieu, Merle est transporté dans les prisons du château de Mons où les limiers de Ruard ne cessèrent de le tra

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Guillaume, son neveu, ayant eu vent du transfert de son oncle à Mons, se doute de quelque catastrophe plus ou moins prochaine. Il se hâte auprès de Ruard, lui demande l'autorisation de voir son parent. L'inquisiteur refuse et ajoute ce petit mensonge « que l'hérétique relaps est déjà mort. » Le jeune homme n'en croit rien, saute en selle, court toute la nuit du 25, toute la matinée du 26; vers les dix heures, il arrive à Mons. Un grand spectacle s'offre à ses yeux. Dans les rues, aux fenêtres gothiques, dans les moindres anfractuosités des toits à pignons, partout où un pied peut tenir, un fourmillement d'êtres humains, la face surexcitée d'une fiévreuse attente.

A la porte du château, entouré de hallebardiers, du bourreau, de ses aides, un vieillard, barbe et cheveux blancs flottants en désordre, s'appuie sur un bâton. A grand peine Guillaume reconnait son oncle, se précipite dans ses bras. Un instant leurs sanglots se confondent. Les bourreaux pressent le départ. Un cordelier, crucifix en main, recommande au mourant les saints, les saintes. Indifférents à ces dérisoires consolations, tourné vers son neveu, Merle bénissait Dieu à haute voix de ce que cette heure si affectueusement attendue, si ardentement désirée, fût enfin venue. » Il lui raconte ses longues

souffrances, lui recommande ses pauvres, l'hôpital qu'il a fondé pour eux. Il proteste contre ses juges. Puis, ému de l'esprit prophétique, sachant de foi profonde que la réforme triomphante broyerait prochainement ses impuissants adversaires, il s'écriait en élevant ses bras maigres : « Mon sang n'esteindra pas le feu qui s'est allumé contre eux, car il s'enflammera tantost de toute autre sorte; ni eux ni leurs descendants n'auront assez de force ou d'adresse pour l'estouffer et amortir! »

Puis, se tournant vers la foule immense, il l'exhortait à connaitre, aimer et craindre le seul vrai Dieu, à fonder son salut sur Jésus-Christ, le seul Rédempteur, à détester la folle confiance des justiciaires (les prêtres).

On arrive. En face de lui est dressée une sorte de cabane, composée de fascines et de paille habilement entrelacées. C'est là qu'il doit entrer et, selon l'ordre des hommes, se tordre dans les angoisses d'une atroce agonie. Avant de pénétrer dans cette gueule ardente, il demande comme grâce suprême de prier quelques instants. On le permet. Il se prosterne sur le sol, lève les yeux et les mains au ciel. Au bout d'un instant de sublime et terrible silence, il se penche insensiblement du côté droit... et tombe. Le croyant évanoui, ou d'émotion ou d'épouvante, on le relève.... Il était mort. Dieu avait lui-même recueilli son dernier souffle avec son dernier amen!

Le bourreau refusa de procéder; ses aides seuls jetèrent le cadavre dans la flamme ardente: Rome, qui ordonne de brûler ceux qu'elle a maudits, a aussi commandé de consumer leurs restes.

S. LENOIR.

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Les parasites du monde spirituel.

La chronique anglaise du Chrétien évangélique1 a signalé au lecteur l'important ouvrage de M. Drummond: Natural Law in the Spiritual World. (Les Lois de la nature dans le monde spirituel.) On a relevé les qualités de style et de composition qui en font une œuvre remarquable.

L'ouvrage a eu un succès colossal; quoique d'un prix assez élevé, il s'en est vendu 32000 exemplaires jusqu'à la fin de l'année dernière; il avait paru à la fin de 1883. La presse de langue anglaise, des deux côtés de l'océan, s'en est abondamment occupée. Il est impossible qu'il ne soit pas signalé dans les pays de langue française, ne fût-ce que comme un indice de l'état des esprits dans certains milieux.

M. Drummond se propose de démontrer, non que les lois du monde spirituel sont analogues aux lois du monde. naturel, mais que ce sont les mêmes lois. Ce n'est pas pour lui une question d'analogie, mais d'identité. « Des phénomènes analogues ne sont pas, dit-il, le fruit de lois parallèles, mais des mêmes lois qui, d'un côté, s'appliquent à la matière, de l'autre, à l'esprit. Le naturel est surnaturel, le surnaturel est naturel, et le monde spirituel est antérieur et supérieur au monde matériel. Celui-ci est une projection de celui-là, et non le contraire. >>

Nous ne voulons point discuter ici à fond ce point de vue ingénieux et développé par notre auteur avec un grand

Voy. le numéro du 20 juillet 1884.

bonheur d'exemples et d'expression. Nous nous contenterons de deux remarques. La première, c'est que, nous le craignons, cette identification, quant aux lois, du monde matériel et du spirituel ne peut pas tourner à l'avantage du dernier. La deuxième, c'est que, si notre esprit a la conviction de l'unité essentielle du matériel et du spirituel, ou de l'unité de la loi, c'est là une aspiration ou une divination de notre part, que nous ne sommes pas encore en mesure de formuler avec précision et une exactitude scientifique. Nous croyons que la loi de l'univers est une, parce que nous croyons en un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre; mais, dans l'état actuel de nos connaissances, nous n'en possédons pas la démonstration certaine.

Quoi qu'il en soit du point de vue de M. Drummond, il a rencontré dans l'application de son idée fondamentale des vues originales, et décrit, avec une rare vigueur et une grande fraicheur de mots, des phénomènes de l'ordre spirituel, auxquels il a donné comme une importance et une vie toutes nouvelles, en les traitant en naturaliste ou en physiologiste de l'âme. Ses chapitres sur la nouvelle naissance, la mort, le milieu, la conformité au type, etc., méritent non seulement d'être lus, mais d'être médités. Plutôt que d'en donner une sèche analyse, nous allons, afin de fournir une idée de la méthode de M. Drummond, traduire en les abrégeant, deux des chapitres de son livre qui ont un caractère plus pratique que les autres. Ils ont trait à ce qu'il appelle le semi-parasitisme et le parasitisme. On n'a pas souvent donné, dans un livre positive

ment chrétien, avec autant de courage et aussi peu de ménagements, le diagnostic de ces maladies morales.

Indépendamment de la valeur intrinsèque de cet ouvrage, et en particulier de ces deux chapitres, le livre de M. Drummond offre cet intérêt que son auteur lui a dû, en grande partie, la réputation et l'autorité qui l'ont fait nommer au mois de mai dernier à une chaire de sciences naturelles, créée pour lui, à la faculté de théologie de l'Eglise libre à Glasgow. Quiconque sait avec quel soin jaloux cette Eglise d'Ecosse veille à la pureté de la doctrine chez ses professeurs (le procès Robertson Smith l'a montré suffisamment), ne pourra manquer de consulter avec curiosité une publication qu'elle a en quelque sorte sanctionnée, en élevant son auteur à un poste de confiance.

I

Les parasites sont les inscrits au bureau de bienfaisance de la nature. Ce sont des êtres qui ne veulent pas se donner la peine de se procurer leurs moyens d'existence, mais les empruntent ou les dérobent à d'autres plus diligents. Cette tendance est si profondément enracinée dans la nature, que les plantes, aussi bien que les animaux, peuvent devenir parasites (c'est un mode de vivre qui s'acquiert); les unes et les autres s'étagent à tous les degrés de la mendicité.

Le gui est descendu et a vécu si bas, pendant tant d'années, que ses jeunes pousses commencent l'existence en parasites. Ces baies du gui, qui renferment la graine de la plante à naitre, se collent à quelque chêne ou pommier voi

sin, et c'est là que pousse le jeune gui, dépendant dès le premier jour.

Ces lazzaroni sont encore plus nombreux parmi les animaux. Presque chaque animal est un asile pour les pauvres et héberge une ou plus d'une espèce d'épizoa ou d'entozoa, à qui il donne gratis non seulement le gite, mais le couvert et tous les conforts de la vie.

Pourquoi le naturaliste est-il si sévère à l'égard des parasites? Pourquoi les regarde-t-il comme les êtres les plus dègradés et les plus ignobles du monde? Un animal a-t-il autre chose à faire qu'à manger, à boire et à mourir? Si, sous la protection et par les soins d'un organisme plus élevé que lui-même, il peut mieux manger, boire plus largement, vivre plus à l'aise, et peut-être mourir un jour plus tard, pourquoi l'animal ne se ferait-il pas parasite ? Si ce mode de vivre est entaché d'égoïsme et manque de dignité, peut-on l'appeler pour cela immoral ?

La réponse du naturaliste est péremptoire. « Le parasitisme, dit-il, est un des plus grands crimes qui se commettent dans la nature. C'est une violation de la loi de l'évolution. « Tu évolueras, tu » développeras jusqu'au bout toutes tes » capacités, tu arriveras au plus haut >> degré possible de perfection pour ta » race, et ainsi tu la perfectionneras, >> voilà le premier et le grand commandement de la nature. Mais le parasite ne pense ni à sa race, ni à son perfectionnement. Il lui faut deux choses: le vivre et le gite. Il lui importe peu comment il les obtient.

La nature ne favorise pas, comme il pourrait le sembler, cette impérieuse manière de tourner la grande loi de la

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