Page images
PDF
EPUB

roïsme. Il nous en faut prendre à petite dose et nous contenter d'admirer Rabaut seul.

On sait que, dès l'âge de seize ans, il alla au Désert, c'est-à-dire qu'il se voua au renoncement, au sacrifice de ses biens, de sa famille, de son repos, de sa vie même. Il fit de bonne heure l'apprentissage de cette mort de tous les jours qui allait être son lot, comme pasteur du Désert. Trois mois après sa nomination dans l'église de Nîmes et les églises voisines, il courut le danger d'être arrêté. Que de fois ce danger se renouvela!

Je priai notre ami, écrit-il le 23 juin 1745, de vous apprendre ce qui arriva à mon occasion le lendemain de la Pentecôte. On envoya un détachement à Generac; nous ne savons pourquoi les protestants s'imaginèrent que ce détachement était mandé pour me prendre; quelqu'un le confirma; tout de suite trois ou quatre mille personnes de la seule ville de Nimes se mettent en campagne. Cent à trois cents hommes sortent de Milhau pour voler à mon secours, et tout cela se fait dans un instant: l'un prend une fourche de fer, l'autre une faux manchée à rebours, l'autre un pistolet, l'autre un fusil, chacun ce qu'il trouve de plus propre soit pour attaquer, soit pour se défendre.... Tous sont bien résolus à sacrifier leur vie pour conserver celle de leur pasteur. Les femmes mêmes voulurent être de la partie 1.... »

On employa des soldats travestis et d'autres gens de sac et de corde qui doivent tâcher de le trouver en ville ou mieux aux assemblées; et s'ils ne peuvent pas le saisir vivant, ils sont chargés de le « mander à l'autre monde par la voie de l'assassinat. » Sa tête fut mise à prix: on en offrit de six mille jusqu'à vingt mille livres. La potence semble un Supplice trop beau pour lui; on finit par

Tom I, pages 189, 190.

le menacer de la roue, comme un criminel du plus bas étage. Sa maison fut plus d'une fois fouillée la nuit; il ne pouvait y demeurer longtemps de suite. Si, comme on l'a vu plus haut, ses fidèles ouailles étaient parfois prêtes à donner leur vie pour leur zélé pasteur, parfois aussi, et dans les moments les plus critiques, la persécution inspirait la lâcheté et l'abandon du pasteur. Puis il y avait les démêlés avec les collègues. Des hommes qui souffraient tout pour leur Maître céleste, se montraient susceptibles à l'excès à l'égard d'un frère et lui rendaient « la vie odieuse. » Rabaut avait dans sa « Rachel » (Madeleine Gaidan) une vaillante compagne, digne de lui. Il était bien souvent séparé d'elle; elle ne voulut pas le quitter pour se réfugier à l'étranger, mais ils durent se résigner à envoyer leurs trois fils à Lausanne auprès d'Antoine Court. Alors, la mère de pleurer ses enfants, et de vouloir les rejoindre. Rabaut y consentirait, s'il n'avait la conviction que, séparée de lui, elle aura tant d'inquiétude qu'elle fera tout pour l'appeler auprès d'elle. C'est justement ce qu'il ne veut pas il est trop attaché « à la poudre des sanctuaires. » Il tient des assemblées, il baptise, il marie, il souffre, il est malade, il est héros et martyr, pendant près de trente ans; enfin, en 1763, il voit des temps meilleurs : c'est à peu près jusqu'à cette époque que nous conduisent ses lettres.

II

De nos jours où l'on a la fureur du << document, » où les livres que le public enlève d'abord sont les mémoires, les journaux, les notes, les recueils de lettres, il est permis de supposer que plus

d'un écrivain de ce genre d'ouvrages personnels, connaissant le monde qui sera pour lui la postérité, a guigné celle-ci du coin de l'œil, en se livrant à ses épanchements d'apparence tout intime. Cette réflexion peut vous gâter la lecture de pages où l'on soupçonne l'apprêt et la pose, où la simplicité est une affectation de modestie, et le sublime, une tension de la volonté en quête d'effets. Du temps de Paul Rabaut, la littérature n'avait point pris la place qu'elle occupe dans la vie de beaucoup qui n'en paraissent point occupés. Dans les circonstances où vivait Rabaut, on ne songeait guère à publier ou à voir publier ses lettres; on s'efforçait au contraire de les soustraire à une curiosité dangereuse. Rabaut écrivait sous des pseudonymes, et à des adresses convenues avec son ami. Son style est correct, net, sans éclat; il n'a pas le ton oratoire de celui de Court. Si vous rencontrez le sublime sous sa plume, laissez-vous aller à votre admiration et à votre enthousiasme sans arrière-pensée. Il n'y a point de pose chez l'écrivain; le sublime est dans l'expression, parce qu'il est dans les choses et dans l'homme luimême. J'ai noté plusieurs de ces passages, qui vous frappent au cœur et vous transportent. En voici un exemple:

La mort de notre cher M. Ranc nous a fort affligés dans ce païs, mais elle n'a intimidé que très peu de personnes.... Les avis que vous me donnés, monsieur mon très cher ami, ne sont pas hors de saison. Je sai, de maniere à n'en pouvoir douter, qu'il y a un nombre considérable d'espions à mes trousses; ils se tiennent tous les soirs aux endroits où ils s'imaginent que je dois passer, et y restent jusque bien avant dans la nuit. Je prens toutes les précautions dont je puis m'aviser pour ne pas tomber entre les mains

de mes ennemis; si après cela Dieu veu m'apeler à souffrir pour son nom, j'y suis tout résolu; en ce cas là je suis très convaincu que la mort me seroit meilleure que la vie. Heureux celui qui peut empoigner de bonne heure la couronne de justice que le Dieu de vérité a promise à ses fidelles serviteurs. Dieu est le père de mes enfants, aussi bien que le mien; il en auroit soin sans doute. Je conte aussi sur votre tendre amitié, et sur la protection de nos illustres amis. Mon épouze et mes enfants trouveroient sans contredit en vous et en eux les consolations et les secours dont ils auroient besoin 1. »

III

C'est bien là l'héroïsme chrétien: courageux sans forfanterie, prudent sans faiblesse, consacré à Dieu sans retenue. Il frappe par un autre caractère : il est humain.

Avec nos habitudes de langage et nos mœurs chrétiennes, on pourrait s'imaginer que cet homme toujours en danger de mort se répète sans cesse le souviens-toi de mourir ; qu'il vit le moins possible sur la terre; qu'il est absorbé par la pensée du ciel, et, soucieux avant tout des affaires de l'Eglise, ne touche plus guère à ce monde. Point. Il a un langage viril, et des allures tout humaines. Voyez l'en-tête de ses lettres : « Monsieur mon tout cher ami.» Rien de douce reux dans l'expression. Pas d'analyses de soi-même, de récits d'expériences. Des expériences de la bonté de Dieu : oui, avec une note de forte et ferme reconnaissance; mais pas de roucoulements mystiques en se regardant avec des airs attendris. Il aime ardemment ses amis, les bons livres; il entre dans des détails très familiers sur les maladies de ses enfants. Il fait de la contrebande. Il ne

1 Tom. I, pages 167, 168.

Elle est bien fragile l'humaine nature qui avale le chameau et coule le moucheront Quels prédicateurs, quels missionnaires, que ces hommes qui convertissaient à leur Evangile persécuté, honni, ceux-là mêmes qui les persécutaient! Il est des passions bien redoutables, puisqu'elles font succomber des hommes qui n'ont pas fléchi devant d'autres passions qui paraissaient plus terribles: telles sont quelques-unes des réflexions que ces pages inspirent en foule. Elles ne doivent pas être lues d'une haleine; elles sont trop denses. Il en faut user à intervalles. Il y faudrait recourir par exemple dans les moments de découragement, de récrimination contre Dieu, les hommes, les événements; elles se présenteront alors comme un vrai trésor de conseils et de consolations aux affligés, non en paroles seulement, mais dans des faits et des vérités.

s'agit, il est vrai, ni de cigares, ni de dentelles; mais d'un Nouveau Testament de Beausobre et Lenfant, qu'on doit lui envoyer dans le double fond d'un baril d'huile d'olives. Ce baril roule à travers maintes de ses lettres, car il roula maintes fois sur les grandes routes entre Lausanne et Nîmes : Rabaut avait un champ dont il envoyait régulièrement des produits à Antoine Court et à d'autres protecteurs. Il a le temps de chercher «< un chien de plume » ou d'arrêt, demandé par Court pour quelque amateur de perdreaux et protecteur des réfugiés du pays de Vaud. Pour être à la hauteur de son héroïsme, sa vaillante compagne n'en reste pas moins femme et mère. «Ma femme, écrit-il, seroit bien aise que les deux cadets apprissent à saluer, se présenter, marcher, etc. 1. » Cela se lit dans une lettre qui commence par le recit d'un « fâcheux événement >> (l'arrestation de vingt-deux personnes pour crime d'assemblée), et qui se termine par la mention d'une condamnation aux galères (pour même fait.) Il est impos-plaint à deux reprises de la ténacité

sible de trouver plus de naturel dans l'extraordinaire, parce qu'il est impossible d'aller plus loin dans l'esprit chrétien. Ces gens-là ne sont pas du monde, mais ils sont bien dans le monde.

IV

Il n'y a point place pour marquer ici tous les traits qui mériteraient d'être relevés dans ces lettres, et qui en font une saine lecture. Elle est bien forte, la religion qui produisait des caractères pareils à ceux qui y défilent. Il est bien puissant et bien aimani le Dieu qui s'attache de pareilles âmes, et à ce point. 1Tom. II, page 363.

Il est une circonstance qui assurera le succès de cet ouvrage en Suisse. Rabaut, ne respirant que sacrifices, se

[blocks in formation]
[ocr errors]

NOUVELLES

Suisse allemande.

Nécrologie: MM. Biedermann, Josenhans et Sarrazin. Installation de M. Théod. Ehler, comme inspecteur des Missions de Bâle. part d'un missionnaire de la nouvelle Société générale des missions évangéliques protestantes. Elections ecclésiastiques à Bâle. - Bibliographie. Parabole.

Nous commencerons notre chronique par trois nécrologies.

La mort de M. Biedermaun a été mentionnée dans tous les journaux religieux et politiques, jusqu'à... l'Intransigeant.

Aloïs-Emmanuel Biedermann est mort d'un cancer à l'estomac, le 25 janvier, à Zurich, où il était professeur depuis 1850; son prénom d'Aloïs lui avait été donné en souvenir d'Aloïs Reding sous les ordres duquel son père, qui fut longtemps militaire, avait servi. Il fit ses études à Bàle où son père l'avait envoyé pour le soustraire aux influences du libéralisme; mais il y rencontra De Wette, et lorsque la Vie de Jésus de Strauss parut en 1835, il fut promptement gagné à la nouvelle critique, et resta l'un des représentants les plus éminents et les plus connus de l'école qui voulait concilier l'hégélianisme et la science du christianisme. Dès 1844, étant pasteur en Båle-Campagne, il manifesta sa tendance dans un écrit intitulé: Die freie Theologie, oder Philosophie und Christentum in Streit und Frieden. (La libre théologie, ou philosophie et christianisme en lutte ou en paix.)

Il y a trois ou quatre ans qu'ayant une journée à passer à Zurich, j'allai assister à quelques leçons de théologie à l'université, entre autres à celles de MM. X. et Biedermann. Eh bien, je représentais chez l'un le quart de l'auditoire, et le tiers chez l'autre. Ceux qui comme moi ont appris, dans leur enfance, l'Abrégé du catéchisme d'Osterwald, ont encore dans l'oreille cette question qui y revenait fréquemment: « Quelles réflexions faites-vous

sur cela? L'auteur de ces lignes a hâte de dire qu'il serait lui-même mal venu à tirer du cas précédent une conclusion trop grave, car il se souvient de deux mois de sa carrière où il eut l'heur ou le malheur de professer la Morale chrétienne devant un seul auditeur. Mais, quelle que soit la réponse à faire à la question posée tout à l'heure, le cas de MM. X. et Biedermann m'a rappelé qu'assistant à une première leçon de semestre de M. Renan au Collège de France, je l'entendis discuter avec son unique élève régulier le programme de l'hiver. Il est vrai qu'une assistance assez nombreuse de messieurs et de dames offrait au grand sceptique une compensation qu'il avait l'air de trouver suffi

sante.

Mais tout en plaignant fort un collègue qui, avec une réputation européenne, ne réussissait à réunir que deux élèves réguliers devant sa chaire, je ne pus m'empêcher d'apprécier et d'admirer le soin et l'entrain avec lesquels la leçon nous était donnée. On pardonnerait certes à un professeur de théologie de venger devant ses deux élèves la vérité méconnue, en la faisant sortir toute nue, grincheuse et ennuyée des feuillets jaunis d'un cahier invariable; et combien le font, sans avoir même cette douloureuse excuse! Tel n'était pas le cas du professeur Biedermann. Saleçon, dite librement et sans cahier, eût mérité d'être portée telle quelle devant un de ces auditoires de deux cents étudiants que j'ai vus à Halle, et qui se retrouvent aujourd'hui à Berlin et à Leipzig. Voilà pour la forme et le débit. Quant au fond lui-même, il eût été difficile, à ce que je crois, de discerner la tendance du théologien d'après la leçon du professeur. Le sujet en était le péché. Le mot y était, et on aurait pu affirmer que la chose y était aussi. Mais vous savez que le propre de la théologie libérale, et a fortiori de la théologie hégélienne, est de revêtir de vocables usuels des choses qui le sont fort peu. On vous dit péché, et il se trouvera que c'est la limite du fini et de l'infini; on vous dit religion,

union de l'homme avec Dieu: lisez le processus de l'être infini dans l'être fini. On Vous nomme Dieu, et le seul vrai Dieu est l'idée absolue der absolute Begriff.

J'ai connu personnellement un de ces philosophes idéalistes; il me rappelait le personnage de la mythologie qui, même contre son gré, changeait en or tout ce qu'il touchait. Dans les mains ou sur les lèvres du philosophe dont je parle, toute réalité vivante et concrète tournait aussitôt en idée, et je le voyais littéralement enfermé dans ses abstractions, comme dans un des sept cercles infernaux. Biedermann a laissé une dogmatique, dont la seconde édition paraît actuellement. Mais le disciple de Hegel a eu aussi sa prison perpétuelle, et ce fut le Begriff. Triste condition pour préparer les futurs prédicateurs de l'Evangile du salut!

Tout le monde s'accordait, et déjà de son vivant, à reconnaitre la droiture et le sérieux de son caractère. Dans les dernières années de sa vie, il avait compris la nécessité d'arréter l'œuvre de démolition. On raconte qu'il vit avec chagrin l'apparition du dernier ouvrage de son ancien maître, Strauss; qu'il donna de salutaires avertissements à la queue de son parti; qu'il ne fut pas le partisan de la suppression de l'obligation du baptême dans l'Eglise; qu'il fut, avant le 26 novembre 1883, l'adversaire du Schulvogt.

[ocr errors]

M. le professeur Riggenbach, son beaufrère, raconte ses derniers moments dans le Kirchenfreund du 6 février. Il aimait à se faire lire l'Ecriture et les cantiques de Paul Gerhardt, et à appliquer à son état les paroles du Sauveur mourant. Il comprit le péché et il demanda grâce! Et nous savons que nul ne l'a demandée sans l'obtenir.

Le 25 décembre 1884, est mort à Léonberg (Wurtemberg), un homme qui appartient à la Suisse par le grand nombre d'années qu'il a passées sur notre sol, et par la puissance de travail qu'il y a déployée, Joseph Josenhans, ancien inspecteur des Missions de

MARS 1885.

Båle. Je le vis pour la dernière fois il y a quatre ans, à Stuttgart, où il s'était retiré après sa démission; il était alité, mais avait conservé encore toutes ses facultés. Devant cette figure énergique et vénérable, encadrée d'une abondante et blanche chevelure, et par-dessus tout respirant la bonté et la paix, devant ce vieux lutteur au repos, je fus ému et me dis une fois de plus que c'est pourtant une belle chose, et après tout la plus belle de toutes, qu'une vie consacrée tout entière au service du Maître.

Tout le monde a entendu parler de « l'Inspecteur Josenhans. Inspecteur, il l'était dans toute la force du terme ; il était inspecteur né ; il en avait à la fois le physique, le tempérament et l'autorité reconnue. Soit qu'on prenne ce nom propre en bonne ou en mauvaise part, nous nous permettrons de dire que le régime Josenhans fut le régime Bismarck appliqué à une œuvre de missions, c'est-à-dire que le principe de l'ordre y prévalait sur celui de la liberté. Il manifestait peu de foi dans les assemblées délibérantes, et ce serait bien ici le cas d'appliquer la maxime de mon ancien professeur, M. PerretGentil: « Que le meilleur des gouvernements est le gouvernement absolu.... quand il est bon. »

Ce qu'on connaît moins, et ce qui fut raconté sur sa tombe, c'est la fidélité avec laquelle l'étudiant déjà converti et piétiste supporta les railleries de ses camarades et le mauvais vouloir de ses maîtres. On cite le dialogue suivant qu'il eut à cette époque avec un étudiant rationaliste de son pays qui, en prenant congé de lui, le priait d'oublier les frottements qu'ils pouvaient avoir eus ensemble.

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]
« PreviousContinue »