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mélodies, comme si le culte des martyrs était au cœur même du christianisme. A ce romantisme ironique, opposons la foi sans arrière-pensée d'un Luther; que dit-il en son rude et profond langage, ce terrible ennemi des œuvres pies? «La servante du meunier, pourvu qu'elle ait la foi, opère plus de bien, obtient plus de choses de Dieu et m'inspire plus de confiance, quand même elle ne ferait que décharger son âne à la porte du moulin, que tous les curés et les moines du monde, lors même qu'ils se tueraient à chanter jour et nuit et à se martyriser jusqu'au sang. Heureux, serions-nous tenté d'ajouter, heureux qui ne se scandalisera pas de ces paroles. Il y a place au ciel chrétien, sans nul reproche, sans aucune infériorité, pour d'autres que pour les martyrs de l'ascétisme ou de la persécution païenne, et, s'il est vrai que tout fidèle doit passer à son heure par un martyre, ce n'est pourtant pas par l'œuvre de son martyre qu'il est sauvé, mais par sa foi. « Le monde, dit encore Luther, est tout plein de martyrs; mais la plupart d'entre eux manquent le ciel et vont remplir l'enfer. »

Quels sont les pécheurs reçus en grâce dont les larmes doivent être essuyées par le Dieu d'amour? Ceux qui auront cru. Quel est leur nom? Quel est leur nombre? Je ne sais, à une question semblable, Jésus répond : « Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite! >> H. LECOULTRE.

Le chapitre des « Croix, » dans les «Œuvres spirituelles » de Fénelon.

A plus d'une reprise, Fénelon, dans ses Euvres spirituelles, est revenu sur

le sujet des Croix dont Dieu charge ses enfants. Sujet toujours délicat, toujours actuel, car la croix rentre trop directement dans les moyens éducatifs que Dieu emploie, pour qu'il y ait au monde un seul chrétien qui n'ait dû, ou qui ne doive faire connaissance avec elle.

Là où règne une certaine piété, cette nécessité de la croix est admise sans opposition. Reste à savoir si le cœur se soumet aussi vite et aussi complètement que l'intelligence. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de voir ce qu'un prélat de l'Eglise romaine, ce qu'un homme tel que Fénelon, a pensé et a écrit sur ce sujet d'une nature toute pratique.

I

Dans un morceau sur les Croix, l'archevêque de Cambrai débute par une espèce de définition qui ne prétend certainement pas à la rigueur scientifique : « Les choses pénibles qui se mettent entre Dieu et nous, ce sont des croix. >> A s'en tenir là, le lecteur ne serait pas bien avancé. Que de choses qui se mettent entre Dieu et nous, qui font séparation entre Dieu et nous, et qu'on ne peut décidément pas ranger dans la catégorie des croix ! Ce n'est pas là l'idée que nous en donne l'Evangile, pas plus que l'expérience chrétienne. Toutefois, il n'est pas admissible que Fénelon n'ait pas pénétré plus avant dans l'idée que réveille le mot même de croix. Il savait, aussi bien que nous, que la croix est le symbole de la mort à soi-même. Les choses pénibles dont il parle, les suites et les conséquences nécessaires du péché, le plus souvent, en nous humiliant, préparent notre mort à nous-mêmes

mais elle ne nous crucifient pas. Ce sont les ronces et les épines qui bordent le chemin, ce n'est pas encore le Calvaire.

L'expression de « choses pénibles » ne rend pas l'idée de souffrance que réveille le mot de croix. L'homme sous la croix est un homme qui souffre, parfois même cruellement. Fénelon en est si convaincu qu'il ne se lasse pas de le répéter, et en termes qui laissent bien loin derrière eux ces « choses pénibles »>< auxquelles nous aurions tort de donner un sens trop restreint. Il appelle << opération douloureuse, le moyen dont Dieu se sert pour nous détacher de nousmêmes, pour nous arracher à notre amour-propre. La synonymie des mots croix et souffrance est, pour l'archevêque de Cambrai, un fait si positif, qu'il emploie constamment ces expressions l'une pour l'autre. « Les croix, dit-il, sont le pain quotidien. » Et plus loin il ajoute : « Nous ne sommes sur la terre que pour souffrir. » Il se défie d'une piété qui est à l'abri de la souffrance:

Une piété

sans croix est une piété en idée. » Les images dont il se sert pour rendre sa pensée sur ce point, sont parfois très fortes. Comparer l'épreuve avec les douleurs de l'enfantement du nouvel homme en nous, ne lui suffit pas; l'épreuve << nous fait brûler à petit feu. » D'autre part, Dieu coupe jusqu'au vif « pour guérir l'ulcère de notre cœur. »

Pour Fénelon, la croix est donc bien le symbole de la souffrance qui précède, qui accompagne la mort à soi-même. Sans doute, ce qui doit être cloué sur la croix, ce n'est pas la nature en soi, avec ses désirs permis et ses légitimes aspirations, mais le moi égoïste avec ses

prétentions orgueilleuses et ses tendances malsaines. Fénelon le reconnait et le constate : « La croix n'est plus croix, quand il n'y a plus un moi pour la souffrir. Ce moi disparaîtra-t-il jamais, sera-t-il un jour pleinement crucifié? Nous verrons plus loin ce qu'en pense notre auteur.

Porter sa croix est donc la même chose que souffrir. Mais les croix peuvent être de diverse nature. Fénelon le dit en termes pittoresques : « Dieu est ingénieux à nous faire des croix. Il en fait de fer et de plomb qui sont accablantes par elles-mêmes; il en fait faire de paille qui semblent ne peser rien et qui ne sont pas moins difficiles à porter; il en fait d'or et de pierreries qui éblouissent les spectateurs, qui excitent l'envie du public, mais qui ne crucifient pas moins que les croix les plus méprisées. Il en fait de toutes les choses qu'on aime le plus et les tourne en amertume, etc. (Des croix qu'il y a dans l'état de prospérité, de faveur et de grandeur). » Toutes différentes qu'elles soient l'une de l'autre, ces croix n'en sont pas moins pesantes. Un pauvre qui manque de pain, a une croix de plomb dans son extrême pauvreté, » mais, dans l'état de grandeur, il plaît souvent à Dieu de joindre l'infirmité corporelle à la servitude de l'esprit, et c'est ainsi que Dieu crucifie l'homme « depuis la tête jusqu'aux pieds. >>

A la vérité, Dieu pourrait nous dispenser des croix, et, à cet égard, les objections du cœur et de l'esprit ne manquent pas. Fénelon s'élève énergiquement contre ces murmures; il se retranche derrière l'absolue souveraineté du Dieu qui fait ce qui lui convient.

Pour que l'opération qui nous détache de nous-mêmes cessât d'être douloureuse, il faudrait un miracle de grâce; or Dieu ne fait pas des miracles continuels. Il emploie des moyens, lents souvent et cachés, pour amener l'âme où il la veut, » à « l'état de foi. >> C'est la suite de ces moyens lents et cachés, qui n'apparaissent pas comme des miracles, qui produit la destruction graduelle et douloureuse du moi. « Une destruction de nous-mêmes plus prompte ne nous coûterait presque rien. » Il faut qu'elle nous coûte; il faut que nous souffrions. Plus il y a chez l'homme d'attachement au mal, plus il y a pour lui obligation de souffrir. « Il y a d'autant plus de croix, qu'il y a plus de résistance en nous. » Les épreuves que Dieu nous envoie, sont destinées à faire cesser cette résistance.

L'opposition à la volonté de Dieu étant un mal, les croix qui détruisent cette opposition sont donc un bien. Oui, dit Fénelon, les croix sont des grâces, qu'il faut sentir avec un cœur attendri sur les bontés de Dieu. » Et si ce sont des grâces, l'expérience chrétienne nous fera reconnaître que « nous avons besoin de toutes nos croix. » A une condition toutefois, c'est que ces croix soient bien réellement celles que Dieu impose, et non pas celles que nous nous imposons á nous-mêmes. Il en est de telles, en effet, et Fénelon, prêtre d'une Eglise qui a multiplié à l'infini le nombre des croix, proteste contre les croix d'invention hu

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celle probablement que Dieu ne nous imposerait pas. En ceci, comme en toutes choses, Dieu seul sait exactement ce qui convient à l'âme, il gradue la souffrance selon l'état de cette âme et conformément au résultat cherché. C'est ce discernement qui nous manque. Vouloir y suppléer par une espèce de traitement empirique, c'est risquer d'aggraver le mal. A Dieu seul appartient le droit et le soin de déterminer la nature et le nombre de nos croix.

II

Où se trouve la raison d'être des croix? A la fois en l'homme et en Dieu.

En l'homme, par le fait de sa corruption. « Si notre chair était saine, le chirurgien n'y ferait aucune incision. Il ne coupe qu'à proportion que la plaie est profonde et que la chair est plus corrompue.» (Du bon usage des croix.) S'il y a pour l'homme révolté des épreuves destinées à l'amener à Dieu, il y a, d'autre part, pour le fidèle, des croix destinées à le purifier. Mais c'est toujours le mal qui est en l'homme qui est la raison première des épreuves et des souffrances qui lui sont dispensées. La croix de Christ, type de toutes nos croix, est la plus puissante démonstration de la réalité du péché en l'homme, de la grandeur de sa corruption. Si Christ a été crucifié à cause du péché de l'homme, il faut à son tour que le moi humain et corrompu soit mis en croix. «Si l'opération nous cause tant de douleurs, c'est que le mal est grand. »

S'il importe de connaitre la relation qui existe entre le péché et la souffrance, il faut aussi voir quelle est en Dieu la raison d'être des croix qu'il nous

impose. Cette raison, d'après Fénelon, c'est la bonté. « Qu'il est donc vrai que Dieu est bon, qu'il est tendre, qu'il est compatissant à nos vrais maux, lors même qu'il paraît nous foudroyer, et que nous sommes tentés de nous plaindre de sa rigueur. Il y a ici » comme un écho de la parole de l'Epître aux Hébreux : « Tout châtiment ne parait pas d'abord un sujet de joie, mais plutôt de tristesse. » Le murmure, ou du moins le découragement, est à la porte lorsqu'on sent la croix se poser sur les épaules. Cependant « Dieu ne nous fait jamais aucun mal que malgré lui, pour ainsi dire. Son cœur de père ne cherche point à nous désoler. » Les croix sont donc des témoignages de l'amour de Dieu. Il est vrai « qu'on a bien de la peine à se convaincre de la bonté avec laquelle Dieu accable de croix ceux qu'il aime, » et cependant cet amour de Dieu est si réel, il est si grand qu'il ne se laisse point amollir par nos larmes elles-mêmes. Un père terrestre peut se laisser attendrir, gagner par les supplications de son enfant avant que le châtiment ait porté tous ses fruits; il ne saurait en être ainsi du Dieu saint et juste qui ne tient point le coupable pour innocent. L'œuvre de son amour doit être complète : « Il nous arrache ce que nous aimons au préjudice de son amour; il nous fait pleurer comme des enfants à qui on ôte le couteau dont ils se jouent et dont ils pourraient se tuer. Dieu nous laisse pleurer et nous sauve. >> Les moyens dont Dieu se sert pour nous crucifier sont divers, mais il importe de ne pas perdre de vue qu'il en est le souverain dispensateur. L'auteur des Œuvres spirituelles met en saillie

cette vérité : « C'est avec le Sauveur, dit-il, que nous sommes attachés à la croix, et c'est lui qui nous y attache par sa grâce!» (Réflexions saintes pour tous les jours du mois.) Seulement, si c'est le Seigneur qui nous impóse les croix, il se sert souvent aussi des hommes pour nous y attacher. N'en a-t-il pas été ainsi pour Jésus? « Les enfants d'Adam se servent de supplices les uns aux autres. » Mais si les hommes sont les instruments par le moyen desquels nous sommes crucifiés, encore faut-il toujours discerner le Dieu infiniment bon, « qui se cache sous les faiblesses des hommes aveugles et corrompus.» (Sur les croix.) Gardons-nous donc avec soin de tout sentiment d'aigreur, d'amertume à l'égard de ceux qui nous font souffrir : « On verra un jour, devant Dieu, combien les personnes qui nous crucifient nous sont utiles, en nous attachant sur la croix avec Jésus-Christ. La peine qu'elles causent passera bientôt, et le fruit qui en reviendra sera éternel. >>

:

Quelle que soit la croix que Dieu nous impose, son dessein est toujours le même c'est notre bien, le bien de notre âme. « Dieu emploie tout à notre sanctification. » Cette vie n'est qu'un temps de tentation et d'épreuves pour nous corriger, pour nous purifier, pour nous détacher de nous-mêmes, et dans une voie constante de prospérité, nous ne nous détacherions pas, nous demeurerions dans notre servitude, dans les liens du mal et de l'imperfection. Il faut le coup de serpe du céleste Vigneron. « Ce n'est, dit l'archevêque de Cambrai, que par la souffrance que notre guérison s'opère. >

III

Dans ses Œuvres spirituelles, Fénelon a écrit sur Le bon usage des croix des pages pleines d'intérêt auxquelles nous avons déjà fait plus d'un emprunt. En quoi consistera ce bon usage? D'abord à nous incliner devant la volonté de Dieu et à l'accepter. Ce que Dieu demande de nous, par le moyen des croix, c'est la soumission. Le but de l'épreuve sera atteint si nous entrons résolument dans cette voie, si, fermant les yeux sur ce que Dieu nous cache, nous renonçons à notre propre esprit, à notre volonté personnelle, dans le silence devant Dieu. Dans cette soumission, ni mollesse, ni raideur: « Il faut porter sa croix en silence, avec un courage humble, paisible; être grand en Dieu et point en soi; grand par la douceur et la patience et petit par l'humilité! D

Cette soumission chez le fidèle ne se comprend du reste pas sans l'amour. Elle risquerait alors de dégénérer en fatalisme. Le point auquel Dieu veut nous amener, c'est aimer la main qui frappe; l'aimer parce que c'est la main d'un père; l'aimer parce qu'elle ne frappe que par amour. Laissons-nous donc crucifier; abandonnons-nous à Dieu courageusement, puisque dans la croix nous trouverons la consolation; puisque dans l'abandon nous trouverons le << vrai moyen de raccourcir les souffrances. Parvenus à ce point, nous sentons le poids de la croix s'alléger graduellement, car « la croix aimée n'est qu'une demi-croix, parce que l'amour adoucit tout. » Comment, de la croix ainsi envisagée, ainsi acceptée,

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la consolation ne découlerait-elle pas ? << La croix n'est jamais sans fruit quand on la reçoit en esprit de sacrifice. >>

Comme nous, le lecteur sera frappé de la manière dont s'exprime ici l'archevêque de Cambrai. On reconnaît bien là la tournure habituelle de son esprit, les caractères de sa piété, la forte empreinte de ses préoccupations ordinaires. Volontiers, dans des sujets de cette nature, il est porté à abonder dans son sens. Nous aurons à le constater encore.

Il faut vouloir ce que Dieu veut, mais la soumission parfaite n'exige pas de nous que nous voulions plus que Dieu ne veut. Il ne faut pas chercher les croix; il ne faut pas davantage précipiter l'œuvre que les croix ont pour mission d'accomplir. Contentons-nous donc de la croix du moment présent, elle suffit. « Il n'est question que d'être fidèle, patient et paisible dans la croix de l'état présent qu'on n'a point choisi et que Dieu a donné selon ses desseins. >> Cette pensée, que nous rencontrons dans un très court morceau intitulé: Du ménagement du temps, est de tous points conforme à celle-ci du traité Sur les croix Les croix du moment présent apportent toujours leurs grâces, et par conséquent leur adoucissement avec elles; on y voit la main de Dieu qui s'y fait sentir.» Toujours, en effet, cette main de Dieu, toujours cette volonté sainte et bonne. C'est ce qu'il ne faut pas perdre de vue; il n'y a de paix que dans la soumission, « regarder à Dieu et le laisser faire. » L'auteur des Euvres spirituelles se meut avec une évidente satisfaction dans cet ordre de pensées; il y revient souvent et non sans raison.

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