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bas, un résultat particulier qu'il nous
faille atteindre, une récompense que
nous ayons à mériter en raison du suc-
cès obtenu, alors répondons sans hési-
ter que la prudence est nécessaire. Dans
ce domaine, elle peut suppléer bien des
choses, et rien ne peut la suppléer.
Aussi l'Eglise catholique a-t-elle étroite-
ment uni à son dogme de la justifica-
tion par les œuvres une doctrine de la
prudence qui ne diffère de celle d'Aris-
tote sur aucun point essentiel. Sans
doute l'œuvre à accomplir n'est plus
tout à fait la même aux yeux des théo-
logiens chrétiens qu'elle l'était à ceux
d'un Aristote. Il s'agissait alors d'une
récompense toute humaine couronnant.
des œuvres scientifiques et politiques;
pour les docteurs romains, il s'agit
d'œuvres théologiques et ecclésiastiques
méritant une récompense céleste; mais
ces œuvres réclament les mêmes efforts,
les mêmes connaissances spéciales ou
générales, la même dépense d'esprit,
partant, les mêmes qualités intellec-
tuelles, innées ou acquises par l'expé-mêmes l'œuvre impossible?
rience. La prudence est parfaitement à
sa place dans ce système, avec tout ce
cortège de précautions, de préceptes,
d'inquiétudes et de glorifications per-
sonnelles qui accompagnent le travail
mercenaire.

réussite suprême, et ne réclame plus de
nous les mêmes chefs-d'œuvre de pru-
dence.

Après tout, à qui voulons-nous plaire? à Dieu ou aux hommes? Ici Aristote répond clairement: Aux hommes, et la netteté de cette réponse assure la cohérence intérieure de son système moral. L'aristotélisme chrétien n'a pas la même valeur scientifique cette combinaison de conceptions empruntées à des sphères spirituelles aussi différentes que le monde hellénique et le monde biblique, porte atteinte à la pureté des unes et des autres. Les œuvres ne sauraient être nécessaires pour plaire à Dieu. N'est-il pas celui qui sonde les cœurs et les reins? A-t-il besoin d'aucun témoignage extérieur pour s'assurer qu'une volonté est droite ? Et si nos efforts pour nous amender n'ont jamais le succès auquel nous aspirons, l'auteur de tout don parfait et de toute grâce excellente n'est-il pas justement puissant et miséricordieux pour accomplir en nous

Grace à Dieu, un moine saxon qui s'était dégoûté à la fois des œuvres ecclésiastiques et de la philosophie d'Aristote, nous a délivrés de ces craintes en retrouvant dans les épîtres de Paul ces paroles qu'il a mises au centre de tout son Evangile : « Le juste vivra par la foi. C'est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. » Dès lors, le salut n'est plus une réussite, la

Il est vrai que, pour le catholique, la voix de Dieu ne saurait se séparer de la voix de l'Eglise; que l'Eglise, comme toute association humaine, a besoin des œuvres pour juger des hommes; qu'elle n'accordera par conséquent ses absolutions et ses canonisations qu'à celui qui pourra faire la preuve authentique d'un certain quantum d'oeuvres pies; mais vous sentez déjà combien ces considérations sont étrangères à la pureté de la doctrine évangélique. Ne nous y arrêtons pas; revenons à ce qui concerne nos Eglises protestantes. Si le catholicisme catholique corrompt les conceptions naïves de l'antiquité, en voulant les faire

revivre dans un milieu pour lequel elles ne sont pas faites, quelle ne sera pas la condamnation du catholicisme protestant qui voudrait, d'une manière ou d'une autre, faire revivre la justification par les œuvres dans un milieu qui ne le supporte pas? C'est pourtant ce qu'on fait de bien des manières, c'est ce qu'on fait en particulier dès que l'on confond la foi qui sauve avec l'adhésion à une théologie déterminée. Comme il ne saurait être question dans le protestantisme d'une simple soumission à l'autorité, cette adhésion serait le résultat d'un examen, dont personne ne saurait nier les difficultés ni prescrire d'avance les résultats; elle serait vraiment une œuvre, l'une des plus compliquées et peutêtre l'une des plus vaines. Combien ne sont-ils pas plus près de la vérité, ceux qui, distinguant à la suite de saint Paul, à la suite de Jésus-Christ lui-même, entre la foi et la vue, pensent que la foi est le regard, le simple regard jeté sur le Dieu dont nous devons être les imitateurs comme ses enfants bien-aimés en Jésus-Christ!

Nous reprochera-t-on de favoriser le quiétisme? Le reproche ne saurait être fondé, car ce seul regard contient en lui-même le germe des efforts les plus humbles, les plus patients et les plus héroïques; il est déjà dans ce qu'il a de plus élémentaire l'effort par excellence, l'effort parfait en face duquel notre conscience nous accuse perpétuellement d'incrédulité : « Je crois, Seigneur, aide-moi dans mon incrédulité. » En vertu de cet acte primordial, aucune négligence, aucune défaillance, aucun relâchement ne nous sera permis. Cette

1 Ephés. V, 1.

prudence même, dont nous avons combattu le rôle prépondérant dans le système d'Aristote, nous deviendra obligatoire, aussi obligatoire du moins qu'elle peut l'être nous chercherons à acquérir cette faculté de discernement, faite de charité et d'humilité, dont la prudence païenne est comme la pâle contrefaçon. Nul n'a le droit de mépriser ce qu'on appelle le tact chrétien, pas plus que d'en tirer vanité s'il croit le posséder, pas plus que de condamner son frère qui ne le possède pas, ou qui semble ne pas le posséder; car nous savons combien il est facile de railler comme des manques de tact toute preuve de courage et d'indépendance.

Quant aux résultats, sur ce terrain, comme dans les autres domaines, en nous comme autour de nous, ils sont entre les mains de Dieu; si c'est du quiétisme de les lui remettre pleinement, nous acceptons ce reproche qui nous prouvera seulement que nous avons réussi à nous faire comprendre. Oui, disons-le bien haut, ce qui rend l'homme agréable aux yeux de Dieu, ce qui, par conséquent, doit avoir pour nous une valeur absolue, ce n'est pas un certain état moral auquel nous pouvons être parvenus grâce à mille circonstances extérieures ; c'est le sens dans lequel nous marchons, c'est le but même auquel nous tendons. Parmi les Pharisiens qui entouraient notre Sauveur, il y avait assurément un grand nombre d'hommes dont les habitudes avaient plus de régularité et plus de sévérité que celles des compagnons ordinaires de Jésus. Ils devaient avoir accompli un plus grand nombre d'œuvres éclatantes, analogues au moins, sinon identiques, aux œuvres de l'homme ma

gnanime selon Aristote; personne, en tout cas, ne pouvait leur demander d'adopter le genre de vie de la foule grossière, et ce n'est pas à cet égard qu'ils méritèrent le blâme; mais, contents de leur état présent, au lieu de tendre en avant, on les vit condamner celui qui leur montrait une voie plus excellente que la leur. Voilà pourquoi Jésus-Christ leur lance cette parole menaçante, qui résonne encore à nos oreilles comme un solennel avertissement à toutes les Eglises établies : « Je vous le dis en vérité, les publicains et les prostituées vous devanceront dans le royaume de Dieu. Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice, et vous n'avez pas cru en lui. Mais les publicains et les prostituées ont cru en lui; et vous qui avez vu cela, vous ne vous êtes pas ensuite repentis pour croire en lui 1. »

Mais à quoi reconnaitrons-nous les vrais croyants, si les œuvres sont un indice incertain? Qui de nous est Dieu pour pénétrer au fond des consciences, et pour y discerner ce qui a une véritable valeur morale? Ce n'est jamais qu'en partant des résultats apparents que nous pouvons remonter au principe caché; ce n'est qu'au fruit que nous pouvons reconnaitre l'arbre.

Il est vrai, et nul ne saurait contester que ce procédé n'ait sa légitimité relative. L'historien, par exemple, celui de l'Eglise, comme celui des Etats, sera toujours obligé d'accorder son attention avant tout à ceux qui ont accompli quelque grande œuvre dans l'humanité, à ceux qui ont agi puissamment sur leurs contemporains, sur leurs successeurs, sur l'Eglise entière et sur nous-mêmes enfin. 1 Math. XXI, 31, 32.

Mais la grandeur de leur action ne doit pas l'aveugler; certains indices qui sont loin d'avoir la même importance historique, le feront pénétrer plus sûrement dans l'âme de ceux qu'on appelle les grands hommes et lui accorderont vis-àvis du génie même l'indépendance salutaire dont il a besoin. Des indices de même importance, quoique de nature différente. pourront lui faire apprécier, au contraire, quelques-uns de ceux qui, au point de vue du monde, n'ont réussi à rien, pas même à se faire une notoriété, parce que leurs talents ou leurs connaissances n'étaient pas à la hauteur de leurs intentions, ou seulement parce que les circonstances dont ils étaient entourés étaient de celles avec qui l'homme le plus vaillant et le plus habile ne saurait engager la lutte. En un mot, celui qui se mêle d'histoire pourra, devra tenter toutes les voies pour sympathiser à tout prix avec le sentiment chrétien malgré les erreurs, malgré les imprudences qui ont pu l'empêcher de se manifester dans toute sa pureté et dans tout son éclat.

Ce ne sont pourtant là que des palliatifs, des expédients, dont il serait trop aisé de montrer les difficultés et les dangers. Mieux vaut sans doute reconnaitre dans son principe la justesse de l'objection qu'on nous opposait, quitte à lui refuser l'importance qu'on prétend lui donner. Eh bien oui, notre jugement, le jugement des hommes sur la valeur morale et religieuse de leurs frères restera toujours sujet à caution: chaque homme a son mystère qui reste mystère pour lui-même, à plus forte raison pour ses semblables; Dieu seul peut le péné trer. Nous ne songeons à contester par là ni la légitimité, ni l'utilité, ni la né

d'épines sur la tête et, sur l'épaule, une grande croix de bois. Il jeta sa croix sur la haute table des dieux; les coupes d'or tremblèrent, les dieux se turent, ils pâlirent et pâlirent toujours plus, jusqu'à ce qu'enfin ils se fondirent en un vague brouillard.

cessité de l'histoire. Seule elle peut nous faire connaître et comprendre le monde qui nous entoure, et sur lequel nous sommes tous du plus au moins appelés à agir. Or, si, nous ne le connaissons, nous ne pouvons agir sur lui; l'idéalisme moral le plus intransigeant ne saurait le contester. Ce que nous combattons, ce sont seulement les prétentions démesurées des historiens, c'est cette prétention ancienne déjà, mais encore bien vivace, à être les juges suprêmes de l'humanité, à faire retentir d'avance la voix de Dieu sur la terre. Dans l'intérêt de la vérité, c'est-à-dire, au fond, dans l'intérêt de l'histoire elle-même, il faut y renoncer et, de peur d'être injustes, obéir { lancolique, sanglante, une religion de à la Parole du Maître : « Ne jugez point.»> { délinquants. Ne condamnez pas vos frères, ne les glorifiez pas non plus; ces glorifications de l'homme sont un pur paganisme.

Le malheureux Henri Heine raconte dans ses Reisebilder 1 comment, perdu dans une église solitaire d'Italie, écoutant vaguement les sons de l'orgue, il en vint un jour à se figurer le triomphe du christianisme sur le paganisme. Il se vit dans l'Olympe; l'échanson y versait aux dieux rangés en cercle l'aimable nectar qu'il allait sans cesse puiser dans l'amphore. Un rire immense retentissait au milieu des bienheureux, à voir Vulcain circuler si adroitement dans la salle. Tout le jour ils banquetèrent ainsi jusqu'au coucher du soleil tardif; rien ne manquait à leur cœur, ni les mets saYourés en commun, ni les sons de l'aimable lyre d'Apollon, ni le chant des Muses lui répondant de leur voix pure. Tout d'un coup s'approcha un Juif pâle, ruisselant de sang, portant une couronne 1 Die Stadt Lucca. Kap. VI.

MARS 1885.

Alors vint un âge de tristesse, le monde se fit gris et obscur. Il n'y eut plus de dieux heureux; l'Olympe se transforma en un lazaret où se glissaient avec ennui des dieux écorchés, rôtis et empalés qui bandaient leurs blessures et chantaient de tristes mélodies. La religion ne dispensa plus de joie, mais de la consolation; ce fut une religion mé

Etait-elle peut-être nécessaire à une humanité malade et foulée ? Qui voit souffrir son Dieu en porte plus facilement ses propres souffrances. Les dieux d'autrefois, les dieux gais qui ne ressentaient aucune douleur, ne savaient pas non plus ce qu'éprouvent de pauvres hommes tourmentés, et un pauvre homme tourmenté n'avait pas dans sa misère le cœur de s'adresser à eux. C'étaient des dieux pour les jours de fêtes; on dansait joyeusement autour d'eux; on pouvait leur dire merci, mais jamais ils ne furent aimés du fond du cœur. Pour être vraiment aimé du fond du cœur, il faut souffrir. La communion dans la souffrance est la dernière initiation de l'amour, elle est peut-être l'amour même. Voilà pourquoi le Christ a été tant aimé.

Ainsi parlait Heine, le poète railleur, longtemps avant le jour où la paralysie vint répondre avec une terrible puissance aux mille traits de son impiété. N'y a-t-il pas dans ce morceau comme un pressen

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timent lointain de la grande «< reculade > religieuse que la douleur devait lui imposer, et que les admirateurs de son athéisme ne peuvent lui pardonner. Son génie, en tous cas, entrevit la vérité le jour où il écrivit cette page d'une si étrange beauté.

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à plusieurs reprises, hommes d'Etat, penseurs ou artistes, dont Aristote, leur égal et leur admirateur, a recueilli les sentences ou rappelé les œuvres glorieuses : aux Thalès, aux Socrate, aux Périclès, aux Phidias, aux Aspasie, à bien d'autres encore. Que cette réunion est brillante! comme elle éclipse non seulement les naïves imaginations d'Homère, mais les rêves de beaucoup de modernes ! Le plus grand soldat de notre siècle se réjouissait

en mourant d'aller causer « de son métier» avec les capitaines illustres de tous les temps; mais l'assemblée des illus

Sans doute, quand le christianisme apparut dans le monde antique, au milieu des railleries et des supplices, l'Olympe d'Homère avait déjà singulièrement pâli. { Il ne vivait plus guère que d'une vie assez vague ou conventionnelle, dans la conscience des hommes les moins instruits ou les plus attachés au passé. Long-tres qui enflamment l'enthousiasme d'un temps avant Jésus-Christ, longtemps même avant Aristote, les patriarches de la philosophie avaient fait preuve d'un rationalisme singulièrement audacieux 2, et la partie éclairée de la société grecque avait applaudi aux faciles victoires remportées par la science naissante sur la mythologie. Toutefois, la situation morale ne s'était pas profondément modifiée un autre Olympe s'était substitué à celui d'Homère dans l'esprit de ceux qui ne pouvaient plus croire aux riantes fictions de la poésie nationale. Les héros mythologiques avaient fait place à tous les héros historiques de la patrie, à ces grands hommes dont l'intelligence avait donné à la Grèce une place si glorieuse à la tête du monde. alors connu. Jupiter et Minerve, Vénus et Vulcain, avaient cédé le pas aux génies dont nous avons rappelé les noms

1 Voy. Nachwort zum Romancero, daté du 30 sep. tembre 1851.

2 Pythagore enseignait qu'Homère expiait dans les enfers les fables frivoles qu'il avait mises en circulation sur les dieux, et Héraclite demandait qu'on exclût pour le même motif les poèmes homériques de toutes les réunions et solennités des Hellènes.

Aristote est, dans tous les domaines, à la hauteur des questions les plus élevées dont l'homme puisse poursuivre la solution. Eh bien, ce congrès des princes de l'esprit humain devait être détrôné dans la mémoire reconnaissante des peuples, au profit de quelques pauvres gens, si peu instruits et si peu avisés que, pour ne pas prononcer des vœux et des serments auxquels personne alors n'attachait la moindre importance, ils acceptaient une mort ignominieuse et cruelle, sans prévoir assurément qu'un jour la postérité pourrait y prendre garde.

Toutefois, prenons garde nous-mêmes de les mettre à une place exceptionnelle à laquelle ils ne prétendaient pas. Chez Heine, le frondeur insolent perd rarement ses droits, il se fait entendre là même où le poète, l'homme véritable, est le plus sincèrement ému. Pour décocher en passant sa flèche au christianisme, l'auteur des Reisebilder mentionne, je dirais presque qu'il dénonce, ces dieux rôtis et empalés qui se glissent avec ennui dans l'Olympe transformé en un lazaret et qui le remplissent de leur stristes

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