Page images
PDF
EPUB

La seconde est, que nous ayons aussi toujours devant les yeux que la capacité de notre esprit est fort médiocre, et que nous ne devons pas trop présumer de nous-mêmes, comme il semble que nous ferions, si nous supposions que l'univers eût quelques limites, sans que cela nous fût assuré par révélation divine, ou du moins par des raisons naturelles fort évidentes, parce que ce seroit vouloir que notre pensée pût s'imaginer quelque chose au-delà de ce à quoi la puissance de Dieu s'est étendue en créant le monde; mais aussi encore plus, si nous nous persuadons que ce n'est que pour notre usage que Dieu a créé toutes les choses, ou bien seulement si nous prétendions pouvoir connoître par la force de notre esprit, quelles sont les fins pour lesquelles il les a créées.

Car quoique ce soit une pensée pieuse et bonne, en ce qui regarde les mœurs, de croire que Dieu a fait toutes choses pour nous, afin que cela nous excite d'autant plus à l'aimer, et à lui rendre grâces de tant de bienfaits, quoique cette pensée soit vraie en quelque sens, parce qu'il n'y a rien de créé dont nous ne puissions tirer quelque usage, quand ce ne seroit que celui d'exercer notre esprit en le considérant, et d'être incités à louer Dieu par ce spectacle ; il n'est cependant aucunement vraisemblable que toutes choses aient été faites pour nous, en sorte que Dieu n'ait eu aucune autre fin en les créant; et ce seroit, ce me semble, hors

[graphic]

XXI.

DIEU n'est point la cause de nos erreurs : nous sommes essentiellement capables de nous tromper; mais nos erreurs sont toujours volontaires. (MEDIT. IV, pag. 50.)

Je reconnois qu'il est impossible que jamais Dieu me trompe, puisqu'en toute fraude et tromperie il se rencontre quelque sorte d'imperfection et quoiqu'il semble que pouvoir tromper soit une marque de subtilité ou de puissance, toutefois vouloir tromper témoigne sans doute de la foiblesse ou de la malice; et par conséquent cela ne peut se rencontrer en Dieu.

Ensuite je connois par ma propre expérience qu'il y a en moi une certaine faculté de juger, ou de discerner le vrai d'avec le faux, que sans doute j'ai reçue de Dieu, aussi bien que tout le reste des choses qui sont en moi, et que je possède; et puis

« Je vous adore dans les desseins secrets de votre sagesse « éternelle en la création de l'univers ».

Le sentiment de Descartes, sur les causes finales, est le même que celui de Bacon: nous invitons à consulter ce der nier auteur, dans son traité de Augmentis scient., l. III, cap. IV. Rien de plus sage et de plus curieux que ses observations sur la recherche des causes finales. On peut voir ce que dit encore Descartes sur le même sujet, tom. II, Lett. XVI, et Médit., in-12, tom. II, pag. 227.

qu'il est impossible qu'il veuille me tromper, il est certain aussi qu'il ne me l'a pas donnée telle que je puisse jamais me tromper, lorsque j'en userai comme il faut.

Il ne resteroit aucun doute touchant cela, si l'on n'en pouvoit, ce semble, tirer cette conséquence, qu'ainsi je ne puis jamais me tromper; car si tout ce qui est en moi vient de Dieu, et s'il n'a mis en moi aucune faculté de faillir, il semble que je ne doive jamais tomber dans l'erreur. Aussi est-il vrai que lorsque je me regarde seulement comme venant de Dieu, et que je me tourne tout entier vers lui, je ne découvre en moi aucune cause d'erreur ou de fausseté : mais aussitôt après, revenant à moi, l'expérience me fait connoître que je suis néanmoins sujet à une infinité d'erreurs ; et venant à en rechercher la cause, je remarque qu'il ne se présente pas seulement à ma pensée une réelle et positive idée de Dieu, ou bien d'un être souverainement parfait, mais aussi, pour ainsi parler, une certaine idée négative du néant, c'est-à-dire de ce qui est infiniment éloigné de toute sorte de perfection, et que je suis comme un milieu entre Dieu et le néant, c'està-dire, placé de telle sorte entre le souverain être et le non être, qu'il ne se rencontre, dans le vrai, rien en moi qui me puisse conduire dans l'erreur, en tant qu'un souverain être m'a produit: mais si je me considère comme participant en

quelque façon du néant ou du non être, c'est-àdire, en tant que je ne suis pas moi-même le souverain être, et qu'il me manque plusieurs choses, je me trouve exposé à une infinité de manquemens; de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe.

Et ainsi je connois que l'erreur, en tant que telle, n'est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c'est seulement un défaut; et par conséquent que pour faillir je n'ai pas besoin d'une faculté qui m'ait été donnée de Dieu particulièrement pour cet effet, mais qu'il arrive que je me trompe, de ce que la puissance que Dieu m'a donnée pour discerner le vrai d'avec le faux n'est pas en moi infinie.

Cependant cela ne me satisfait pas encore toutà-fait, car l'erreur n'est pas une pure négation, c'est-à-dire, n'est pas le simple défaut ou manquement de quelque perfection qui ne m'est point due, mais c'est une privation ou le manquement de quelque connoissance qu'il semble que je devrois avoir.

Or, en considérant la nature de Dieu, il ne semble pas possible qu'il ait mis en moi quelque faculté qui ne soit pas parfaite en son genre, c'està-dire, qui manque de quelque perfection qui lui soit due car s'il est vrai que plus l'artisan est expert, plus les ouvrages qui sortent de ses mains sont parfaits et accomplis, quelle chose peut-elle

« PreviousContinue »