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faculté de penser, qu'a l'esprit, ne pouvoit d'ellemême rien produire, et qu'elle n'eût jamais aucunes perceptions ou pensées, que celles qu'elle a reçues de l'observation des choses, ou de la tradition, c'est-à-dire des sens. Cela est tellement faux, que quiconque a bien compris jusqu'où s'étendent nos sens, et ce que peut être précisément ce qui est porté par eux jusqu'à la faculté que nous avons de penser, doit avouer au contraire qu'aucunes idées des choses ne nous sont représentées par eux, telles que nous les formons par la pensée; en sorte qu'il n'y a rien dans nos idées qui ne soit naturel à l'esprit, ou à la faculté qu'il a de penser, si on excepte seulement certaines circonstances qui n'appartiennent qu'à l'expérience. Par exemple, c'est la seule expérience qui fait que nous jugeons que telles ou telles idées, que nous avons maintenant présentes à l'esprit, se rapportent à des choses qui sont hors de nous; non pas à la vérité que ces choses les aient transmises en notre esprit par les organes des sens, telles que nous les sentons; mais parce qu'elles ont transmis quelque chose, qui a donné occasion à notre esprit, par la faculté naturelle qu'il en a, de les former en ce temps-là plutôt qu'en un autre. Car, comme notre auteur lui-même l'assure, conformément à ce qu'il a appris de mes principes, rien ne peut venir des objets extérieurs jusqu'à notre ame par l'entremise des

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sens, que quelques mouvemens corporels; mais ni ces mouvemens mêmes (ni les figures qui en proviennent) ne sont point conçus par nous tels qu'ils sont dans les organes des sens, comme j'ai amplement expliqué dans la Dioptrique; d'où il suit que même les idées du mouvement et des figures sont naturellement en nous, et à plus forte raison les idées de la douleur, des couleurs, des sons, et de toutes les choses semblables, nous doivent-elles être naturelles, afin que notre esprit, à l'occasion de certains mouvemens corporels avec lesquels elles n'ont aucune ressemblance, puisse se les représenter. Mais que peut-on imaginer de plus absurde, que de dire que toutes les notions communes qui sont en notre esprit procèdent de ces mouvemens, et qu'elles ne peuvent être sans eux? Je voudrois bien que notre auteur m'apprît quel est le mouvement corporel qui peut former en notre esprit quelque notion commune, par exemple celle-ci: que les choses qui conviennent à un troisième conviennent entr'elles, ou telle autre qui lui plaira; car tous les mouvemens ne sont que particuliers, et les notions sont universelles, et même elles n'ont aucune affinité avec ces mouvemens, et ne se rapportent en aucune façon à

eux.

Néanmoins, appuyé sur ce beau fondement, il continue d'assurer que l'idée même de Dieu, qui est en nous, ne vient pas de la faculté que

nous avons de penser, comme une chose qui lui soit naturelle, mais qu'elle vient de la révélation divine, ou de la tradition, ou de l'observation des choses.

Mais pour mieux reconnoître l'erreur de cette assertion, il faut considérer qu'on peut dire en deux façons qu'une chose vient d'une autre; ou parce que cette autre chose en est la cause prochaine et principale sans laquelle elle ne peut exister, ou parce qu'elle en est la cause éloignée et accidentelle seulement, qui donne occasion à la principale de produire son effet en un temps plutôt qu'en un autre. C'est ainsi que tous les ouvriers sont les causes principales et prochaines de leurs ouvrages, et que ceux qui leur ordonnent de les faire, ou qui leur promettent quelque récompense, s'ils les font, en sont les causes accidentelles et éloignées, parce que peut-être ces ouvriers ne les feroient point, si on ne les leur commandoit. Or il n'y a point de doute, que la tradition, ou l'observation des choses ne soit souvent la cause éloignée qui fait que nous venons à penser à l'idée que nous pouvons avoir de Dieu, et à la rendre présente à notre esprit; mais qu'elle soit la cause prochaine et effective de cette idée, cela ne se peut dire que par celui qui croit que nous ne concevons jamais rien autre chose de Dieu, sinon, quel est ce nom là, Dieu, ou quelle est la figure corporelle sous laquelle il nous est ordinairement

représenté par les peintres? Car, dans le vrai, si l'observation se fait par la vue, elle ne peut d'ellemême représenter autre chose à l'esprit que des peintures, et même des peintures dont toute la variété ne consiste que dans celle de certains mouvemens corporels, comme notre auteur même l'enseigne; si elle se fait par l'ouïe, elle ne peut représenter que des sons et des paroles; que si c'est par les autres sens qu'elle se fasse, une telle observation ne sauroit rien contenir qui puisse être rapporté à Dieu. Et certes c'est une chose si véritable que la vue ne représente de soi rien autre chose à l'esprit que des peintures, ni l'ouïe que des sons et des paroles, que personne ne le révoque en doute; tellement que tout ce que nous concevons de plus que ces paroles et ces peintures, comme, par exemple, les choses signifiées par ces signes, doit nécessairement nous être représenté par des idées qui ne viennent point d'ailleurs que de la faculté que nous avons de penser, et qui par conséquent sont naturellement en nous, c'est-à-dire, sont toujours en nous en puissance; car être naturellement dans une faculté, ne veut pas dire y être en acte, mais en puissance seulement, vu que le nom même de faculté ne veut dire autre chose que puissance....

J'ai dit plus haut que ces pensées étoient naturelles, au même sens que nous disons, par exemple, que la générosité est naturelle à certaines familles, ou que certaines maladies, comme la

goutte, sont naturelles à d'autres; non pas que les enfans qui prennent naissance dans ces familles soient travaillés de ces maladies dès le ventre de leurs mères, mais parce qu'ils naissent avec la disposition ou la faculté de les contracter... Quand j'ai dit que l'idée de Dieu est naturellement en nous, je n'ai jamais entendu..... sinon que la nature a mis en nous une faculté par laquelle nous pouvons connoître Dieu : mais jamais je n'ai écrit ni pensé que telles idées fussent actuelles, ou qu'elles fussent des espèces distinctes de la faculté même que nous avons de penser: et même je dirai plus, qu'il n'y a personne qui soit si éloigné que moi de tout ce fatras d'entités scolastiques, en sorte que je n'ai pu m'empêcher de rire quand j'ai vu ce grand nombre de raisons que Regius a ramassées avec un grand travail, pour montrer que les enfans n'ont point la connoissance actuelle de Dieu, tandis qu'ils sont au ventre de leur mère (1).

(1) Ces explications font tomber absolument la plupart des objections qu'on a proposées avec tant de confiance contre les idées innées.

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