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continuer à commettre des crimes, et ne pourroient se maintenir s'ils vouloient être vertueux. C'est à l'égard de tels princes qu'il a pu dire, qu'ils ne sauroient manquer d'être haïs de plusieurs, et qu'ils ont souvent plus d'avantage à faire beaucoup de mal qu'à en faire moins, parce que les légères offenses suffisent pour donner la volonté de se venger, et que les grandes en ôtent le pouvoir; puis, au chap. xv, que s'ils vouloient être gens de bien, il seroit impossible qu'ils ne se ruinassent parmi le grand nombre de méchans qu'on trouve partout; et au chap. xvi, qu'on peut être haï pour de bonnes actions aussi bien que pour de

mauvaises.

Sur ces fondemens, il appuie des préceptes trèstyranniques, comme de vouloir qu'on ruine tout un pays, afin d'en demeurer le maître; qu'on exerce de grandes cruautés, pourvu que ce soit promptement et tout à la fois; qu'on tâche de paroître homme de bien, mais qu'on ne le soit pas véritablement; qu'on ne tienne sa parole qu'aussi long-temps qu'elle sera utile; qu'on dissimule, qu'on trahisse; et enfin que, pour régner, on se dépouille de toute humanité, et qu'on devienne le plus farouche de tous les animaux. Mais c'est un très-mauvais dessein de faire des livres, pour y donner de tels préceptes, qui, au bout du compte, ne sauroient mettre en sûreté ceux auxquels il les donne; car, comme il l'avoue lui-même, ils ne

peuvent se garder du premier qui voudra exposer sa vie pour se venger d'eux ; au lieu que, pour instruire un bon prince, quoique nouvellement entré dans un Etat, il me semble qu'on lui doit proposer des maximes toutes contraires, et supposer que les moyens, dont il s'est servi pour s'établir, ont été justes; comme en effet je crois qu'ils le sont presque tous, lorsque les princes qui les pratiquent, les estiment tels: car la justice entre les souverains a d'autres limites qu'entre les particuliers; et il semble qu'en ces rencontres, Dieudonne le droit à ceux auxquels il donne la force; mais les plus justes actions deviennent injustes, quand ceux qui les font, les jugent telles.

On doit aussi distinguer entre les sujets, les amis ou alliés, et les ennemis; car, à l'égard de ces derniers, on a presque permission de tout faire, pourvu qu'on en tire quelque avantage pour soi ou pour ses sujets, et je ne désapprouve pas en cette occasion qu'on accouple le rénard avec le lion, et qu'on joigne l'artifice à la force. Même je comprends, sous le nom d'ennemis, tous ceux qui ne sont point amis ou alliés, parce qu'on a droit de leur faire la guerre, quand on y trouve son avantage, et que, commençant à devenir suspects et redoutables, on a lieu de s'en défier. Mais j'excepte une espèce de tromperie, qui est si directement contraire à la société, que je ne crois pas qu'il soit jamais permis de s'en servir, quoique

notre auteur l'approuve en divers endroits, et qu'elle ne soit que trop en pratique; c'est de feindre d'être ami de ceux qu'on veut perdre, afin de les pouvoir mieux surprendre. L'amitié est une chose trop sainte pour en abuser de la sorte, et celui qui aura pu feindre d'aimer quelqu'un, pour le trahir, mérite que ceux qu'il voudra ensuite aimer véritablement n'en croient rien, et le haïssent. Pour ce qui regarde les alliés, un prince leur doit tenir exactement sa parole, même lorsque cela lui est préjudiciable; car il ne le sauroit être autant que la réputation de ne point manquer à faire ce qu'il a promis lui est utile, et il ne peut acquérir cette réputation que dans de telles occasions, où il y va pour lui de quelque perte mais en celle qui le ruineroit tout-à-fait, le droit des gens le dispense de sa promesse. Il doit aussi user de beaucoup de circonspection avant que de prometire, afin de pouvoir toujours garder sa foi. Et quoiqu'il soit bon d'être en amitié avec la plupart de ses voisins, je crois néanmoins que le meilleur est de n'avoir point d'étroites alliances qu'avec ceux qui sont moins puissans; car, quelque fidélité qu'on se propose d'avoir, on ne doit pas attendre la pareille des autres, mais faire son compte qu'on en sera trompé, toutes les fois qu'ils y trouveront leur avantage; et ceux qui sont plus puissans l'y peuvent trouver quand ils veulent, mais non pas ceux qui le sont moins.

Pour ce qui est des sujets, il y en a de deux sortes, savoir, les grands, et le peuple. Je comprends sous le nom de grands, tous ceux qui peuvent former des partis contre le prince, de la fidélité desquels il doit être très-assuré, ou, s'il ne l'est pas, tous les politiques sont d'accord qu'il doit employer tous ses soins à les abaisser, et qu'en tant qu'ils sont enclins à brouiller l'Etat, il ne les doit considérer que comme ennemis. Mais, pour ses autres sujets, il doit surtout éviter leur haine et leur mépris, ce que je crois qu'il peut toujours faire, pourvu qu'il observe exactement la justice à leur mode, (c'est-à-dire, suivant les lois auxquelles ils sont accoutumés) sans être trop rigoureux dans les punitions, ni trop indulgent dans les grâces, et qu'il ne se rapporte pas de tout à ses ministres, mais que, leur laissant seulement la charge des condamnations plus odieuses, il témoigne avoir lui-même le soin de tout le reste; puis aussi qu'il maintienne tellement sa dignité, qu'il ne quitte rien des honneurs et des déférences que le peuple croit lui être dus, mais qu'il n'en demande point davantage, et qu'il ne fasse paroître en public que ses plus sérieuses actions, ou celles qui peuvent être approuvées de tous, réservant à prendre ses plaisirs en particulier, sans que ce soit jamais aux dépens de personne; et enfin, qu'il soit immuable et inflexible, non pas dans les premiers desseins qu'il aura formés en lui-même car, puisqu'il ne

peut avoir l'œil partout, il est nécessaire qu'il demande conseil, et entende les raisons de plusieurs, avant que de se résoudre; mais qu'il soit inflexible touchant les choses qu'il aura témoignées avoir résolues, quand même elles lui seroient nuisibles; car difficilement peuvent-elles l'être autant que la réputation d'être léger et variable.

Ainsi je désapprouve la maxime du chap. xv: Que le monde étant fort corrompu, il est impossible qu'on ne se ruine, si l'on veut être toujours. homme de bien; et qu'un prince, pour se maintenir, doit apprendre à être méchant, lorsque l'occasion le requiert; si ce n'est peut-être que, par un homme de bien, il entende un homme superstitieux et simple, qui n'ose donner bataille au jour du sabbat, et dont la conscience ne puisse être en repos, s'il ne change la religion de son peuple mais pensant qu'un homme de bien est celui qui fait tout ce que lui dicte la vraie raison, il est certain que le meilleur est de tâcher à l'être toujours.

Je ne crois pas aussi ce qui est au chap. xIx: Qu'on peut autant être haï pour les bonnes actions que pour les mauvaises, sinon en tant que l'envie est une espèce dé haine : mais cela n'est pas le sens de l'auteur; et les princes n'ont pas coutume d'être enviés par le commun de leurs sujets, ils le sont seulement par les grands, ou par leurs voisins, auxquels les mêmes vertus qui leur donnent de

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