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à nous reprocher, lorsque nous l'avons suivi, quelque mal qui nous en soit arrivé, parce que ce mal ayant été à notre égard inévitable, nous n'avons eu aucun sujet de souhaiter d'en être exempts, mais seulement de faire ce que notre entendement a pu nous faire connoître comme le meilleur, ainsi que je suppose que nous avons fait. Et il est certain que, lorsqu'on s'exerce à distinguer ainsi la fatalité de la fortune, on s'accoutume aisément à régler tellement ses désirs, que, puisque leur accomplissement ne dépend que de nous, ils peuvent toujours nous donner une entière satisfaction.

J'ajoute que l'exercice de la vertu est un souverain remède contre les passions: car il est certain que, pourvu que notre ame ait toujours de quoi être contente en son intérieur, tous les troubles qui viennent d'ailleurs n'ont aucun pouvoir de lui nuire. Or, afin que notre ame ait ainsi de quoi être contente, elle n'a besoin que de suivre exactement la vertu effectivement, quiconque a vécu de telle sorte, que sa conscience ne lui peut reprocher qu'il ait jamais manqué à faire toutes les choses qu'il a jugées être les meilleures, (qui est ce que je nomme ici suivre la vertu) il en reçoit une satisfaction, qui est si puissante pour le rendre heureux, que les plus violens efforts des passions. n'ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquillité de son ame.

XXXI.

CARACTÈRE et effets de la générosité d'ame ou de la magnanimité.

(Traité des Passions, pag. 181.)

Je ne remarque en nous qu'une seule chose, qui puisse nous donner une juste raison de nous estimer, savoir, l'usage de notre libre arbitre, et l'empire que nous avons sur nos volontés: car il n'y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre, pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés.

Ainsi, je crois que la vraie générosité, qui fait qu'un homme's'estime autant qu'il peut légitimement s'estimer, consiste seulement, partie en ce qu'il connoît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne, excepté cette libre disposition de ses volontés, ni rien pourquoi il doive être loué ou blâmé, sinon parce qu'il en use bien ou mal; et partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-àdire, de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures; ce qui est suivre parfaitement la vertu.

Ceux qui ont cette connoissance et ce sentiment

d'eux-mêmes, se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soimême, parce qu'il n'y a rien en cela qui dépende d'autrui. Aussi ils ne méprisent jamais personne; et quoiqu'ils voient souvent que les autres commettent des fautes, qui font paroître leur foiblesse, ils sont cependant plus portés à les excuser qu'à les blâmer, et à croire que c'est plutôt par défaut de connoissance, que par défaut de bonne volonté, qu'ils les commettent. Et comme ils ne croient point être de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de biens, ou d'honneurs, ou même qui ont plus d'esprit, plus de savoir, plus de beauté qu'eux, aussi ne s'estiment-ils point beaucoup au-dessus de ceux qui les surpassent dans ce genre de perfections, parce que toutes ces choses leur paroissent fort peu considérables, en comparaison de la bonne volonté pour laquelle seule ils s'estiment, et laquelle ils supposent aussi être, ou du moins pouvoir être, en chacun des autres hommes.

Ainsi les hommes les plus généreux sont ordinairement les plus humbles; et l'humilité vertueuse consiste dans la réflexion que nous faisons sur l'infirmité de notre nature, et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou que nous sommes capables de commettre, fautes qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d'autres : cette réflexion fait

que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils peuvent en user aussi bien que nous.

Ceux qui sont généreux de cette manière, sont naturellement portés à faire de grandes choses, parce qu'ils n'estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes, et de mépriser son propre intérêt. De là vient qu'ils sont toujours parfaitement honnêtes, affables et officieux envers tous les hommes; de plus, ils sont entièrement maîtres de leurs passions, et particulièrement maîtres des désirs, de la jalousie et de l'envie, parce qu'il n'y a aucune chose, dont l'acquisition ne dépende pas d'eux, qu'ils croient valoir assez pour mériter d'être beaucoup souhaitée; maîtres de la haine envers les hommes, parce qu'ils les estiment tous; maîtres de la peur, parce que la confiance qu'ils ont en leur vertu les rassure; et enfin maîtres de la colère, parce que, n'estimant que fort peu toutes les choses qui dépendent d'autrui, jamais ils ne donnent cet avantage à leurs ennemis, de reconnoître qu'ils en sont offensés.

Tous ceux qui conçoivent une bonne opinion d'eux-mêmes, pour quelque autre cause que ce puisse être, n'ont pas une vraie générosité, mais seulement un orgueil qui est d'autant plus vicieux, que la cause pour laquelle on s'estime est plus injuste; et la plus injuste de toutes est, lorsqu'on

est orgueilleux sans aucun sujet, c'est-à-dire, sans qu'on pense pour cela qu'il y ait en soi aucun mérite, pour lequel on doive être estimé, mais seulement parce qu'on ne fait point d'état du mérite, et que s'imaginant que la gloire n'est autre chose qu'une usurpation, l'on croit que ceux qui s'en attribuent le plus, en ont le plus. Ce vice est si déraisonnable et si absurde, que j'aurois de la peine à croire qu'il y eût des hommes qui s'y laissassent aller, sijamais personne n'étoit loué injustement; mais la flatterie est si commune partout, qu'il n'y a point d'homme tellement rempli de défauts, qui ne se voie souvent estimer pour des choses qui ne méritent aucune louange, ou même qui méritent du blâme; ce qui donne occasion aux plus ignorans et aux plus stupides de tomber en cette espèce d'orgueil.

Mais quelle que puisse être la cause pour laquelle on s'estime, si elle est autre que la volonté, qu'on sent en soi-même, d'user toujours bien de son libre arbitre, de laquelle j'ai dit que vient la générosité, elle produit toujours un orgueil trèsblâmable, et qui est si différent de cette vraie générosité, qu'il a des effets entièrement contraires. Car tous les autres biens, comme l'esprit, la beauté, les richesses, les honneurs, etc. ayant coutume d'être d'autant plus estimés, qu'ils se trouvent en moins de personnes, et même étant pour la plupart de telle nature, qu'ils ne peuvent

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