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amitié; et lorsqu'on l'estime davantage, la passion qu'on a, peut être nommée dévotion ou dévouement. Ainsi, on peut avoir de l'affection pour une fleur, pour un oiseau, pour un cheval; mais, à moins que d'avoir l'esprit fort déréglé, on ne peut avoir de l'amitié que pour des hommes: et ils sont tellement l'objet de cette passion, qu'il n'y a point d'homme si imparfait, qu'on ne puisse avoir pour lui une amitié très-parfaite lorsqu'on en est aimé, et qu'on a l'ame véritablement noble et généreuse.

Pour ce qui est de la dévotion, son principal objet est sans doute la souveraine Divinité, à laquelle on ne sauroit manquer d'être dévot, lorsqu'on la connoît comme il faut mais on peut avoir aussi de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier, lorsqu'on l'estime beaucoup plus que soi. Or la différence qui est entre ces trois sortes d'amour, paroît principalement par leurs effets: car, puisqu'en tout on se considère comme joint et uni à la chose aimée, on est toujours prêt d'abandonner la moindre partie du tout qu'on compose avec elle, pour conserver l'autre. Ce qui fait que, dans la simple affection, l'on se préfère toujours à ce qu'on aime; et qu'au contraire, dans la dévotion ou dévouement, l'on préfère tellement la chose aimée à soi-même, qu'on ne craint pas de mourir pour la conserver, De quoi on a vu souvent des exemples dans ceux qui se sont exposés à une mort

certaine pour la défense de leur prince, ou de leur ville, et même aussi quelquefois pour des personnes particulières auxquelles ils s'étoient dévoués.

XXX.

OBJET et règle de nos désirs : considération sur la Providence et la fortune: remède contre les passions.

(Traité des Passions, pag. 170.)

Les passions ne peuvent nous porter à aucune action, que par l'entremise du désir qu'elles excitent; c'est donc particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler, et c'est en cela que consiste la principale utilité de la morale. Or, comme le désir est toujours bon, lorsqu'il suit une vraie connoissance, il ne peut manquer aussi d'être mauvais, lorsqu'il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l'erreur qu'on commet le plus ordinairement, touchant les désirs, est qu'on ne distingue pas assez les choses qui dépendent entièrement de nous, de celles qui n'en dépendent point; car, pour celles qui ne dépendent que de nous, c'est-à-dire de notre libre arbitre, il suffit de savoir qu'elles sont bonnes, pour ne les pouvoir désirer avec trop d'ardeur, parce que c'est suivre la vertu, que de faire les choses bonnes

qui dépendent de nous; et il est certain qu'on ne sauroit avoir un désir trop ardent pour la vertu, outre que ce que nous désirons ainsi ne pouvant manquer de nous réussir, puisque c'est de nous seuls qu'il dépend, nous en recevrons toujours toute la satisfaction que nous en avons attendue. Mais la faute qu'on a coutume de commettre en ceci, n'est jamais qu'on désire trop, c'est seulement qu'on désire trop peu; et le souverain remède contre cela, est, 1°. de se délivrer l'esprit, autant qu'il se peut, de toutes sortes d'autres désirs moins utiles; 2°. de tâcher de connoître bien clairement, et de considérer avec attention la bonté de ce qui est à désirer.

Pour les choses qui ne dépendent aucunement denous, quelque bonnes qu'elles puissent être, on ne doit jamais les désirer avec passion, non-seulement parce qu'elles peuvent n'arriver pas, et, par ce moyen, nous affliger d'autant plus que nous les aurons plus souhaitées; mais principalement parce qu'en occupant notre pensée, elles nous détournent de porter notre affection à d'autres choses, dont l'acquittement dépend de nous.

Il y a deux remèdes généraux contre ces vains désirs; le premier est la générosité, dont je parlerai dans la suite; le second est de faire souvent réflexion sur la providence divine, et de nous représenter qu'il est impossible qu'aucune chose arrive autrement qu'elle a été déterminée de toute

éternité par cette providence; en sorte qu'elle est comme une fatalité ou une nécessité immuable, qu'il faut opposer à la fortune, pour la détruire comme une chimère qui ne vient que de l'erreur de notre entendement. Car nous ne pouvons désirer que ce que nous estimons en quelque façon être possible; et nous ne pouvons estimer possibles les choses qui ne dépendent point de nous, qu'autant que nous pensons qu'elles dépendent de la fortune, c'est-à-dire que nous jugeons qu'elles peuvent arriver, et qu'il en est arrivé autrefois de semblables. Or cette opinion n'est fondée que sur ce que nous ne connoissons pas toutes les choses qui contribuent à chaque effet. Car lorsqu'une chose, que nous avons estimée dépendre de la fortune, n'arrive pas, cela témoigne que quelqu'une des causes, qui étoient nécessaires pour la produire, a manqué, et, par conséquent, qu'elle étoit absolument impossible, et qu'il n'en est jamais arrivé de semblable, c'est-à dire, à la production de laquelle une pareille cause ait aussi manqué; en sorte que, si nous n'eussions point ignoré cela auparavant, nous ne l'eussions jamais estimée possible, ni par conséquent nous ne l'eussions point désirée.

Il faut donc entièrement rejeter l'opinion vulgaire, qu'il y a hors de nous une fortune, qui fait que les choses arrivent ou n'arrivent pas selon son plaisir, et savoir que tout est conduit par la providence divine, dont le décret éternel est tellement

infaillible et immuable, qu'excepté les choses que ce même décret a voulu dépendre de notre libre arbitre, nous devons penser qu'à notre égard il n'arrive rien qui ne soit nécessaire, et comme fatal; en sorte que nous ne pouvons sans erreur désirer qu'il arrive d'une autre façon.

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Mais, parce que la plupart de nos désirs s'étendent à des choses qui ne dépendent pas toutes de nous, ni toutes d'autrui, nous devons exactement distinguer en elles ce qui ne dépend que de nous, afin de n'étendre notre désir qu'à cela seul. Et, pour le surplus, quoique nous en de vions estimer le succès entièrement fatal et immuable, afin que notre désir ne s'y occupe point, nous ne devons pas laisser de considérer les raisons qui le font plus ou moins espérer, afin qu'elles servent à régler nos actions. Par exemple, si nous avons affaire en quelque lieu, où nous puissions aller par deux divers chemins, l'un desquels ait coutume d'être beaucoup plus sûr que l'autre; quoique peut-être le décret de la Providence soit tel, que, si nous allons par le chemin qu'on estime le plus sûr, nous ne manquerons pas d'y être volés, et qu'au contraire nous pourrons passer par l'autre sans aucun danger, nous ne devons pas pour cela être indifférens à choisir l'un ou l'autre, ni nous reposer sur la fatalité immuable de ce décret. Mais la raison veut que nous choisissions le chemin qui a coutume d'être le plus sûr, et nous n'avons rien

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