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païens et les publicains; seulement ils ne les aimoient pas, comme ils aimoient leurs frères.

Toutes ces lois de l'amitié, que nous venons d'exposer, sont faites généralement pour tous les hommes; mais elles obligent plus particulièrement encore ceux qui remplissent les fonctions de prédicateur ou de pasteur dans les églises : car, d'un côté, puisqu'il n'y a rien, dans la société des hommes, de plus avantageux que l'amitié, et que le principal avantage de cette amitié consiste à pouvoir être, à la faveur de ses amis, averti de ses erreurs, et corrigé de ses vices; et, d'un autre côté, puisque nous ne pouvons pas toujours nous -procurer des amis particuliers, assez zélés et assez prudens pour remplir à notre égard cet office, nous regardons les personnages que nous savons l'emporter sur les autres en piété, en prudence et en charité chétienne, comme les amis communs de tous les hommes, et nous les écoutons volontiers en cette qualité. Tels sont communément à nos yeux ceux à qui on a confié l'office de prédicateurs ou de pasteurs dans les diverses églises....

Les corrections ont bien avec les accusations quelque analogie; il ne faut pourtant pas les confondre. Les dénonciations publiques des délits, qui ont lieu sans que les dénonciateurs aient aucun droit de condamner les personnes, sont proprement ce qu'on appelle accusations; et il est certain qu'elles

sont permises dans toute république sagement policée; elles sont même ordonnées, dans certains cas, comine dans celui du crime de lèse-majesté : mais cependant il est des circonstances où elles pourroient difficilement se concilier avec l'honnêteté et la justice. Ainsi, accuser des hommes qui sont coupables, il est vrai, mais qui le reconnoissent humblement, et qui sont prêts à en faire pénitence, seroit un procédé blâmable, à moins qu'on ne fût accusateur par office, ou qu'on ne fût forcé à cet acte par quelque raison particulière car la charité, qui veut que nous nous aimions les uns les autres, ne permet pas que de simples particuliers désirent la punition d'un coupable qui reconnoît sa faute, et qui en demande humblement le pardon....

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Nous observerons que les prédicateurs exercent bien l'office de censeurs ou d'accusateurs publics: mais il n'en est pas moins vrai qu'ils ont été établis seulement pour enseigner les vérités qui appartiennent à la religion, pour détourner les hommes du vice et les exciter à la vertu, et non pour exercer un droit de censure sur quelques-uns de leurs auditeurs, et les couvrir d'ignominie; et quand un prédicateur, du haut de sa chaire, reproche à l'un d'eux quelque faute, il le diffame plus que s'il lui reprochoit la même faute en tout autre lieu, quoique devant les mêmes auditeurs. La raison en est qu'ayant été établi d'office pour

annoncer la vérité du haut de sa chaire, il joint à l'autorité de son témoignage privé, l'autorité publique, et il abuse ainsi de la dignité de son ministère pour diffamer son frère. an

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Nous observerons encore que le droit de charité, le seul qui autorise les hommes pieux à reprendre les autres, et le droit qu'un maître exerce sur ses disciples, sont fort différens du droit de domaine, ou du droit civil, qui autorise les magistrats à punir les coupables. La différence consiste principalement en ce que le droit civil a pour objet le bien commun de plusieurs hommes réunis en société, et que le droit de la charité, comme celui de maître, se rapporte aux individus considérés séparément d'où il suit qu'il est bien permis à un magistrat de traiter mal quelques particuliers, et quelquefois même de leur ôter la vie, pour procurer l'utilité commune des autres; mais il n'est jamais permis à un maître, chargé de quelques disciples, de faire le plus petit mal à un d'entr'eux, uniquement dans la vue de procurer un avantage aux autres, quelque grand que pût être cet avantage. Car un parent ne confie ses enfans à un maître que dans la vue du bien particulier de ses enfans, et sous la condition que le maître ne leur nuira en aucune manière; et c'est ici le cas d'appliquer la règle, qu'il ne faut pas faire le mal, pour qu'il en arrive un bien. Ces principes, ces maximes ont encore plus de force, appliquées à

ceux qui n'ont d'autre droit que celui de la cha rité comment, en effet, quelqu'un qui nuit veritablement à un autre, pourroit-il en cela même être censé son ami?

Conséquemment à ces principes, on convient qu'il n'est pas permis de tuer ou de mutiler quelqu'un, de quelque grand crime qu'il se soit rendu coupable, ni de le dépouiller de son bien pour le distribuer aux pauvres, ou en faire d'autres bonnes œuvres, quelque mauvais usage qu'il en fasse ! or je ne vois pas comment il seroit plus permis à un prédicateur d'enlever à un homme sa réputa tion, qui est un bien que plusieurs estiment en core plus que leurs richesses et inême que la vie, quelque fondés qué pussent être les reproches du prédicateur; puisque, dans la réalité, cet hominé seroit véritablement puni, et on lui feroit autant de tort que si on lui ôtoit la vie ou la fortunë....

Siquelques prédicateurs prétendoient que, puisque les prophètes reprenoient les rois eux-mêmes avec une grande liberté, ils peuvent bien en agir de même à l'égard des hommes vulgaires; on lui feroit observer que le droit suprême, que quel ques prophètes ont autrefois exercé sur les rois, leur étoit accordé par Dieu, et intimé par un mouvement extraordinaire et surnaturel qu'il imprimoit dans leurs ames; et on ne croyoit à la réalité de ce droit, que parce qu'ils le justifioient par de grands et incontestables prodiges. Voyez comment

Dieu parle à Jérémie : Je t'ai établi aujourd'hui sur les nations et sur les royaumes, afin que tu arraches, que tu disperses, que tu détruises, tu plantes et tu bâtisses. Jérémie, qui étoit ainsi établi sur les nations et sur les royaumes, n'étoit qu'un siinple particulier, sans conseillers visibles avec qui il pût délibérer sur ce qu'il lui convenoit de faire, et n'ayant même aucune autorité, dans l'Etat: auroit-il donc été raisonnable que les rois et les peuples se soumissent volontairement à lui, s'il n'avoit pas montré, par des miracles évidens, qu'il étoit vraiment envoyé par celui qui est le Roi des rois ?

Or quel est aujourd'hui le prédicateur qui prou veroit, par des miracles, qu'il a reçu de Dieu le droit d'invectiver contre quelques-uns de ses auditeurs, et de les diffamer dans l'esprit des autres (1)?

(1) Dans l'exposition de ces règles, Descartes avoit en vue Voetius; il les applique à la conduite de ce fougueux prédicateur, et montre qu'il les a toutes violées: véritablement, il le confond et l'accable; mais cette application n'entroit point dans notre but : il a dû nous suffire d'exposer les règles de la correction fraternelle, telles que Descartes les propose; et ces règles ont dú paroître également justes et sages.

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