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faire des livres, et conformément à ma devise, (Illi mors gravis incubat, qui, notus nimis omnibus, ignotus moritur sibi,) de n'étudier plus que pour m'instruire, et ne communiquer mes pensées que dans des conversations particulières. Je vous assure que je m'estimerois extrêmement heureux, si ce pouvoit être avec vous; (il écrit à M. Chanut) mais je ne crois pas que j'aille jamais aux lieux où vous êtes, ni que vous vous retiriez en celui-ci; tout ce que je puis espérer, est que peut-être, après quelques années, en repassant vers la France, vous me ferez la faveur de vous arrêter quelques jours dans mon hermitage, et que j'aurai alors le moyen de vous entretenir à cœur ouvert. On peut dire beaucoup de choses en peu de temps, et je trouve que la longue fréquentationn'est pas nécessaire pour lier d'étroites amitiés, lorsqu'elles sont fondées sur la vertu. Vous inférez, de ce que j'ai étudié les passions, que je n'en dois plus avoir aucune; mais tout au contraire, en les examinant, je les ai trouvées presque toutes bonnes, et tellement utiles à cette vie, que notre ame n'auroit pas sujet de vouloir demeurer jointe à son corps un seul moment, si elle ne les pouvoit ressentir. Il est vrai que la colère est une de celles dont j'estime qu'il faut se garder, en tant qu'elle a pour objet une offense reçue; et pour cela nous devons tâcher d'élever si haut notre esprit, que les offenses que les autres nous peuvent faire ne

parviennent jamais jusques à nous. Mais je crois qu'au lieu de colère, il est juste d'avoir de l'indignation, et j'avoue que j'en ai souvent contre l'ignorance de ceux qui veulent être pris pour doctes, lorsque je la vois jointe à la malice.

XIV.

MAXIMES de morale que se forma Descartes, lorsqu'il commença son doute méthodique.

(Discours de la Méthode, pag. 19.)

Dans le dessein que je conçus, à l'âge de vingttrois ans, de douter de tout ce que j'avois cru jusqu'alors, et d'établir les opinions, que je recevrai, sur des fondemens dont j'aurois reconnu la solidité, je substituai au grand nombre de préceptes de la logique, les quatre suivans, dont je pris la ferme résolution de ne m'écarter jamais.

Le premier étoit de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle, c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugemens, que, ce qui se présenteroit si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune raison de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés,

que j'examinerois, en autant de parties qu'il se pourroit, et qu'il seroit requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connoître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connoissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombremens si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

Ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avoient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connoissance des hommes, s'entresuivent de la même manière, et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut les déduire les unes des autres, il n'y en pour peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre.....

Mais comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où l'on demeure, que de l'abattre, de faire provision. de matériaux et d'architectes, de s'exercer soi-même à l'architecture,

et

et d'en avoir soigneusement tracé le dessin; mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre logis où l'on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m'obligeroit de l'être en mes jugemens, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrois, je me formai une morale par provision, qui ne consistoit qu'en trois ou quatre maximes, qui suivent.

La première étoit d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance (1), et me gouvernant en

(1) On a critiqué vivement Descartes sur le conseil qu'il donne de suivre la religion qu'on a reçue de ses pères. Le P. Poisson, dans ses Remarques sur la Méthode, a pris la défense de Descartes; nous invitons à lire toute cette apologie. Nous allons en mettre une partie sous les yeux des lecteurs.

« Considérons ce qu'un homme raisonnable (pag. 240) auroit à faire sur le choix d'une religion, entre plusieurs qui conviendroient seulement en ce point, que tout ce qu'on doit croire est révélé, et que tous les articles de la créance qu'on lui propose, n'ont de vérité à notre égard que parce qu'un Dieu l'a dit. Comme ce n'est que sur la foi d'autrui qu'il apprend que Dieu a parlé, ce ne peut être aussi que sur la foi d'autrui qu'il devra croire qu'il a parlé en ce sens et de cette façon. Mais parce que cette foi d'autrui est fort partagée sur ce sens et cette façon, et que des provinces et des royaumes entiers sont en différend sur ce point; s'il continuoit à rai

toute autre chose, suivant les opinions les plus modérées, et qui fussent communément reçues en

sonner en lui-même, il ne manqueroit pas de conclure que, dans cette diversité, il est de la justice de Dieu qu'il ait laissė quelque marque pour faire connoître la religion qu'il approuve, comme il en a donné autrefois pour faire connoître le véritable Messie; la même raison l'y obligeroit également ; et alors, s'il jetoit les yeux sur l'église romaine, il ne lui seroit pas difficile d'y reconnoître les marques que sa grâce et sa raison lui font connoître, et qu'il n'efface que par une opiniâtreté volontaire.

<< Mais, en ne lui laissant que l'usage de la raison, il doit du moins considérer ce que ses pères ont cru; afin que, remontant autant qu'il pourroit, il trouve, dans l'antiquité et la perpétuité, un fondement de religion que sa raison ne peut trouver ailleurs.

« Car il arrivera de ces choses l'une, ou que, remontant ainsi, il rencontrera toujours une même créance, qui, en effet, n'a point eu de changement, ou qui en a bien eu, mais dout il ne s'est point aperçu; ou bien deux créances, dont l'une a cessé au même temps que l'autre a commencé. S'il rencontre toujours une même créance sans changement, sa raison l'a fort heureusement conduit; s'il y en a dont il ne se soit point aperçu, malgré les soins qu'il apporte pour le reconnoître, il ne doit pas encore accuser sa raison : mais s'il trouve un changement de créance, s'il n'est pas assez instruit pour juger laquelle est la plus orthodoxe, il doit suivre celle de ses pères, et qui est la plus commune dans l'Etat, qui est ce que dit M. Descartes, qui suppose une raison qui n'est pas encore instruite et tout-à-fait éclairée : si cet homme est assez instruit, alors ce n'est plus lui à qui parle M. Descartes, qui savoit assez qu'un homme savant, et capable de vérifier les traditions dans les pères des premiers siècles, ne manquerois

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