Page images
PDF
EPUB

seulement en voulant ou en pensant à quelque autre chose. Car la construction de notre corps est telle, que certains mouvemens suivent en lui naturellement de certaines pensées; comme on voit que la rougeur du visage suit de la honte, les larmes de la compassion, et le ris de la joie; et je ne sache point de pensée plus propre, pour la conservation de la santé, que celle qui consiste en une forte persuasion, une ferme créance, que l'architecture de nos corps est si bonne, que, lorsqu'on est une fois sain, on ne peut pas aisément tomber malade, à moins qu'on ne fasse quelque excès notable, ou bien que l'air, ou les autres causes extérieures ne nous nuisent; et qu'étant malade, on peut aisément se remettre par la seule force de la nature, principalement lorsqu'on est encore jeune.... Les chagrins et les déplaisirs sont des ennemis domestiques avec lesquels on est obligé de se tenir sans cesse sur ses gardes, afin d'empêcher qu'ils ne nuisent; et je ne trouve à cela qu'un seul remède, qui est d'en distraire son imagination et ses sens, le plus qu'il est possible, et de n'employer que l'entendement seul à les considérer, lorsqu'on y est obligé par la prudence....

Je ne doute pas qu'une personne qui auroit une infinité de véritables sujets de déplaisir, mais qui s'étudieroit avec tant de soin à en détourner son imagination, qu'elle ne pensât jamais à eux, que lorsque la nécessité des affaires l'y obligeroit, et

qu'elle emploieroit tout le reste de son temps à ne considérer que des objets qui lui pussent apporter du contentement et de la joie, (outre que cela lui seroit grandement utile, pour juger plus sainement des choses qui lui importeroient, parce qu'elle les regarderoit sans passion) je ne doute point, dis-je, que cela seul ne fût capable de la

remettre en santé.

J'observe, en confirmation de ce que je viens de dire, que les médecins ont coutume de recommander aux personnes qui boivent les eaux minérales, de délivrer entièrement leur esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et de ne s'occuper qu'à imiter ceux qui, en regardant la verdure d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol d'un oiseau, et telles choses qui n'exigent aucune attention, se persuadent qu'ils ne pensent à rien; ce qui n'est pas perdre le temps, mais le bien employer; et cependant on peut se consoler, dans l'espérance que, par ce moyen, on recouvrera une parfaite santé, laquelle est le fondement de tous les autres biens qu'on peut avoir en cette vie.... (1).

(1) Descartes avoit déjà dit (Lettre XVII) que la santé et la joie sont, après la vertu, les deux principaux biens qu'on puisse avoir dans cette vie. Leibnitz a recueilli et répété cette importante vérité.

[ocr errors]

J'ai expérimenté en moi-même, qu'un mal dangereux s'est guéri par le remède que je viens de dire; car étant né d'une mère qui mourut, peu de jours après ma naissance, d'un mal de poumon, causé par quelques déplaisirs, j'avois hérité d'elle une toux sèche et une couleur pâle, que j'ai gardée jusqu'à l'âge de plus de vingt ans, et qui faisoit que tous les médecins, qui m'ont vu avant ce temps-là, me condamnoient à mourir jeune; mais je crois que l'inclination que j'ai toujours eue à regarder les choses, qui se présentoient, du biais qui me les pouvoit rendre le plus agréables, et à faire que mon principal contentement ne dépendît que de moi seul, est cause que cette indisposition, qui m'étoit comme naturelle, s'est peu à peu entièrement passée.

XII.

LA physique de Descartes est un des fondemens de sa morale..

( Tom. Ier., Lett. XXXIII.)

Je crains que vous ne vous dégoûtiez bientôt de la lecture de mon livre des Principes, (il écrit à M. Chanut) parce qu'il ne conduit que de fort Join à la morale, que vous avez choisie pour votre principale étude. Ce n'est pas que je ne sois entièrement de votre avis, quand vous jugez que le

moyen le plus assuré pour savoir comment nous devons vivre, est de connoître auparavant quels nous sommes, quel est le monde dans lequel nous vivons, et qui est le créateur de ce monde, ou le maître de la maison que nous habitons; et je conviens qu'il y a un fort grand intervalle, entre la notion générale du ciel et de la terre, que j'ai tâché de donner en mes Principes, et la connoissance particulière de la nature de l'homme, de laquelle je n'ai point encore traité. Cependant, afin qu'il ne semble pas que je veuille vous détourner de votre dessein, je vous dirai en confidence, que la notion telle quelle de la physique, que j'ai tâché d'acquérir, m'a grandement servi pour établir des fondemens certains en la morale; et que je me suis plus aisément satisfait en ce point, qu'en plusieurs autres touchant la médecine, auxquels j'ai néanmoins employé beaucoup plus de temps. De façon qu'au lieu de trouver les moyens de conserver la vie, j'en ai trouvé un autre bien plus aisé et plus sûr, qui est de ne pas craindre la mort; sans cependant pour cela être chagrin, comme sont ordinairement ceux dont la sagesse est toute tirée des enseignemens d'autrui, et appuyée sur des fondemens qui ne dépendent que de la prudence et de l'autorité des hommes.

XIII.

RAISONS qui ont engagé Descartes à ne point publier de traité sur la morale. Son sentiment sur les passions.

(Tom. Ier., Lett. XXXV.)

Les régens de collége sont si aigris contre moi, à cause de mes principes de physique, que si j'écrivois sur la morale, ils ne me laisseroient aucun repos. Car puisqu'un père N. a cru avoir assez de sujet pour m'accuser d'être sceptique, de ce que j'ai réfuté les sceptiques; et qu'un ministre a entrepris de persuader que j'étois athée, sans en alléguer d'autre raison, sinon que j'ai tâché de prouver l'existence de Dieu; que ne diroient-ils point, si j'entreprenois d'examiner qu'elle est la juste valeur de toutes les choses qu'on peut désirer ou craindre; quel sera l'état de l'ame après la mort; jusques où nous devons aimer la vie; et quels nous devons être pour n'avoir aucun sujet d'en craindre la perte. J'aurois beau n'avoir que les opinions les plus conformes à la religion, et les plus utiles au bien de l'Etat, ils ne laisseroient pas de vouloir faire croire que j'en ai de contraires à l'un et à l'autre. Je crois donc que le mieux que je puisse faire, dans la suite, est de m'abstenir de

« PreviousContinue »