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usât de prudence, principalement s'il vivoit en un siècle où les mœurs ne fussent point corrompues. Et, outre cela, comme c'est une chose plus haute et plus glorieuse de faire du bien aux autres hommes, que de s'en procurer à soi-même, aussi ce sont les plus grandes ames qui y ont le plus d'inclination, et qui font le moins d'état des biens qu'elles possèdent; il n'y a que les foibles et basses qui s'estiment plus qu'elles ne doivent, et sont comme les petits vaisseaux que trois gouttes d'eau peuvent remplir. Je sais que votre altesse (il écrit à la Princesse Palatine) n'est pas de ce nombre, et qu'au lieu qu'on ne peut inciter ces ames basses à prendre de la peine pour autrui, qu'en leur faisant voir qu'elles en retireront quelque profit pour elles-mêmes, il faut, pour l'intérêt de votre altesse, lui représenter qu'elle ne pourroit être utile pendant long-temps à ceux qu'elle affectionne, si elle se négligeoit elle-même, et la prier d'avoir soin de sa santé.

IX.

ÉCLAIRCISSEMENT sur la balance des biens et des maux dans cette vie.

(Tome Ier., Lett. X.)

Je pense qu'il y a plus de biens que de maux dans cette vie : mais, pour concilier ce sentiment

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avec ce qu'on objecte touchant les incommodités de la vie, je distingue deux sortes de biens. Quand on considère l'idée du bien pour servir de règle à nos actions, on le prend pour toute la perfection qui peut être en la chose qu'on nomme bonne, et on le compare à la ligne droite, qui est unique entre une infinité de courbes auxquelles on compare les maux. C'est en ce sens que les philosophes ont coutume de dire que bonum est ex integrá causâ, malum ex quovis defectu. Mais quand on considère les biens et les maux qui peuvent être en une même chose, pour savoir l'estime qu'on doit en faire, comme j'ai fait lorsque j'ai parlé de l'estime que nous devions faire de cette vie, on prend le bien pour tout ce qui s'y trouve dont on peut tirer quelque commodité, et on ne nomme mal que ce dont on peut recevoir de l'incommodité : car, pour les autres défauts qui peuvent s'y rencontrer, on n'en tient point compte. Ainsi, lorsqu'on offre un emploi à quelqu'un, il considère d'un côté l'honneur et le profit, qu'il en peut attendre, comme des biens; et de l'autre la peine, le péril, la perte du temps, et telles autres choses, comme des maux; et comparant ces maux avec ces biens, selon qu'il trouve ceux-ci plus ou moins grands que ceux-là, il l'accepte ou le refuse. Or ce qui me fait dire, en ce dernier sens, qu'il y a toujours plus de biens que de maux en cette vie, c'est le peu d'état que je crois que nous devons faire de

toutes les choses qui sont hors de nous, et qui ne dépendent point de notre libre arbitre, en comparaison de celles qui en dépendent, que nous pouvons toujours rendre bonnes, lorsque nous en savons bien user; et nous pouvons empêcher, par leur moyen, que tous les maux qui viennent d'ail leurs, quelque grands qu'ils puissent être, n'entrent pas plus avant en notre ame, que n'y entre la tristesse qu'y excitent les comédiens, quand ils représentent devant nous quelques actions fort lamentables; mais j'avoue qu'il faut être fort philosophe pour arriver jusqu'à ce point. Et cependant je crois aussi que ceux mêmes qui se laissent le plus emporter à leurs passions, jugent toujours, en leur intérieur, qu'il y a plus de biens que de maux en cette vie, quoiqu'ils ne s'en aperçoivent pas eux-mêmes. Il est vrai qu'ils appellent quelquefois la mort à leur secours, quand ils sentent de grandes douleurs, mais c'est seulement afin qu'elle leur aide à porter leur fardeau, ainsi qu'il est dit dans la fable, et ils ne veulent point pour cela perdre la vie; ou bien, s'il y en a quelques-uns qui veuillent la perdre, et qui se tuent eux-mêmes, c'est par une erreur de leur entendement, et non point par un jugement bien raisonné, ni par une opinion que la nature ait imprimée en eux, comme est celle qui fait qu'on prèfère les biens de cette vie à ses maux.

X.

DESCARTES croyoit que la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre la fortune plus favorable.

(Tom. Ier., Lett. XV.).

Je ne voudrois pas écrire ceci à des personnes qui auroient l'esprit foible, de peur de les induire à quelque superstition; mais, à l'égard de votre altesse, (il parle à la Princesse Palatine) j'ai seulement peur qu'elle se moque de ma crédulité. J'ai une infinité d'expériences, et, de plus, l'autorité de Socrate, pour confirmer mon opinion. Les expériences sont, que j'ai souvent remarqué que les choses que j'ai faites avec un coeur gai, et sans aucune répugnance intérieure, ont coutume de me réussir heureusement; jusque là même que dans les jeux de hasard, où la fortune seule règne, je l'ai toujours éprouvée plus favorable, lorsque j'avois d'ailleurs des sujets de joie, que lorsque j'en avois de tristesse. Et ce qu'on nomme communément le génie de Socrate, n'a sans doute été autre chose, sinon qu'il avoit coutume de suivre ses inclinations intérieures, et qu'il pensoit que l'événement de ce qu'il entreprenoit seroit heureux, lorsqu'il avoit quelque secret sentiment de gaieté; et, au contraire, qu'il seroit malheureux, lorsqu'il étoit triste. Il est vrai pourtant que ce

seroit être superstitieux de croire aulant à cela qu'on dit qu'il le faisoit; car Platon rapporte de lui, que même il demeuroit dans le logis, toutes les fois que son génie ne lui conseilloit point d'en sortir. Mais à l'égard des actions importantes de la vie, lorsqu'elles se rencontrent si douteuses, que la prudence ne peut enseigner ce qu'on doit faire, il me semble qu'on a grande raison de suivre le conseil de son génie, et qu'il est utile d'avoir une forte persuasion que les choses que nous entreprenons sans répugnance, et avec la liberté qui accompagne d'ordinaire la joie, ne manqueront pas de nous bien réussir.

XI.

L'AME influe plus que tous les remèdes sur la santé du corps.

(Tom. Ier., Lett. XXI et XXIII.)

La diète et l'exercice sont, à mon avis, les meilleurs de tous les remèdes, cependant après ceux de l'ame; car l'ame a sans doute beaucoup d'influence sur le corps, ainsi que le montrent les grands changemens que la colère, la crainte, et les autres passions excitent en lui. Mais ce n'est pas directement par sa volonté qu'elle conduit les esprits animaux dans les lieux où ils peuvent être utiles ou nuisibles, c'est

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