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gai, et avoir plus de connoissance. Aussi n'est-ce pas toujours lorsqu'on a le plús de gaieté, qu'on a l'esprit plus satisfait: au contraire', les grandes joies şont ordinairement mornes et sérieuses, et il n'y a que les médiocres, et passagères, qui soient accompagnées du ris. Ainsi je n'approuve point qu'on tache de se tromper, en se repaissant de fausses imaginations; car tout le plaisir qui en revient ne peut toucher, pour ainsi dire, que la superficie de Fame, laquelle sent cependant une amertunie intérieure en s'apercevant qu'ils sont faux. Et quand il pourroit arriver qu'elle fût si continuellement occupée ailleurs, que jamais elle ne s'en aperçût, on ne jouiroit pas pour cela de la béatitude dont il est question, parce que cette béatitude doit dépendre de notre conduite, et que l'autre ne viendroit que de la fortune. Mais lorsqu'on peut avoir diverses considérations également vraies, dont les unes nous portent à être contens, et les autres au contraire nous en empêchent, il me semble que la prudence veut que nous nous arrêtions principalement à celles qui nous donnent de la satisfaction: et même, presque toutes les choses du monde étant telles, qu'on les peut regarder de quelque côté qui les fait paroître bonnes, et de quelque autre qui fait qu'on y remarque des défauts, je crois que, si l'on doit user de son adresse en quelque chose, c'est principalement à les savoir regarder du biais qui les fait paroître à notre avan

tage, pourvu que ce soit sans nous tromper.... Ajoutons qu'on n'a point sujet de se repentir, lorsqu'on a fait ce qu'on a jugé être le meilleur, dans le temps où on a dû se résoudre à l'exécution, ainsi que nous l'avons déjà observé, quoique, dans la suite, en y pensant avec plus de loisir, on juge s'être trompé : mais on devroit plutôt se repentir si on avoit fait quelque chose contre sa conscience, quoiqu'on reconnût, après, avoir mieux fait qu'on n'avoit pensé; car nous n'avons à répondre que de nos pensées, et la nature de l'homme n'est pas de tout savoir, ni de juger toujours aussi bien, surle-champ, que lorsqu'il a beaucoup de temps à délibérer.

VIII.

PREFERENCE du bien public au bien particulier, avantageuse à chaque particulier.

(Tome Ier., Lett. VIII et X.)

Ceux qui rapportent tout à eux-mêmes, ont-ils plus de raison que ceux qui se tourmentent trop pour les autres? Je ne le crois pas; car si nous ne pensions qu'à nous seuls, nous ne pourrions jouir que des biens qui nous sont particuliers; au lieu que, si nous nous considérons comme parties de quelque autre corps, nous participons aussi aux

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biens qui lui sont communs, sans être privés pour cela d'aucun de ceux qui nous sont propres. Nous ne participons pas de la même manière aux maux: car, selon la philosophie, le mal n'est rien de réel, il est seulement une privation; et lorsque nous nous attristons à cause de quelque mal qui arrive à nos amis, nous ne participons point pour cela au défaut dans lequel consiste ce mal; quelque tristesse même ou quelque peine que nous ayons en telle occasion, elle ne sauroit être aussi grande qu'est la satisfaction intérieure qui accompagne toujours les bonnes actions, et principalement celles qui procèdent d'une pure affection pour autrui, qu'on ne rapporte point à soi-même, c'està-dire de la vertu chrétienne qu'on nomme charité. Ainsi l'on peut, même en pleurant et en prenant beaucoup de peine, avoir plus de plaisir que lorsqu'on rit et qu'on se repose (1).

(1) Il est aisé de prouver que ce plaisir de l'ame, dans lequel consiste la béatitude, n'est pas inséparable de la gaieté et de l'aise du corps, tant par l'exemple des tragédies, qui nous plaisent d'autant plus qu'elles excitent en nous plus de tristesse, que par celui des exercices du corps, comme la chasse, le jeu de la paume, et autres semblables, qui ne laissent pas d'être agréables, encore qu'ils soient fort pénibles: on voit même que souvent c'est la fatigue et la peine qui en augmente le plaisir; et la cause du contentement, que l'ame reçoit en ces exercices, consiste en ce qu'ils lui font remarquer la force, ou l'adresse, ou quelque autre perfection du corps auquel elle Kk

La raison qui me fait croire que ceux qui ne font rien que pour leur utilité particulière, doivent, aussi bien que les autres, travailler pour autrui, et tâcher de faire plaisir à un chacun, autant qu'il est en leur pouvoir, s'ils veulent user de prudence, est, qu'on voit ordinairement arriver que ceux qui sont estimés officieux et prompts à faire plaisir, reçoivent aussi quantité de bons offices des autres, même de ceux qu'ils n'ont jamais obligés, lesquels ils ne recevroient pas si on les croyoit d'autre humeur; et que les peines, qu'ils ont à faire plaisir, ne sont point aussi grandes que les commodités que leur donne l'amitié de ceux qui les connoissent: car on n'attend de nous que les offices que nous pouvons rendre commodément, et nous n'en attendons pas davantage des autres; mais il arrive souvent que ce qui leur coûte peu, nous profite beaucoup, et même nous peut importer de la vie. Il est vrai qu'on perd quelquefois sa peine en faisant bien, et, au contraire, qu'on gagne à mal faire; mais cela ne peut changer la règle de la prudence, laquelle ne se rapporte

est jointe; mais le contentement qu'elle a de pleurer, en voyant représenter quelque action lamentable et funeste sur un théâ~ tre, vient principalement de ce qu'il lui semble qu'elle fait une action vertueuse ayant compassion des affligés ; et généralement elle se plaît de sentir émouvoir en soi des passions, de quelque nature qu'elles soient, pourvu qu'elle en demeure maîtresse.

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qu'aux choses qui arrivent le plus souvent. Et pour moi, la maxime que j'ai le plus observée, en toute la conduite de ma vie, a été de suivre seulement le grand chemin, et de croire que la principale finesse est de ne vouloir point du tout user de finesse. Les lois communes de la société, qui tendent toutes à se faire du bien les uns aux autres, ou du moins à ne se point faire de mal, sont, ce me semble, si bien établies, que quiconque les suit franchement, sans aucune dissimulation ni artifice, mène une vie beaucoup plus heureuse et plus assurée, que ceux qui cherchent leur utilité par d'autres voies: à la vérité, ils réussissent quelquefois par l'ignorance des autres hommes, et par la faveur de la fortune; mais il arrive bien plus souvent qu'ils y manquent, et que, pensant s'établir, ils se ruinent....

J'avoue qu'il est difficile de mesurer exactement jusqu'où la raison ordonne que nous nous intéressions pour le public; mais aussi n'est-ce pas une chose en quoi il soit nécessaire d'être fort exact; il suffit de satisfaire à sa conscience, et on peut en cela donner beaucoup à son inclination : car Dieu a tellement établi l'ordre des choses, et uni les hommes ensemble d'une si étroite société, que, quoique chacun rapportât tout à soi-même, et n'eût aucune charité pour les autres, il ne laisseroit pas de s'employer ordinairement pour eux, en tout ce qui seroit de son pouvoir, pourvu qu'il

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