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la satisfaction de n'avoir rien perdu par notre faute, et nous ne laisserons pas de jouir de toute la béatitude naturelle dont l'acquisition aura été en notre pouvoir. Ainsi, par exemple, la colère peut quelquefois exciter en nous des désirs de vengeance si violens, qu'elle nous fera imaginer plus de plaisir à punir notre ennemi, qu'à conserver notre honneur ou notre vie, et nous fera exposer imprudemment l'un et l'autre pour ce sujet : au lieu que, si la raison examine quel est le bien ou la perfection sur laquelle est fondé ce plaisir qu'on tire de la vengeance, elle n'en trouvera aucune autre, (au moins quand cette vengeance ne sert point pour empêcher qu'on ne nous offense encore) sinon que cela nous fait imaginer que nous avons quelque sorte de supériorité et quelque avantage au-dessus de celui dont nous nous vengeons: ce qui n'est souvent qu'une vaine imagination, qui ne mérite point d'être estinée, en comparaison de l'honneur ou de la vie, ni même en comparaison de la satisfaction qu'on auroit de se voir maître de sa colère, en s'abstenant de se venger.

La même chose arrive dans toutes les autres passions: il n'y en a effectivement aucune qui ne nous représente le bien auquel elle tend, avec plus d'éclat qu'il n'en mérite, et qui ne nous fasse imaginer des plaisirs beaucoup plus grands, avant que nous les possédions, que nous ne les trouvons ensuite quand nous les avons goûtés. Ce qui fait

qu'on blâme communément la volupté, parce qu'on ne se sert de ce mot que pour signifier de faux plaisirs, qui nous trompent souvent par leur apparence, et qui nous en font cependant négliger d'autres beaucoup plus solides, mais dont l'attente ne touche pas tant, tels que sont ordinairement ceux de l'esprit seul je dis ordinairement; car tous ceux de l'esprit ne sont pas louables, parcé qu'ils peuvent être fondés sur quelque fausse opinion; tel est le plaisir qu'on prend à médire, plaisir qui n'est fondé que sur ce qu'on pense devoir être d'autant plus estimé, que les autres lè seront moins; ils peuvent aussi nous tromper par leur apparence, lorsque quelque forte passion les accompagne, comme on le voit dans celui que donne l'ambition.

Mais la principale différence, qui est entre les plaisirs du corps et ceux de l'esprit, consiste en ce que le corps étant sujet à un changement perpétuel, et même sa conservation et son bien-être dépendant de ce changement, tous les plaisirs qui le regardent ne durent guère; car ils ne procèdent que de l'acquisition de quelque chose qui est utile au corps au moment où on la reçoit, et aussitôt que cette chose cesse de lui être utile, les plaisirs cessent aussi; au lieu que ceux de l'ame peuvent être immortels comme elle, pourvu qu'ils aient un fondement si solide, que ni la connoissance de la vérité, ni aucune fausse persuasion ne le détruisent.

Au reste, le véritable usage de notre raison, pour la conduite de la vie, ne consiste qu'à examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections tant du corps que de l'esprit, qui peuvent être acquises par notre industrie, afin qu'étant ordinairement obligés de nous priver de quelques-unès pour avoir les autres, nous choisissions toujours les meilleures; et parce que celles du corps sont les moindres, on peut dire généralement que, sans elles, il est possible de se rendre heureux. Cependant je ne suis point d'opinion qu'on les doive entièrement mépriser, ni même qu'on doive s'exempter d'avoir des passions, il suffit qu'on les rende sujettes à la raison; et lorsqu'on les a ainsi apprivoisées, elles sont quelquefois d'autant plus utiles, qu'elles penchent plus vers l'excès.

Quand je dis qu'il y a des passions qui sont d'autant plus utiles qu'elles penchent plus vers l'excès, j'ai seulement voulu parler de celles qui sont toutes bonnes, ce que j'ai témoigné en ajoutant qu'elles doivent être sujettes à la raison : car il y a deux sortes d'excès, l'un qui, changeant la nature de la chose, et de bonne la rendant mauvaise, empêche qu'elle ne demeure soumise à la raison; l'autre qui en augmente seulement la mesure, et ne fait que de bonne la rendre meilleure. Ainsi, la hardiesse n'a pour excès la témérité, que lorsqu'elle va au-delà des limites de la raison;

mais pendant qu'elle ne les passe point, elle peut encore avoir un autre excès, qui consiste à n'être accompagnée d'aucune irrésolution ni d'aucune crainte.

VI.

VERITÉS dont la connoissance est plus nécessaire pour notre conduite et notre bonheur.

(Tom. Ier., Lett. VII.)

Il ne peut, ce me semble, y avoir que deux choses qui soient requises pour être toujours disposé à bien juger, l'une est la connoissance de la vérité, et l'autre l'habitude qui fait qu'on s'en souvient, et qu'on acquiesce à cette connoissance toutes les fois que l'occasion le requiert. Mais, parce qu'il n'y a que Dieu seul qui sache parfaitement toutes choses, il est nécessaire que nous nous contentions de savoir celles qui sont le plus à notre usage; entre lesquelles la première et la principale est, qu'il y a un Dieu, de qui toutes choses dépendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les décrets sont infaillibles car cela nous apprend à recevoir en bonne part tout ce qui nous arrive, comme nous étant expressément envoyé de Dieu; et parce que le véritable objet de l'amour est la perfection, lorsque

nous élevons notre esprit à considérer Dieu tel qu'il est, nous nous trouvons naturellement si portés à l'aimer, que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que, lorsque nous les recevons, sa volonté s'exécute.

La seconde chose qu'il faut connoître, est la nature de notre ame, en tant qu'elle subsiste sans le corps, et qu'elle est beaucoup plus noble que lui, capable même de jouir d'une infinité de contentemens qui ne se trouvent point en cette vie; car cela nous empêche de craindre la mort, et détache tellement notre affection des choses du monde, que nous ne regardons qu'avec mépris tout ce qui est au pouvoir de la fortune.

Il peut être aussi fort utile, pour cet objet, de juger dignement des oeuvres de Dieu, et d'avoir cette vaste idée de l'étendue de l'univers, que j'ai tâché de faire concevoir au troisième livre de mes Principes. Car si on s'imagine qu'au-delà des cieux il n'y a rien que des espaces imaginaires, et que tous les cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour l'homme, il arrive de là qu'on est porté à penser que cette terre est notre principale demeure, et cette vie notre meilleure condition; et qu'au lieu de connoître les perfections qui sont véritablement en nous, on attribue aux autres créatures des imperfections qu'elles n'ont pas, pour s'élever au-dessus d'elles; et de là, entrant dans une présomption ridicule, on veut

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