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prix, et qu'ils ne le peuvent gagner pour cela, s'ils ne voient le blanc; et que ceux qui voient le

s'ils ne

blanc ne sont pas pour cela induits à tirer, savent qu'il y ait un prix à gagner: ainsi la vertu, qui est le blanc auquel nous visons, ne se fait pas désirer lorsqu'on la voit toute seule, et le contentement, qui est le prix, ne peut être acquis, à moins qu'on ne la suive. Aussi je crois pouvoir ici conclure, que la béatitude ne consiste que dans le contentement de l'esprit (c'est-à-dire dans le contentement en général : car quoiqu'il y ait des contentemens qui dépendent du corps, et d'autres qui n'en dépendent point, il n'y en a cependant aucun qui ne soit dans l'esprit): mais j'ajoute que, pour avoir un contentement qui soit solide, il est nécessaire de suivre la vertu, c'est-à-dire d'avoir une volonté ferme et constante d'exécuter tout ce que nous jugerons être le meilleur, et d'employer toute la force de notre entendement à en bien juger. Je réserve pour une autre fois à considérer ce que Sénèque a écrit sur ce point.

IV.

ÉCLAIRCISSEMENT sur ce que Descartes avoit dit de la beatitude dépendante du libre arbitre.

(Tom. Ier., Lett. VI.)

Lorsque j'ai parlé d'une béatitude qui dépend entièrement de notre libre arbitre, et que tous les hommes peuvent acquérir sans aucune assistance d'ailleurs, on a fort bien remarqué qu'il y a des maladies qui, ôtant le pouvoir de raisonner, ôtent aussi celui de jouir d'une satisfaction d'esprit raisonnable; et cela m'apprend que ce que j'avois dit généralement de tous les hommes, ne doit être entendu que de ceux qui ont l'usage libre de leur raison, et avec cela qui savent le chemin qu'il faut tenir pour parvenir à cette béatitude. Il n'y a personne qui ne désire se rendre heureux; mais plusieurs n'en savent pas le moyen, et souvent l'indisposition, qui est dans le corps, empêche que la volonté ne soit libre; comme il arrive aussi, quand nous dormons: car l'homme le plus philosophe du monde ne sauroit s'empêcher d'avoir de mauvais songes, lorsque son tempérament l'y dispose. Cependant l'expérience fait voir que si l'on a eu souvent quelque pensée pendant qu'on avoit l'esprit en liberté, elle revient encore après,

quelque indisposition qu'ait le corps. Voilà pourquoije peux me vanter que mes songes ne me représentent jamais rien de fâcheux, et c'est sans doute un grand avantage de s'être depuis long-temps accoutumé à n'avoir point de tristes pensées. Mais nous ne pouvons répondre absolument de nousmêmes, que pendant que nous sommes à nous, el c'est un moins grand malheur de perdre la vie que de perdre l'usage de la raison; car même, sans les enseignemens de la foi, la seule philosophie naturelle fait espérer à notre ame un état plus heureux après la mort, que celui où elle est à préşent, et elle ne lui fait rien craindre de plus fâcheux' que d'être attachée à un corps qui lui ôte entièrement sa liberté. Pour les autres indispositions, qui ne troublent pas tout-à-fait le sens, mais qui altèrent seulement les humeurs, et font qu'on se trouve extraordinairement enclin à la tristesse, ou à la colère, ou à quelque autre passion, elles donnent sans doute de la peine; mais elles peuvent pourtant être surmontées, et même elles donnent matière à l'ame d'une satisfaction d'autant plus grande, qu'elles ont été plus difficiles à vaincre.

Je crois aussi la même chose de tous les empêchemens de dehors, coinme de l'éclat d'une grande naissance, des faveurs de la cour, des adversités de la fortune, et aussi de ses grandes prospérités; et ces dernières ordinairement empêchent plus qu'on ne puisse jouer le rôle de philosophe, que ne font

ses disgrâces: car lorsqu'on a toutes choses à souhait, on oublie de penser à soi; et quand ensuite la fortune change, on est d'autant plus surpris, qu'on s'étoit plus confié en elle. Enfin, on peut dire généralement, qu'il n'y a aucune chose qui nous puisse entièrement ôter le moyen de nous rendre heureux, pourvu qu'elle ne trouble point notre raison, et que ce ne sont pas toujours celles qui paroissent les plus fâcheuses, qui nuisent le plus.

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Si on veut savoir exactement combien chaque chose peut contribuer à notre contentement, il faut considérer quelles sont les causes qui le produisent et c'est aussi l'une des principales connoissances qui peuvent servir à faciliter l'usage de la vertu, Car toutes les actions de notre ame, qui nous acquièrent quelque perfection, sont vertueuses, et tout notre contentement ne consiste que dans le témoignage intérieur que nous avons d'avoir quelque perfection. Ainsi, nous ne saurions jamais pratiquer aucune vertu, c'est-à-dire, faire ce que notre raison nous persuade que nous

devons faire, que nous n'en recevions de la satisfaction et du plaisir. Mais il y a deux sortes de plaisirs, les uns qui appartiennent à l'esprit seul, et les autres qui appartiennent à l'homme, c'est-àdire à l'esprit en tant qu'il est uni au corps, et ces derniers se présentant confusément à l'imagination, paroissent souvent beaucoup plus grands qu'ils ne sont, principalement avant qu'on les possède; ce qui est la source de tous les maux et de toutes les erreurs de la vie : car, selon la règle de la raison, chaque plaisir devroit se mesurer par la grandeur de la perfection qui le produit, et c'est ainsi que nous mesurons ceux dont les causes nous sont clairement connues; mais souvent la passion nous fait croire certaines choses beaucoup meilleures et plus désirables qu'elles ne sont; puis, quand nous avons pris bien de la peine à les acquérir, et perdu cependant l'occasion de posséder d'autres biens plus véritables, la jouissance nous en fait connoître les défauts, et de la viennent les dégoûts, les regrets et les repentirs. C'est pourquoi le véritable office de la raison est d'examiner la juste valeur de tous les biens dont l'acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite, afin que nous ne manquions jamais d'employer tous nos soins à tâcher de nous procurer ceux qui sont en effet les plus désirables: en quoi, si la fortune s'oppose à nos desseins, et les empêche de réussir, nous aurons au moins

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