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choses, je m'arrêterai un peu sur chacun de ses chapitres.

Dans le premier, il reprend ceux qui suivent la coutume et l'exemple plutôt que la raison : nunquam de vitá judicatur, dit-il, semper creditur ; il approuve bien pourtant qu'on prenne conseil de ceux qu'on croit être les plus sages; mais il veut qu'on use aussi de son propre jugement, pour examiner leurs opinions; en quoi je suis fort de son avis. Car, quoique plusieurs ne soient pas capables de trouver d'eux-mêmes le droit chemin, il y en a peu cependant qui ne puissent assez le reconnoître, lorsqu'il leur est clairement montré par quelque autre. Quoi qu'il en soit, on a sujet d'être satisfait en sa conscience, et d'être assuré que les opinions que l'on a touchant la morale sont les meilleures qu'on puisse avoir, lorsqu'au lieu de se laisser conduire aveuglément par l'exemple, on a eu soin de rechercher le conseil des plus habiles, et qu'on a employé toutes les forces de son esprit à examiner ce qu'on devoit suivre. Mais pendant que Sénèque s'étudie ici à orner son élocution, il n'est pas toujours assez exact dans l'expression de sa pensée, comme lorsqu'il dit : sanabimur, si modò separemur à cœtu, il semble enseigner qu'il suffit d'être singulier pour être sage, ce qui n'est pas cependant son intention.

Au second chapitre, il ne fait que redire en d'autres termes ce qu'il a dit dans le premier; il

ajoute seulement, que ce qu'on estime communément être bien, ne l'est pas. Dans le troisième, après avoir encore usé de beaucoup de mots superflus, il dit enfin son opinion touchant le souverain bien, savoir que rerum naturæ assentiri, et que ad illius legem exemplumque formari, sapientia est, et que beata vita est conveniens na

turæ suæ.

Toutes ces explications me semblent fort obscures sans doute, par la nature, il ne veut pas entendre nos inclinations naturelles, vu qu'elles nous portent ordinairement à suivre la volupté, contre laquelle il dispute; mais la suite de son discours fait juger que, par rerum naturam, il entend l'ordre établi de Dieu en toutes les choses qui sont au monde, et que, considérant cet ordre comme infaillible et indépendant de notre volonté, il dit que rerum naturæ assentiri, et ad illius legem exemplumque formari, sapientia est : c'est-à-dire, que c'est sagesse d'acquiescer à l'ordre des choses, et de faire ce pourquoi nous croyons être nés, ou bien, pour parler en chrétien, que c'est sagesse de se soumettre à la volonté de Dicu, et de la suivre en toutes nos actions; et que beata vila est conveniens naturæ suæ, c'est-à-dire, que la béatitude consiste à suivre ainsi l'ordre du monde, et à prendre en bonne part toutes les choses qui nous arrivent; ce qui n'explique presque rien. Et on ne voit pas assez la connexion avec

ce qu'il ajoute incontinent après, que cette béatitude ne peut arriver, nisi sana mens est, etc., à moins qu'il n'entende aussi que, secundùm naturam vivere, c'est vivre suivant la vraie raison.

Au quatrième et cinquième chapitres, il donne quelques autres définitions du souverain bien, qui ont toutes quelque rapport avec le sens de la première, mais dont aucune ne l'explique suffisamment ; et elles font paroître, par leur diversité, que Sénèque n'a pas clairement entendu ce qu'il vouloit dire car, mieux on conçoit une chose, plus on est déterminé à ne l'exprimer qu'en une seule façon. Celle où il me semble avoir le mieux rencontré est au cinquième chapitre, où il dit que beatus est qui nec cupit nec timet, beneficio rationis, et que beata vita est in recto certoque judicio stabilita. Mais pendant qu'il n'enseigne point les raisons pour lesquelles nous ne devons rien craindre ni rien désirer, tout ce qu'il dit nous sert fort peu. Il commence, dans ces mêmes chapitres, à disputer contre ceux qui mettent la béatitude en la volupté, et il continue dans les suivans; c'est pourquoi, avant que de les examiner, je dirai ici mon sentiment touchant cette question.

Je remarque, premièrement, qu'il y a de la différence entre la béatitude, le souverain bien, et la dernière fin ou le but auquel doivent tendre nos actions; car la béatitude n'est pas le souverain bien, mais elle le présuppose, et elle est le con

tentement ou la satisfaction d'esprit qui vient de ce qu'on le possède. Mais, par la fin de nos actions, on peut entendre l'un et l'autre ; car le souverain bien est sans doute la chose que nous devons nous proposer pour but en toutes nos actions, et le contentement d'esprit qui en revient, étant l'attrait qui fait que nous le recherchons, est aussi, à juste titre, nommé notre fin.

Je remarque, outre cela, que le mot de volupté a été pris en un autre sens par Epicure, que par ceux qui ont disputé contre lui; car tous ses adversaires ont restreint la signification de ce mot aux plaisirs des sens, et lui, au contraire, l'a étendue à tous les contentemens de l'esprit, comme on peut aisément le conclure, de ce que Sénèque et quelques autres ont écrit de lui.

Or il y a eu trois principales opinions, entre les philosophes païens, touchant le souverain bien et la fin de nos actions; celle d'Epicure, qui a dit que c'étoit la volupté; celle de Zénon, qui a voulu que ce fût la vertu ; et celle d'Aristote, qui l'a composé de toutes les perfections tant du corps que de l'esprit. Ces trois opinions peuvent, ce me semble, être reçues pour vraies, et accordées entr'elles, pourvu qu'on les interprète favorablement. Aristote ayant considéré le souverain bien de toute la nature humaine en général, c'est-àdire, celui que peut avoir le plus accompli de tous 'les hommes, il a raison de le composer de toutes

les perfections dont la nature humaine est capable; mais cela ne sert point à notre usage. Zénon, au contraire, a considéré celui que chacun en son particulier peut posséder; c'est pourquoi il a eu aussi une très-bonne raison de dire qu'il ne consiste qu'en la vertu, parce qu'il n'y a qu'elle seule, entre les biens que nous pouvons avoir, qui dépende entièrement de notre libre arbitre: mais il a représenté cette vertu si sévère et si ennemie de la volupté, en faisant tous les vices égaux, qu'il n'y a eu, ce me semble, que des mélancoliques, ou des esprits entièrement détachés du corps, qui aient pu être de ses sectateurs. Enfin, Epicure, considérant en quoi consiste la béatitude, et quel est le motif ou la fin à laquelle tendent nos actions, n'a pas eu tort de dire que c'est la volupté en général, c'est-à-dire le contentement de l'esprit; car, quand même la seule connoissance de notre devoir pourroit nous obliger à faire de bonnes actions, cela ne nous feroit cependant jouir d'aucune béatitude, s'il ne nous en revenoit aucun plaisir. Mais, parce qu'on donne souvent le nom de volupté à de faux plaisirs, qui sont accompagnés ou suivis d'inquiétudes, de chagrins et de repentirs, plusieurs ont cru que cette opinion d'Epicure enseignoit le vice; et en effet elle n'enseigne pas la vertu mais comme, lorsqu'il y a quelque part un prix pour tirer au blanc, on fait naître envie d'y tirer à ceux à qui l'on montre ce

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