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éclairé de la foi, n'avoit que la raison naturelle pour guide.

Il dit fort bien, au commencement, que vivere omnes beatè volunt, sed ad pervidendum quid sit quod beatam vitam efficiat, caligant. Mais il faut savoir ce que c'est que vivere beate; je dirois en françois vivre heureusement, s'il n'y avoit pas cette différence entre le bonheur et la béatitude, que le bonheur ne dépend que des choses qui sont hors de nous; d'où vient que ceux-là sont estimés plus heureux que sages, auxquels il est arrivé quelque bien qu'ils ne se sont point procurés; au lieu que la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d'esprit et une satisfaction intérieure, que n'ont pas ordinairement ceux qui sont les plus favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle. Ainsi, vivere beatè, vivre en béatitude, n'est autre chose qu'avoir l'esprit parfaitement content et satisfait. Considérant après cela ce que c'est quod beatam vitam efficiat, c'està-dire, quelles sont les choses qui nous peuvent donner ce souverain contentement, je remarque qu'il y en a de deux sortes, celles qui dépendent de nous, comme la vertu et la sagesse, et celles qui n'en dépendent point, comme les honneurs, les richesses et la santé. Car il est certain qu'un homme bien né, qui n'est point malade, qui ne manque de rien, et qui avec cela est aussi sage et aussi vertueux qu'un autre, qui est pauvre, mal

sain, et contrefait, peut jouir d'un plus parfait contentement que lui. Cependant, comme un petit vaisseau peut être aussi plein qu'un plus grand, quoiqu'il contienne moins de liqueur, si nous entendons par le contentement d'un chacun, la plénitude et l'accomplissement de ses désirs réglés selon la raison, je ne doute point que les plus pauvres et les plus disgrâciés de la fortune ou de la nature, ne puissent être entièrement contens et satisfaits aussi bien que les autres, quoiqu'ils ne jouissent pas de tant de biens : et ce n'est que de cette sorte de contentement dont il est ici question; car puisque l'autre n'est aucunement en notre pouvoir, la recherche en seroit superflue.

Or il me semble que chacun peut se rendre content par lui-même, et sans rien attendre d'ailleurs, pourvu seulement qu'il observe trois choses, auxquelles se rapportent les trois règles de morale que j'ai insérées dans le Discours de la Méthode.

La première est, qu'il tâche toujours de se servir, le mieux qu'il lui est possible, de son esprit, pour connoître ce qu'il doit faire ou ne pas faire, en toutes les circonstances de la vie.

La seconde est, qu'il ait une ferme et constante résolution d'exécuter tout ce que sa raison lui conseillera, sans que ses passions ou ses inclinations l'en détournent; et c'est la fermeté de cette résolution que je crois devoir être prise pour la vertu, quoique je ne sache point que personne

l'ait jamais ainsi expliquée; mais on l'a divisée en plusieurs espèces, à qui l'on a donné divers noms, à raison des divers objets auxquels elle s'étend.

La troisième, qu'il considère que, pendant qu'il se conduit ainsi, autant qu'il peut selon la raison, tous les biens, qu'il ne possède point, sont aussi entièrement hors de son pouvoir les uns que les autres, et que, par ce moyen, il s'accoutume à ne les point désirer; car il n'y a que le désir et le regret, ou le repentir, qui puissent nous empêcher d'être contens. Mais si nous faisons toujours ce que nous dicte notre raison, nous n'aurons jamais aucun sujet de nous repentir, quoique les événemens nous fissent voir dans la suite que nous nous sommes trompés; parce que si nous nous sommes trompés, ce n'est point par notre faute. Pourquoi ne désirons-nous point d'avoir, par exemple, plus de bras ou plus de langues que nous n'en avons, tandis que nous désirons d'avoir plus de santé ou plus de richesses? c'est seulement parce que nous nous imaginons que ces choses-ci pourroient être acquises par notre conduite, ou bien qu'elles sont dues à notre nature, et qu'il n'en est pas de même des autres. Nous pouvons nous désabuser de cette fausse opinion, en considérant que, puisque nous avons toujours suivi le conseil de notre raison, nous n'avons rien omis de ce qui étoit en notre pouvoir, et que les maladies et les

infortunes ne sont pas moins naturelles à l'homme, que les prospérités et la santé.

Au reste, toutes sortes de désirs ne sont pas incompatibles avec la béatitude; il n'y a, de tels, que ceux qui sont accompagnés d'impatience et de tristesse. Il n'est pas nécessaire non plus que notre raison ne se trompe point; il suffit que notre conscience nous témoigne que nous n'avons jamais manqué de résolution et de vertu pour exécuter toutes les choses que nous avons jugées être les meilleures; et ainsi, la vertu seule est suffisante pour nous rendre contens en cette vie.

Mais néanmoins, parce que notre vertu, lorsqu'elle n'est pas assez éclairée par l'entendement, peut être fausse, c'est-à-dire, parce que la résolution et la volonté de bien faire peut nous porter à des choses mauvaises, quand nous les croyons bonnes, le contentement qui en revient n'est pas solide; et parce qu'on oppose ordinairement cette vertu aux plaisirs, aux appétits et aux passions, elle est très-difficile à mettre en pratique; au lieu que le droit usage de la raison, donnant une vraie connoissance du bien, empêche que la vertu ne soit fausse; et même, en la conciliant avec les plaisirs licites, il en rend l'usage si aisé, et en nous faisant connoître la condition de notre nature, il borne tellement nos désirs, qu'il faut avouer que la plus grande félicité de l'homme dépend de ce droit usage de la raison; et par conséquent que

l'étude, qui sert à l'acquérir, est la plus utile de toutes les occupations, comme elle est aussi sans doute la plus agréable et la plus douce. Il suit de là, ce me semble, que Sénèque eût dû nous enseigner quelles sont toutes les principales vérités dont la connoissance est requise pour faciliter l'usage de la vertu, régler nos désirs et nos passions, el jouir ainsi de la béatitude naturelle : ce qui auroit rendu son livre le meilleur et le plus utile qu'un philosophe païen ait pu écrire.

III.

COMMENT Séneque traite la question du souverain bien et de la béatitude.

(Tom. Ier., Lett. V.)

J'ai dit précédemment ce qu'il me sembloit

que

Sénèque eût dû traiter en son livre; j'examinerai maintenant ce qu'il y traite. Je n'y remarque en général que trois choses: la première, est qu'il tâche d'expliquer ce que c'est que le souverain bien, et qu'il en donne diverses définitions : la seconde, qu'il dispute contre l'opinion d'Epicure et la troisième, qu'il répond à ceux qui objectent aux philosophes, qu'ils ne vivent pas selon les règles qu'ils prescrivent. Mais, afin de voir plus particulièrement comment il traite ces

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