Page images
PDF
EPUB

Il est vrai qu'il laisse subsister une autre difficulté, qui n'est guère moins considérable; car la tradition et la théologie nous enseignent que le corps de Jésus-Christ, dans l'Eucharistie, est numériquement le même corps qui a été attaché à la croix, le même qui est actuellement dans les cieux or cette identité véritable ne paroît pas avoir lieu dans le sentiment de M. Varignon. Aussi ce sentiment ou cette explication s'étant accréditée dans une maison de Bénédictins, l'abbé Duguet, consulté, s'éleva contre elle avec beaucoup de force et de véhémence; c'est la réfutation de ce sentiment qu'il a pour but, et qu'il poursuit uniquement dans son Traité dogmatique sur l'Eucharistie.

L'abbé de Lignac a senti, comme l'abbé Duguet, ce qui manquoit à l'explication de M. Varignon; il souscrit au jugement qu'en a porté l'abbé Duguet : il trouve cependant la censure qu'il en fait trop âpre et trop dure. Pour suppléer le vide du systême de Varignon, et lever la difficulté, qu'il laissoit intacte, il a donc imaginé un autre systême, qui auroit échappé, à ce qu'il prétend, à la censure de l'abbé Duguet. Ce systême, il l'expose dans l'ouvrage qui a pour titre : Présence corporelle de l'homme en plusieurs lieux, prouvée possible, etc. Un développement suffisant de ce systême entraîneroit pour nous trop de longueur : nous nous contenterons de dire qu'il est assez plausible, et qu'il a paru, à plusieurs personnes très - intelligentes, échapper au reproche bien fondé, qu'on faisoit à l'autre systême, de ne point conserver l'identité du corps de Notre-Seigneur, Mais ce qu'il nous importe le plus d'observer,

1°. C'est que ces différens systêmes, quoiqu ils n'aient

pas été jusqu'ici assez complètement heureux, font cependant entrevoir quelque possibilité de parvenir un jour au but louable où tendoient leurs respectables auteurs;

2o. C'est que ces systêmes sont bien faits pour rendre les ennemis de la religion plus réservés et plus modestes, lorsqu'il s'agit de prononcer si le dogme catholique de l'Eucharistie implique contradiction; car enfin la plupart de ces messieurs n'apercevroient jamais ce que ces systèmes renferment d'insuffisant et de défectueux dans l'explication du dogme;

5o. C'est que ces messieurs méritent bien peu d'en être crus, lorsqu'ils disent apercevoir évidemment des impossibilités, des absurdités, où Descartes et Leibnitz, après avoir donné la plus grande attention à l'objet, n'en ont aperçu aucune : j'ai dit Leibnitz, car il a aussi imaginé une manière de faire évanouir les principales difficultés qu'offre le dogme de l'Eucharistie, qu'il a crue très-plausible jusqu'à la fin de sa vie ;

4°. C'est que ces systêmes sont tous nés plus ou moins prochainement de celui de Descartes, et que ce philosophe a la gloire d'être le premier qui ait ouvert une route qu'il n'a pas eu le temps de suivre, où d'autres ont déjà aplani les plus grandes des difficultés qu'on y rencontre, et font espérer que ceux, qui les suivront, arriveront enfin au terme.

Véritablement il est à regretter que Descartes n'ait point rendu publique son opinion plusieurs années avant sa mort; on lui auroit fait les difficultés qu'on fait aujourd'hui, et elles lui auroient donné lieu de rectifier son systême, et de l'accorder avec ce qu'il enseigne dans ses réponses aux quatrièmes objections.

PREMIÈRE LETTRE.

Votre lettre, du 22 octobre, ne m'a été rendue que depuis huit jours, ce qui est cause que je n'ai pu vous témoigner plutôt combien je vous suis obligé, non pas de ce que vous avez pris la peine de lire et d'examiner mes Méditations; car n'ayant point été auparavant connu de vous, je veux croire que la matière seule vous y aura incité; ni aussi de ce que vous les avez digérées en la façon que vous avez fait, car je ne suis pas si vain que de penser que vous l'ayez fait à ma considération, et j'ai assez bonne opinion de mes raisonnemens pour me persuader que vous avez jugé qu'ils valoient bien la peine d'être rendus intelligibles à tout le monde, à quoi la nouvelle forme que vous leur avez donnée peut beaucoup servir; mais de ce qu'en les expliquant, vous avez eu soin de les faire paroître avec toute leur force, et d'interpréter à mon avantage plusieurs choses qui auroient pu être perverties ou dissimulées par d'autres. C'est en quoi je reconnois votre franchise, et je vois que vous avez voulu me favoriser. Je n'ai pas trouvé un mot, dans l'écrit qu'il vous a plu me communiquer, auquel je ne souscrive entièrement, et quoiqu'il y ait plusieurs pensées qui ne sont point dans mes Méditations, ou du moins qui n'y sont point déduites de la même façon, il n'y en a toutefois aucune que je

ne voulusse bien avouer pour miennes : aussi n'a-ce pas été de ceux qui ont examiné mes écrits. comme vous, dont j'ai parlé dans le Discours de ma Méthode, quand j'ai dit que je ne reconnoissois pas les pensées qu'ils m'attribuoient, mais seulement de ceux qui les avoient recueillies de mes discours en conversation particulière.

Quand, à l'occasion du saint sacrement, je parle de la superficie qui est moyenne entre deux corps, à savoir, entre le pain ou bien le corps de JésusChrist, après la consécration, et l'air qui l'environne, par ce mot de superficie, je n'entends point quelque substance ou nature réelle qui peut être détruite par par la toute-puissance de Dieu, mais seulement un mode ou une façon d'être, laquelle ne . peut être changée sans le changement de ce en quoi ou par quoi elle existe; comme il implique contradiction que la figure carrée d'un morceau de cire lui soit ôtée, et que néanmoins aucune des parties de cette cire ne change de place. Or cette superficie moyenne entre l'air et le pain ne differe pas réellement de la superficie du pain, ni aussi de celle de l'air qui touche le pain; mais ces trois superficies sont en effet une même chose, et different seulement à l'égard de notre pensée; c'està-dire, quand nous la nommons la superficie du pain, nous entendons que, quoique l'air qui environne le pain soit changé, elle demeure toujours eadem numero, mais que si le pain change, elle

change aussi; et quand nous la nommons la superficie de l'air qui environne le pain, nous entendons qu'elle change avec l'air et non pas avec le pain; enfin, quand nous la nommons la superficie moyenne entre l'air et le pain, nous entendons qu'elle ne change ni avec l'un ni avec l'autre, mais seulement avec la figure des dimensions qui séparent l'un de l'autre, si bien qu'en ce sens c'est par cette seule figure qu'elle existe, et c'est aussi par elle seule qu'elle peut changer; car le corps de Jésus-Christ étant mis en la place du pain, et d'autre air venant en la place de celui qui environnoit ce pain, la superficie qui étoit auparavant entre d'autre air et le pain, et qui est alors entre l'air et le corps de Jésus-Christ, demeure eadem numero, parce qu'elle ne prend pas son identité numérique de l'identité des corps dans lesquels elle existe, mais seulement de l'identité ou ressemblance des dimensions: comme nous pouvons dire que la Loire est la même rivière qu'elle étoit y a dix ans, quoique ce ne soit, plus la même eau, et que, peut-être aussi, il n'y ait plus aucune partie de la même terre qui environnoit

il

cette eau.

Pour la façon dont le corps de Jésus-Christ est au saint sacrement, je crois que ce n'est pas à moi à l'expliquer, après avoir appris du concile de Trente, qu'il y est eá existendi ratione quam verbis exprimere vix possumus, lesquels mots j'ai

« PreviousContinue »