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pourquoi j'en avois eu d'autres ci-devant, et je trouvai que la principale raison étoit que, dès ma jeunesse, j'avois fait plusieurs jugemens touchant les choses naturelles, (comme celles qui devoient beaucoup contribuer à la conservation de ma vie, dans laquelle je ne faisois que d'entrer) et que j'avois toujours retenu depuis les mêmes opinions que j'en avois eues autrefois. Et parce que mon esprit nese servoit pas bien en ce bas âge des organes du corps, et qu'y étant trop attaché, il ne pensoit rien sans eux, aussi n'apercevoit-il que confusément toutes choses. Et quoiqu'il eût connoissance de sa propre nature, et qu'il n'eût pas moins en soi l'idée de la pensée que celle de l'étendue, néanmoins, parce qu'il ne concevoit rien de purement intellectuel qu'il n'imaginât aussi en même temps quelque chose de corporel, il prenoit l'un et l'autre pour une même chose, et rapportoit au corps toutes les notions qu'il avoit des choses intellectuelles. Et parce que je ne m'étois jamais depuis délivré de ces préjugés, il n'y avoit rien que je connusse assez distinctement, et que je ne sup+ posasse être corporel

Après que j'eus considéré toutes ces choses, et que j'eus soigneusement distingué l'idée de l'esprit humain des idées du corps et du mouvement cor→ porel, et que je me fus aperçu que toutes les autres idées que j'avois eues auparavant, soit des qualités réelles, soit des formes substantielles,

avoient été par moi composées, ou forgées par mon esprit, je n'eus pas beaucoup de peine à me défaire de tous les doutes qui sont ici proposés.

Car, premièrement, je ne doutai plus que je n'eusse une claire idée de mon propre esprit, duquel je ne pouvois pas nier que je n'eusse connoissance, puisqu'il m'étoit si présent et si conjoint. Je ne mis plus aussi en doute que cette idée ne fût entièrement différente de celles de toutes les autres choses, et qu'elle n'eût rien en soi de ce qui appartient au corps, parce qu'ayant recherché trèssoigneusement les vraies idées des autres choses, et pensant même les connoître toutes en général, je ne trouvois rien en elles qui ne fût en tout différent de l'idée de mon esprit. Et je voyois qu'il y avoit une bien plus grande différence entre ces choses, (qui, quoiqu'elles fussent tout à la fois en ma pensée, me paroissoient néanmoins distinctes, et différentes comme sont l'esprit et le corps) qu'entre celles dont nous pouvons, à la vérité, avoir des pensées séparées, en nous arrêtant à l'une sans penser à l'autre, mais qui ne sont jamais ensemble en notre esprit, sans que nous ne voyions qu'elles ne peuvent pas subsister séparément. Ainsi, par exemple, l'immensité de Dieu peut bien être conçue, sans que nous pensions à sa justice; mais on ne peut pas les avoir toutes deux présentes à son esprit, et croire que Dieu puisse être immense, sans être juste. Et l'on peut aussi fort bien con

noître l'existence de Dieu, sans que l'on sache rien des personnes de la très-sainte Trinité, (qu'aucun esprit ne sauroit bien entendre, s'il n'est éclairé des lumières de la foi) mais lorsqu'elles sont une fois bien entendues, je nie qu'on puisse concevoir entr'elles aucune distinction réelle à raison de l'essence divine, quoique cela se puisse à raison des relations.

Enfin, je n'appréhendai plus de m'être peutêtre laissé surprendre et prévenir par mon analyse, lorsque voyant qu'il y a des corps qui ne pensent point, ou plutôt concevant très-clairement que certains corps peuvent être sans la pensée, j'ai mieux aimé dire que la pensée n'appartient point à la nature du corps, que de conclure qu'elle en est un mode, sur ce que j'en voyois d'autres (savoir ceux des hommes) qui pensent: car, à dire vrai, je n'ai jamais vu ni compris que les corps humains eussent des pensées, mais seulement que ce sont les mêmes hommes qui pensent, et qui ont des corps. Et j'ai reconnu que cela se fait par la composition et l'assemblage de la substance qui pense, avec la corporelle, parce que, considérant séparément la nature de la substance qui pense, je n'ai rien remarqué en elle qui pût appartenir au corps, et que je n'ai rien trouvé dans la nature du corps, considérée toute seule, qui pûtappartenir à la pensée. Mais au contraire, examinant tous les modes tant du corps que de l'esprit, je n'en ai pas

remarqué un, dont le concept ne dépendît entiè rement du concept même de la chose dont il est le mode. Aussi de ce que nous voyons souvent deux choses jointes ensemble, on ne peut pas pour cela inférer qu'elles ne sont qu'une même chose; mais de ce que nous voyons quelquefois l'une de ces choses sans l'autre, on peut fort bien conclure qu'elles sont diverses.

Et il ne faut pas que la puissance de Dieu nous empêche de tirer cette conséquence: car il n'y a pas moins de répugnance à penser que des choses que nous concevons clairement et distinctement, comme deux choses diverses, soient faites une même chose en essence, et sans aucune composition, que de penser qu'on puisse séparer ce qui n'est aucunement distinct. Et par conséquent, si Dieu a mis en certains corps la faculté de penser, (comme en effet il l'a mise en ceux des hommes) il peut, quand il voudra, l'en séparer; et ainsi elle ne laisse pas d'être réellement distincte de ces

corps.

VI.

DEFENSE de l'immatérialité de l'ame contre diverses objections.

(MEDIT. Rép. aux sixièmes object., pag. 525.)

On m'objecte que lorsque je dis : Je pense, donc je suis, on pourroit me répondre : Vous vous trompez, vous ne pensez pas, vous êtes seulement mû, et vous n'êtes autre chose qu'un mouvement corporel; personne n'ayant encore pu jusqu'ici comprendre le raisonnement par lequel vous prétendez avoir démontré qu'il n'y a point de mouvement corporel qui puisse légitimement être appelé du nom de pensée.

Je réponds qu'il est absolument impossible que celui qui, d'un côté, sait qu'il pense, et qui d'ailleurs connoît ce que c'est que d'être mû, puisse jamais croire qu'il se trompe, et qu'en effet il ne pense point, mais qu'il est seulement mû: car ayant une idée, ou une notion toute autre de la pensée que du mouvement corporel, il faut nécessairement qu'il conçoive l'un comme différent de l'autre; quoique pour s'être trop accoutumé à attribuer à un même sujet plusieurs propriétés différentes, et qui n'ont entr'elles aucune affinité, il puisse se faire qu'il révoque en doute, ou même qu'il assure, que c'est en lui la même chose qui

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