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Allemands, pour leur compatriote, Brucker n'a vu Descartes que par les yeux de Leibnitz, ou du moins, dans le jugement qu'il porte sur son mérite et sa philosophie, il ne fait guère que répéter ce qu'en avoit dit celui-ci en diverses occasions. Cependant il semble qu'il ait eu quelque regret d'avoir été si réservé dans les louanges données à Descartes, et qu'il ait voulu réparer dans la suite cette odieuse parcimonie; car voici le magnifique éloge qu'il en fait dans le supplément à son Histoire de la Philosophie. C'est à l'occasion d'un parallèle entre Descartes et Gassendi : « Quelque <«< éminent, dit-il, qu'ait été le mérite de Gas<< sendi et du petit nombre de ses sectateurs, <<< celui de Descartes a été plus éminent encore. « Il a surpassé Gassendi par la grandeur dụ « courage et la constance avec laquelle il a « travaillé à réformer la philosophie. Il n'a « point perdu de temps à embellir une vieille « secte, comme a fait Gassendi à l'égard de «< celle d'Epicure; mais plein de cette éléva«<tion de génie, et de cette noble ardeur qui << avoit animé Pythagore, Platon et les autres « fondateurs de secte, il a osé seul chercher

« une route nouvelle et qui n'eût été frayée « par personne; il a essayé, sur les ailes deson « génie, de s'élever aussi de terre, et de par<< venir jusqu'au sommet du Parnasse et au «palais de la sagesse. Cette magnificence de << sentimentet de courage, secondée par toutes << les forces d'une volonté et d'un entendement « qui, dans leur capacité, ne connoissoient << point de mesure, l'a tiré de la troupe des << philosophes, pour l'élever au-dessus d'eux, « et le rendre père d'une philosophie aussi «< ingénieuse que nouvelle. Il est arrivé de là << que, tandis que la philosophie de Gassendi « est demeurée resserrée dans d'étroites limi«tes, celle de Descartes a rempli tout le monde << philosophique: la hardiesse inconcevablede << son génie lui donne encore sur le chancelier «Bacon un avantage remarquable. Bacon, << avec une pénétration de jugement incroya« ble, a mesuré des yeux le champ de la saine << philosophie; mais il n'est point entré dans << ce vaste champ, et n'a pu tirer de sa cul« ture aucune gloire. Descartes, au contraire, «ne se bornant point à établir des principes, « et ne se contentant point de jeter les yeux

« sur la vérité toute nue, a fait de grands pas <<< en avant; il a pénétré jusqu'aux sources de << la véritable philosophie, et les a percées par « la force de son génie : il a érigé à cette phi<«<losophie un palais, dans lequel sont abattus «<les lares de la sagesse qu'Aristote avoit main<< tenus si long-temps; et appelant à son ser« vice la géométrie, il en a élevé d'autres in«< comparablement plus beaux que les pre«miers ». (Suppl. Hist. Philos. p. 847.)

Telles sont les fleurs superbes que Brucker a cru devoir jeter sur la tombe de Descartes.

Il n'existe point d'édition complète des œuvres de Descartes ; c'est une tache sur la littérature, et même sur la nation françoise: et cette tache paroît bien plus sensible, quand on jette les yeux sur les superbes éditions qu'ont données les Anglois de leurs plus illustres philosophes, tels que Bacon, Newton, Boyle, etc. Il y a près de cent cinquante ans qu'on sentoit la convenance, la necessité même de donner une édition complète des œeuvres de Descartes : l'Académie des sciences en avoit eu le projet; mais il est demeuré jusqu'ici sans exécution. On a bien réim

primé à Paris, en 1724, les Œuvres de Descartes, en 13 vol. in-12; mais outre que cette édition ne renferme que les ouvrages déjà imprimés de Descartes, et ne les renferme pas même tous, elle a été faite avec beaucoup de négligence, jusque là que dans les volumes qui renferment les lettres, on en a oublié de très-longues et de très-importantes qu'il faut chercher dans les anciennes éditions (1).

On voit par le dénombrement qu'a fait Baillet, liv. VII, ch. xx, des ouvrages de Descartes non encore imprimés, qu'il en existoit, au temps où il écrivoit sa vie, un assez grand nombre: et c'est ce qui rendoit plus instante et plus importante l'édition complète dont nous parlons. Que sont devenus ces manuscrits si précieux pour les sciences et pour la

(1) En 1713, parut à Amsterdam, chez Westein, une éðition de toutes les Œuvres de Descartes, en 9 vol. in-4°. Peutêtre cette édition renferme quelque ouvrage de Descartes qui n'avoit pas encore été imprimé; mais nous n'avons pas pu nous en assurer : car telle est notre indifférence pour le philosophe qui a fait le plus d'honneur à la nation françoise, qu'il n'existe à Paris aucun exemplaire de cette édition; du moins il n'en est aucun dans les bibliothèques publiques.

gloire de la nation françoise? Il en est véri→ tablement quelques-uns qu'un savant Hollandois fit imprimer, en 1701, sous le nom d'Opera posthuma Cartesii: et dans ce nom bre se trouve heureusement celui qui étoit le plus précieux de tous, et qui a pour titre: Regula ad directionem ingenii, etc. L'auteur de la Logique de Port-royal, qui en avoit eu connoissance, en faisoit le plus grand cas: et peut-être même cet ouvrage est-il supérieur au fameux Discours de la Méthode. Mais telle a été, en France, notre négligence, notre insouciance pour les oeuvres de Descartes, qu'il n'existe pas même une traduction françoise d'un opuscule si intéressant, et que les exemplaires de l'original latin sont si rares, qu'à peine avons-nous pu en découvrir un ou deux dans toutes les bibliothèques de la capitale. Oh! qu'il est à craindre que tous les autres ouvrages inédits de Descar tes n'aient malheureusement péri, ainsi que tant de mémoires manuscrits sur sa vie, que Baillet cite, et avoit eu sous les yeux ! Du moins nous les avons cherchés très-inutilement dans la bibliothèque impériale, et

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