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été pour lui une source de désagrémens, et même qu'il lui fit perdre quelques-uns de ses meilleurs amis. Dans les Mémoires de sa vie, il nous apprend encore à ce sujet une anecdote curieuse. Il avoit cru devoir offrir à M. Bossuet, son ancien ami, un exemplaire de son ouvrage, et accompagner l'envoi d'une lettre honnête. Il n'ignoroit pas que l'évêque de Meaux étoit partisan de Descartes, et il nous apprend qu'ils avoient eu souvent entr'eux des disputes amicales, mais vives, sur quelques points de sa philosophie. M. Bossuet ne reçut point favorablement le présent; il trouva mauvais qu'en même temps que l'auteur de l'ouvrage le supposoit un partisan de la philosophie de Descartes, il soutînt que cette philosophie étoit contraire à la foi. M. Huet nous fait connoître quelle fut son excuse auprès de M. Bossuet: il lui répondit qu'on ne blessoit point l'intégrité de la foi des anciens pères, ni de saint Thomas, en disant que les premiers avoient suivi Platon, et le second Aristote. (Commentarius de rebus ad se, etc.) Quoi qu'il en soit de la valeur de cette excuse, il résulte toujours de l'anecdote précédente,

que si M. Huet étoit contraire à Descartes, M. Bossuet lui étoit favorable; et le suffrage d'un prélat aussi zélé pour la saine doctrine, et qui, sans contredit, étoit le premier théologien de son siècle, suffit pour montrer que la philosophie de Descartes ne devoit point alarmer les ministres de la religion. Le secrétaire de ce grand homme, M. Le Dieu, nous apprend, et ce jugement est bien remarquable, qu'il mettoit le discours de Descartes sur la Méthode au-dessus de tous les ouvrages de son siècle.

M. Huet, aigri de plus en plus contre les cartésiens, publia, en 1693, en gardant ce-pendant l'anonyme, un nouvel ouvrage contre Descartes, sous le titre de Nouveaux Mémoires pour servir à l'histoire du Cartésianisme. Cet ouvrage respire, encore plus. que le premier, une véritable animosité contre la doctrine et contre la personne même de Descartes. Mais quelle pouvoit être la raison de ce procédé de la part d'un prélat d'ailleurs si modéré et si honnête? Brucker ne doute pas qu'on ne doive la chercher uniquement dans les instigations des jésuites, ennemi de Des

cartes, dit-il, et très-intimement liés avec l'évêque d'Avranches. Mais ce jugement ou cette conjecture nous paroît très frivole; elle suppose d'ailleurs que le corps des jésuites étoit ennemi de Descartes, ce qui est contraire à la vérité. La conjecture de M. Thenisseul, rapportée par Niceron dans la Vie de Descartes, nous paroît beaucoup plus plausible : « Quand M. Huet composa sa censure de la « philosophie de Descartes, il étoit, dit cet « auteur, piqué contre les cartésiens. On le << voit dans le quatrième chapitre de cet ou«vrage. Il trouvoit mauvais que ces philo« sophes préférassent ceux qui cultivent leur « raison à ceux qui ne font que cultiver leur « mémoire, et qu'ils exigeassent qu'on tra<< vaillat plutôt à se connoître, qu'à connoî« tre ce qui s'étoit passé dans les siècles reaculés. Quoi! dit-il, chap. vi, parce « que nous sommes savans, nous devien« drons le sujet de la plaisanterie des car«tésiens»! Le mécontentement que pouvoient donner à ce prélat les déclamations imprudentes et exagérées de quelques cartésiens, étoit bien naturel. Il avoit consacré

toutes ses veilles à l'étude de l'antiquité: c'est sur son érudition qu'étoient fondées sa gloire et sa fortune. Décrier l'érudition, c'étoit donc vouloir prouver qu'il avoit perdu son temps, et qu'il n'avoit aucun droit solide ni à la gloire, ni aux dignités dont il avoit été revêtu.

Quoi qu'il en soit, M. Huet, tout prévenu qu'il étoit contre Descartes, a été forcé de lui rendre un glorieux témoignage, que nous devons recueillir avec d'autant plus de soin, que le trait qu'il loue dans ce philosophe n'entre pas communément dans son éloge: «Il est parti, dit-il, de principes « très-simples, très-clairs et en très-petit « nombre, pour expliquer toute la nature; « et par un procédé digne d'un grand phi«<losophe, il a suivi constamment l'ordre <«<et a enchaîné toutes ses explications les « unes aux autres. Dans une très - grande << abondance, il est court; et dans une très« grande briéveté, jointe à une subtilité qui « n'est pas moins grande, il est clair; et je « ne crains pas d'assurer qu'en tous ces der«niers points, il n'est aucun philosophe, an

«< cien ou moderne, qui lui soit compara « ble (1) ».

La censure de M. Huet et la célèbre critique du P. Daniel, sous le titre de Voyage du monde de Descartes, n'arrêtèrent point le progrès de la philosophie cartésienne. Sa victoire sur le péripatétisme, ne tarda pas à être complète : elle pénétra dans tous les colléges, dans ceux même de l'Université, et y régna paisiblement jusqu'au temps où une philosophie, qui s'occupe plus de calculer les effets que d'en découvrir les causes, commença à être à la mode. Tel fut le sort de la philosophie de Descartes dans sa patrie.

Cette même philosophie fut d'abord plus favorablement accueillie en Angleterre qu'elle ne l'avoit été en France, et on y témoigna encore pour la personne du philosophe une

(1) A paucissimis et simplicissimis et clarissimis principiis exorsus, universam naturam explicare instituit: quod fait summo philosopho dignum, rationis ordinem tenet et connexionem rerum. In maximâ copiâ brevis est; in summâ brevitate et subtilitate dilucidus. Quibus postremis laudibus eum vel veterum vel recentiorum philosophorum æquiparat nemo. Censura Philosophiae Cartesianæ, ed. 4, p. 228.

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