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Nul des autres mortels ne mesure les peines,
Qu'ils savent tous cacher comme il cache les siennes;
Et chacun, l'œil en pleurs en son cœur douloureux,
Se dit: Excepté moi, tout le monde est heureux.

Ils sont tous malheureux. Leur prière importune Crie et demande au ciel de changer leur fortune. Is changent; el bientôt versant de nouveaux pleurs, Ils trouvent qu'ils n'ont fait que changer de malheurs.

V

Alfred de Vigny.

Pour suivre la filiation de la poésie en France et ne pas sortir des années que nous devons explorer, nous passerons d'André Chénier à M. Alfred de Vigny, regrettant toutefois de ne pouvoir consacrer quelques pages à Millevoye, qui nous semble un poëte doué d'une puissance bien réelle.

En 1814 ou 1815, deux jeunes gens se retrouverent dans un bal après un assez long intervalle; ces deux jeunes hommes avaient été dans l'enfance nourris ensemble de poésie et de littérature. Les semences avaient fructifié, et tous deux se communiquèrent leurs besoins et leurs idées sur la régé nération de cette belle chose qui avait tous leurs amours. Ces jeunes initiés à l'influence régénératrice qui devait plus tard se manifester avec tant d'éclat dans M. Victor Hugo, étaient MM. de Vigny et Emile Deschamps. En parlant du premier, M. Sainte-Beuve dit :

« Des morceaux d'André Chénier, publiés par M. de Chateaubriand dans le Génie du Christianisme, et par Millevoye à la suite de ses poésies, donnaient déjà beaucoup à réfléchir à cet esprit

avide de l'antique qui cherchait une forme, et que e faire de Delille n'annonçait pas. Myrto, la Jeune l'arentine et la Blanche Nérée, faisaient éclore à eur souffle cette autre vierge enfantine, la Lesienne Simetha. Une société choisie et lettrée se assembla chez M. Deschamps. Écoutons l'auteur les dernières paroles nous la peindre au complet lans une de ses pièces les plus touchantes.

C'était là le bon temps; c'était notre âge d'or,

Où pour se faire aimer Pichalt vivait encore,
Signe du paradis qui traversa le monde,

Sans s'abattre un moment sur cette fange immonde;
Soumet, Alfred, Victor, Parceval, vous enfin

Qui dans ces jours heureux vous teniez par la main,
Rappelez-vous comment au fauteuil de mon père
Vous veniez, le matin, sur les pas de mon frère,
Du feu de poésie échauffer ses vieux ans,

Et sous les fleurs de mai cacher ses cheveux blancs.
Les plus jeunes voulaient Byron et Lamartine,
Et frémissaient d'amour à leur muse divine;
Les autres, avant eux amis de la maison,
Calmaient cette chaleur par leur froide raison,
Et savaient chaque jour tirer de leur mémoire
Sur Voltaire et Le Kain quelque nouvelle histoire.

» Pichalt, MM. Soumet, Guiraud, Jules Lefèvre, faisaient donc partie de ce premier cénacle qui a devancé l'autre de presque dix ans, et qui s'est prolongé en expirant jusque dans la Muse française. M. de Vigny, alors officier dans la garde, tantôt à Courbevoie, tantôt à Vincennes, mais toujours à portée de Paris et le plus souvent à la ville, essayait et caressait dans ce cercle ami ses prédilections poétiques. (Critiques et portraits. } »

Tout poëte dérive plus ou moins de ses devanciers; M. Sainte-Beuve ne peut, dit-il, saisir la filiation de M. de Vigny. Pour nous, nous ne voyons pas en quoi M. de Vigny ne pourrait pas se rattacher à ses prédécesseurs. Sa forme ne nous semble pas tellement nouvelle qu'elle fasse oublier celle de Millevoye par exemple; et les régions poétiques qu'il parcourt ne nous semblent pas d'un caractère qui soit parfaitement personnel à lui. Sous ce rapport nous trouvons encore à Millevoye une tout autre puissance; nous croyons même M. Émile Deschamps plus novateur dans l'allure du vers, dans sa facture, dans l'admission des tours naïfs et familiers au milieu du langage poétique.

Nous saisirons cette occasion pour redresser trois injustices commises par un homme qui en commet si peu. M. Sainte-Beuve, dans ses Portraits littéraires, semble beaucoup trop rejeter Millevoye parmi les poëtes dignes d'une considération médiocre; en un autre endroit il assure que M. de Lamartine, dans ses Harmonies poétiques et religieuses, doit faire oublier et remplacer l'auteur des Harmonies de la nature, l'onctueux et pittoresque Bernardin, qui, en tant que génie d'une nature toute propre et toute divine, ne peut être remplacé par personne. Il nous semble même bien loin d'être prouvé que Bernardin soit un talent d'une portée inférieure à M. de Lamartine. En troisième lieu, l'auteur des Consolations semblerait vouloir élever madame de Flahaut au-dessus de madame Cottin,

qui, selon nous, est d'une science de passion tout autre que le peintre délicat sans doute, mais bien effleurant, d'Adèle de Sénange. Pour trouver des rivales et des supériorités à madame Cottin, il faut aller chercher les charmantes miss romancières de la Grande-Bretagne, l'auteur de Delphine et cette autre femme qui, par sa mâle éloquence, s'est placée de prime-saut parmi les royautés de notre époque.

Que l'on nous pardonne cette digression, qui est pour nous comme une sorte de protestation consciencieuse contre les opinions littéraires d'un homme dont nous aimons tant et la personne et les écrits.

Loin de nous aussi la pensée de vouloir rabaisser le talent de M. de Vigny comparativement à celui de notre Millevoye; le chantre d'Éloa, de Dolorida et de Moïse, nous sera toujours l'un des esprits les plus parfaitement exquis dans leur élégance et leur étincelante finesse; parfois même, comme dans Moïse, il s'élève à une éloquence mâle et profonde, quoiqu'elle n'ait pas cette abondance qui caractérise les grands poëtes. Dans Moïse, le refrain d'une expression fort belle vient magnifiquement se poser à la fin des plaintes que le prophète puissant et solitaire élève vers Dieu. Éloa nous offre un exquis portrait de femme, et nous révèle dans la compassion les divins secrets de ses plus chères faiblesses. L'esprit du mal voulant séduire Éloa, cet ange qui, dans l'ingénieuse fiction du poëte,

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