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THEATRE.

IX

Lemercier.-Casimir Delavigne. - Alexandre Dumas.
Scribe. De Vigny, etc.

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La littérature dramatique de la France était sans contredit sa plus grande gloire poétique jusqu'à notre siècle. Le nom de Molière est salué avec acclamation par le monde entier, comme celui du premier poëte comique qui ait paru sur la terre. La sublimité de Corneille n'est pas contestée; Racine, si long-temps le plus populaire des poëtes tragiques français, était moins compris des étrangers, habitués à la muse un peu convulsive de leurs écrivains; Voltaire, malgré des défauts énormes, a des qualités brillantes, et ces quatre noms, surtout les trois premiers, suffiraient pour placer le théâtre français à un rang très élevé dans l'opinion de l'univers. Tous les écrivains qui ont suivi les errements de ces grands hommes ont vu leur célébrité pâlir devant cette auréole immortelle. Jusqu'à l'apparition des premiers drames de MM. Alexandre Dumas et Victor Hugo, la tragédie française a imité sans bonheur la forme du siècle de Louis XIV:

c'étaient les poëtes du grand siècle, moins le génie. On a tout dit sur cette pauvre littérature dramatique de l'empire, sur les malheureuses imitations que Ducis nous a données de l'œuvre colossale de Shakspeare, sur les tragédies de Chénier. Il faut reconnaître cependant qu'il y avait dans ces deux hommes des facultés remarquables; chez le premier principalement un sentiment profond de la douleur; mais il a été effrayé du géant avec lequel il luttait; son époque d'ailleurs ne savait pas le comprendre. M. Lemercier a eu dans Agamemnon et ailleurs des inspirations vraiment tragiques. La facilité spirituelle de M. Casimir Delavigne lui a fait un public qui ne l'abandonne pas; mais le véritable drame de l'époque est celui de l'école appelée long-temps romantique, dont MM. Dumas et Victor Hugo sont demeurés les chefs reconnus.

. Ce drame n'est en rien une création. Il fut sans nul doute une nouveauté pour la France; mais au fond ce n'était qu'une imitation de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Espagne. Pour les esprits familiers avec Shakspeare, Calderon, Lope de Vega, Goëthe et Schiller, le drame moderne français n'est pas plus nouveau que les tragédies de MM. Delavigne, Soumet, Guiraud, Ancelot et compagnie. Il faut avouer qu'il n'y a guère de forme dramatique nouvelle possible depuis la forme shakspearienne. Eloignons donc toute idée d'innovation relativement à l'Europe; l'innovation ne pouvait concerner que la France.

M. Alexandre Dumas possède à un haut degré l'art de saisir l'âme du spectateur, d'exciter sa curiosité; il précipite son action, et étonne par des mots audacieux ou d'un effet terrible; il est passionné, brûlant, mais parfois aussi exagéré jusqu'à l'étrange. Son drame est bien mieux au théâtre qu'à la lecture; son style a de la lucidité et de l'éclat, mais il révèle la rapidité du travail de l'auteur. D'ailleurs ses pièces manquent de développements, elles ressemblent à des improvisations. Antony, quelles que soient ses déclamations ampoulées, est l'oeuvre capitale de son auteur. Madame Dorval et Bocage y produisaient un effet étonnant sur les auditeurs non étrangers aux passions ardentes. Le dénouement est un des plus tragiques qui soient au théâtre. Christine renferme des beautés incontestables; la Tour de Nesle a une scène magnifique, celle de la prison; Thérésa offre plusieurs passages d'un pathétique saisissant; mais nous ne comprenons pas qu'un homme aussi heureusement doué puisse s'égarer jusqu'à Kean et Don Juan de Marana.

Caligula, annoncé avec tant de fracas, est une pièce très médiocre. Comme peinture historique, c'est faible, comparé aux historiens du temps. Cette Rome des empereurs était bien un autre cloaque de sang et de débauches. Comprenez-vous qu'un poëte dramatique, pour peindre un de ces géants de luxure et d'orgueil, nous le montre arrachant une jeune fille à son amant? C'étaient des crimes qui

ne comptaient pas dans la vie de pareils hommes ; au reste, ce sont des sujets qu'il ne faut pas étaler sur le théâtre.

M. Victor Hugo, qui fait peut-être moins d'effet à la scène, possède des qualités plus littéraires. Son vers dramatique, par exemple, a une originalité, une personnalité admirables. Souvent déparé par des bizarreries, le drame de M. Hugo offre des passages dignes de Corneille. Presque tout le rôle du vieillard, dans Hernani, est tracé avec une force et une grandeur héroïques. La prose dramatique de M. Hugo n'est pas moins remarquable par la fermeté et la largeur. Nous retrouvons ici toutes les qualités que nous avons déjà louées dans les autres œuvres de cet écrivain. Cependant M. Victor Hugo n'est pas un grand poëte dramatique, dès qu'on le compare aux géants de la scène. Non seulement il est loin de Shakspeare, mais de Schiller et de Goëthe. Que lui manque-t-il donc?

Presque toujours la charpente de ses drames est frêle. On remarque de belles scènes çà et là; certaines colonnes sont magnifiques, mais l'ensemble de l'édifice n'est pas solide. Lucrèce Borgia est peut-être sous ce rapport la première de ses pièces; c'est celle qui présente les plus amples proportions. Le Roi s'amuse, malgré le magnifique discours de Saint-Valier et la passion terrible de Triboulet, est une œuvre dégingandée. Il semble que ce monument croulerait au moindre souffle. La force créatrice qui harmonise manque ici to

talement. Marion de Lorme, Marie Tudor et Angélo ne renferment également que des fragments remarquables. Placez auprès de ces créations Macbeth, Roméo, Othello, Henri III, elles s'effacent comme les étoiles pâlissent à l'approche du jour. Non seulement l'action des pièces de M. Hugo n'est pas forte, mais l'âme humaine n'y est pas analysée; le poëte semble s'endormir au bruit harmonieux et sauvage de sa parole, à l'éclat des décorations dont il couvre la scène. Les développements psychologiques sont cependant de toute nécessité dans le drame des nations avancées. Est-ce que nous sommes moins que les Anglais du temps d'Elisabeth? On le croirait, puisque nous applaudissons Angélo.

Une autre erreur de M. Hugo, c'est l'opinion qu'il professe sur la vérité historique: un homme célèbre n'est autre chose pour lui qu'un thème sur lequel il module ses fantaisies poétiques. Il est impossible que la critique admette cette idée. Le poëte n'est nullement obligé d'enchaîner ses fantaisies; le drame domestique lui offre les mille variétés de la vie humaine; mais lorsqu'il aborde l'histoire, il faut qu'il la respecte. Le drame doit présenter à une nation le résumé de ses fastes, et non les travestir au gré du caprice de l'écrivain. C'est non seulement une injustice envers le personnage travesti, mais c'est manquer à tout un peuple auquel on enseigne sciemment l'erreur.

Toutes ces critiques n'empêchent pas M. Hugo

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