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la nuit les lourds canons passer sur le pavé des villes.

Constatons bien ici que l'un des grands défauts de M. Hugo est l'abus de la métaphore, de l'image, à l'aide de laquelle il veut trop matérialiser la pensée. Le pinceau n'est point encore assez pour lui, il lui faut le ciseau du sculpteur, souvent même alors qu'il s'agit de rendre ce qui ne peut être qu'impalpable.

M. de Lamartine est, au nom de la Providence, une protestation de l'âme contre ce que peut en soi avoir d'abrutissant et d'aride l'élément mathématique qu'il a poursuivi de ses colères dans ses pages sur les destinées de la poésie; aussi notre poëte est-il l'opposé de ce qu'on appelle le savoir exact. L'âme a en elle trop de l'infini pour s'arrêter à quelques limites; elle est trop synthétique pour ne pas se complaire dans le vague des contemplations.

Par M. Hugo, l'imagination proteste contre l'élément industriel, en tant que destructif ou négatif de la beauté poétique de la forme, dans laquelle l'industrialisme ne voudrait plus voir qu'une chose utile; aussi notre poëte est-il l'opposé du régulier, du convenu, du bourgeois, cette espèce d'hommes la plus opposée à la nouveauté en quoi que ce soit, et conséquemment la plus étroite.

Donc, à M. de Lamartine le monde de l'âme, à M. Hugo le monde de l'imagination, à M. SainteBeuve le monde du cœur. Dans toute cette jeune et belle génération, nous n'avons point encore vu sur

gir celui qui doit prendre possession du monde pathétique; ceux qui de nos jours l'ont approché dans le drame ne nous semblent pas avoir le don des lármes.

Nous demanderons à M. Hugo des œuvres plus solidement composées dans leur ensemble; car, ainsi que le disent les esprits austères, il a peutêtre jusqu'à ce jour trop peu sondé les profondeurs de l'âme, il a été trop purement un homme d'impression, un écho merveilleux. Voilà que pour lui la vérité va éclore; qu'il soit désormais, sans rien perdre de sa prodigieuse fantaisie, un homme de pensée et dominateur de cette faculté dont on lui reproche avec quelque raison d'être trop l'esclave. C'est un enfant gâté dont il faut qu'il se rende maître, au point de ne plus céder qu'à ses belles exigences.

Que cette puissance dont il a fait preuve dans la parole se reporte maintenant vers les retraites où l'âme entre dans la vision de l'idée, là où s'élaborent les œuvres dont la surface et le fond forment toute une harmonie. Nous lui dirons ce que lui-même il dit à sa divine amante,

Aie un asile en toi.

ou encore ce que se disait cet homme plus que poëte qui gardait les troupeaux sur la montagne de Dieu : Qu'il aille, et qu'il voie cette grande vision dont il ne s'est peut-être pas assez approché. Quant au génie de l'artiste, on ne peut en re

fuser à un poëte qui possède une puissance propre aussi saisissante que M. Hugo, et qui de plus a introduit dans la langue des vers cette harmonie mâle et large que Bossuet, supérieur à tout le monde par l'alliance de son style superbe et de sa haute pensée, a introduite dans notre prose.

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J'ai parlé ailleurs de l'influence politique des chansons de Béranger; il me reste à le considérer comme poëte. Malgré l'enthousiasme de quelques uns de ses flatteurs, je ne le mettrai jamais au rang de Lamartine et de Victor Hugo. Béranger n'est pas une mer; c'est un fleuve qui coule entre des rives régulières, mais dont les eaux sont belles, quoique capricieuses et souillées de limon çà et là. Béranger est le premier chansonnier du monde; il occupe une place élevée parmi les faiseurs d'odes modernes. C'est le poëte populaire par excellence; il aurait pu se passer de la presse; ses refrains se seraient répandus de bouche en bouche.

Sous le rapport de la forme, Béranger est un maître souvent bien habile; sa concision surtout est remarquable; il excelle à resserrer sa pensée dans la mesure étroite du couplet; ses refrains ont presque toujours une grâce charmante; seulement quelquefois il devient obscur et presque impéné¬

trable. Béranger offrira à la postérité les difficultés d'interprétation que nous rencontrons dans les poésies de Perse.

Béranger ignorait le latin et le grec, et cependant dans une grande partie de son œuvre il est enfant de la Grèce; il en a l'élégance et l'inspiration. Il ne pensait pas exprimer une vérité de critique lorsqu'il écrivait dans son Voyage imaginaire:

En vain faut-il qu'on me traduise Homère :
Oui, je fus Grec; Pythagore a raison.

Je citerais dix chansons que lui ont dictées les muses grecques. L'esprit de Béranger a dans ses bons jours une délicatesse infinie; quelquefois aussi, surtout dans les commencements de sa carrière, il est commun, et même un peu trivial. Il s'est souvent abandonné à des écarts impardonnables: oubliant la dignité du poëte et sa mission sainte, il n'a vu que les torts de quelques hommes aveugles, et a jeté son sarcasme sur les choses religieuses; c'est toujours un crime littéraire ; nous serons tout aussi sévère relativement à l'orgie sensuelle de quelques unes de ses pièces : c'est souiller la poésie.

Dans ses bonnes peintures de l'amour, le plaisir est presque toujours sa muse, mais il est mêlé de tristesse; il a des vers délicieux sur la fuite de la jeunesse, sur le souvenir, sur la mélancolie qui suit l'âge mûr; tout cela est dit avec une ravissante bonhomie, avec une naïveté spirituelle que l'on ne saurait trop louer. La gaieté de Béranger n'est ja

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