Page images
PDF
EPUB

célébrité comme journaliste, M. Armand Carrel, figure parmi les écrivains du Producteur.

Ce recueil tomba faute de cinq mille francs par année nécessaires à sa publication. Les idées qu'il avait jetées dans le monde n'ont pas été perdues. Il parla de l'affranchissement de l'industrie dans un temps où tous les monopoles étaient prêchés avec passion. Il appela à une vaste association les savants, les artistes, les financiers. Il s'était placé au milieu des deux grands partis d'alors, osant proclamer la nécessité des réformes sociales, et demander l'oubli et l'union au parti dominateur qui voulait tout envahir.

Après la mort du Producteur, il y eut un intervalle dans l'enseignement saint-simonien; mais pendant que les journaux littéraires rendaient les honneurs funèbres à la secte, elle s'agitait plus que jamais. Les idées du Producteur avaient germé dans bien des têtes. Quelques brochures vinrent de temps en temps témoigner de la vie de la doctrine. Bientôt enfin un enseignement oral s'ouvrit rue Taranne, et M. Bazard y développa, dans une suite de conférences, l'exposition complète de la foi saint-simonienne. Alors la nouvelle société se recruta promptement de sujets très distingués dans les sciences; beaucoup d'entre eux étaient sortis de l'École Polytechnique. C'est vers ce temps que se rallièrent MM. Carnot, Michel Chevalier, Fournel, Duguid, Barrault, Charles Duveyrier,

Talabot, et d'autres encore qui formèrent le grand collége, commencé par MM. Bazard, Enfantin et Rodrigues.

Je m'arrêterai sur les doctrines saint-simoniennes, parce qu'elles ont occupé long-temps l'attention publique, et aussi parce que les saint-simoniens ont jeté un regard perçant sur la société actuelle. Ils en ont signalé avec talent les deux grands malheurs.... dans l'ordre moral, l'absence de foi; dans l'ordre matériel, les souffrances des classes pauvres, et l'insuffisance de la législation. pour y remédier.

La société leur semble depuis long-temps dominée par l'idée de détruire tous les priviléges de naissance. En effet, à l'aurore de la révolution française les priviléges de la noblesse sont sacrifiés. Les législateurs, en abolissant le droit d'aînesse, abolissent l'aristocratie, car les plus grandes fortunes ne sauraient résister aux partages successifs de deux générations. Cette haine contre l'héritage n'est pas assouvie. On la poursuit dans la royauté, et l'hérédité de la couronne n'est plus défendue en théorie par les partisans des idées modernes; elle est tolérée seulement comme préservant les nations des troubles qui les menaceraient à la mort du premier magistrat de la république, s'il fallait élire son successeur. L'hérédité est frappée dans la pairie. La société, après avoir détruit tous les priviléges de naissance, s'arrêtera-t-elle respectueuse

et tremblante devant celui de tous qui procure, sans contredit, les avantages les plus réels, devant l'héritage de la propriété? Telle est la question principale que les saint-simoniens sont venus poser. Ils ont dit hardiment que ce dernier privilége ne résisterait pas plus que les autres à la marche rapide des sociétés nouvelles. Ils ont proclamé cette maxime: A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. «Eh! que viennent nous dire aujourd'hui nos légistes, publicistes, économistes? Leur science nous prouvera-t-elle qu'à jamais la richesse et la misère seront héréditaires? que le repos peut s'acquérir par le repos; que la richesse est l'inséparable apanage de l'oisiveté? nous prouvera-t-elle enfin que le fils du pauvre est libre comme celui du riche? Libre quand on manque de pain! Qu'ils sont égaux en droits? Egaux en droits! lorsque l'un a le droit de vivre sans travailler, et que l'autre, s'il ne travaille pas, n'a plus que le droit de mourir!

>> Ils nous répètent sans cesse que la propriété est la base de l'ordre social; nous aussi nous proclamons cette éternelle vérité. Mais qui sera propriétaire? Est-ce le fils oisif, ignorant, immoral, du défunt, ou bien est-ce l'homme capable de remplir dignement sa fonction sociale? Ils prétendent que tous les priviléges de la naissance sont détruits. Eh! qu'est-ce donc que l'hérédité dans le sein des familles? Qu'est-ce que la transmission de la for

tune des pères aux enfants, sans autres raisons que la filiation du sang, si ce n'est le plus immoral de tous les priviléges, celui de vivre en société sans travailler, ou d'y être récompensé au-delà de ses œuvres? (Doctrine de Saint-Simon, pages 39 et 40.)

Pour comprendre comment les disciples de SaintSimon sont arrivés à ce résultat, il est nécessaire de reprendre leur œuvre depuis l'origine, et de suivre la marche de leurs idées.

Ils commencent par signaler l'état déplorable de la société du XIXe siècle : la foi religieuse éteinte, la foi politique morte après une agonie convulsive, la ruse mise à la place de la force, le serment, cette garantie des peuples, foulé aux pieds selon l'intérêt des partis; tout le passé croulant enfin, et le présent n'offrant que vide et terreur; les mots de pouvoir et de liberté invoqués tour à tour et jamais compris; l'idée de justice disparue du monde, et l'égoïsme restant seul dans son impuissance pour sauver la société actuelle voilà le jugement que les saint-simoniens portent sur le siècle!

Poursuivant leur examen, ils passent de l'ordre politique aux sciences. Ils reconnaissent de nobles travaux partiels, mais isolés, n'ayant aucun lien entre eux, n'étant pas dominés par une grande idée générale. Dans l'industrie, une concurrence acharnée sacrifie des milliers de victimes, et élève des temples à la fraude et au vol. Dans les beaux-arts,

même anarchie, même désordre. Les poëtes se reculent épouvantés à l'aspect de la société qui périt. Leur voix est gémissante et lugubre. Ils se traînent dans mille horreurs, parce que l'inspiration de l'espérance manque à leur cœur ulcéré. En présence de cette décomposition de la société, les saint-simoniens appellent l'humanité à une vie nouvelle, et demandent à ces hommes divisés, isolés, en lutte, si le moment n'est pas venu de découvrir le nouveau lien d'affection, de doctrine et d'activité qui doit les unir, les faire marcher en paix, avec ordre, avec amour, vers une commune destinée, et donner à la société, au monde tout entier, un caractère d'union, de sagesse et de bonté, qui fasse succéder l'hymne de grâce aux cris de désespoir que jette aujourd'hui le génie.

Les saint-simoniens, en étudiant le passé, voient que le progrès humanitaire consiste à éteindre de plus en plus les haines qui séparent les hommes. Ils disent qu'à l'origine des sociétés il n'y a eu que des familles, et que le cercle s'élargissant successivement, le monde s'est divisé en castes, en cités, en nations, et qu'enfin l'avenir fondra tous ces mots en celui d'humanité. Ainsi les sociétés, constituées d'abord pour la guerre, tendent à se confondre en une association pacifique universelle.

Jérusalem, la Rome des Césars, et la Rome chrétienne, sont les trois grandes cités initiatrices

« PreviousContinue »