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LITTÉRATURE

FRANÇAISE
ILLUSTRÉE

Publiée sous la direction de MM.
JOSEPH BÉDIER

de l'Académie française, professeur au Collège de France, et PAUL HAZARD

maître de conférences à la Sorbonne

CAVEC LE CONCOURS DE MM.

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GEORGES ASCOLI, maître de conférences à l'Université de Lille; ANDRE BEAUNIER;
HENRY BIDOU; GUSTAVE CHARLIER, professeur à l'Université, de Bruxelles;
CHAUMEIX; - CHARLY CLERC: EDMOND FARAL, professeur à l'École des Hautes Études;
LUCIEN FOULET; RENE GAUTHERON; JEAN GIRAUD, professeur au lycée Condorcet;
ANDRE HALLAYS; - PIERRE MARTINO, professeur à l'Université d'Alger;
PIERRE MOREAU, professeur à l'Université de Fribourg (Suisse); DANIEL
MORNET, maitre de conférences à la Sorbonne; PIERRE DE NOLHAC, de
l'Académie française; JEAN PLATTARD, professeur à l'Université de Poitiers;
DESIRE ROUSTAN, inspecteur de l'Académie de Paris;
JOSEPH VIANEY, professeur à l'Université de Montpellier;
PIERRE VILLEY, professeur à l'Université de Caen.

TOME SECOND

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H669
V. 2

TOUS DROITS DE REPRODUCTION

DE TRADUCTION, D'ADAPTATION ET D'EXÉCUTION RÉSERVÉS

POUR TOUS PAYS

COPYRIGHT 1924, BY THE LIBRAIRIE LAROUSSE, PARIS

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MOLIÈRE ET LA COMÉDIE

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OLIÈRE est assurément un des auteurs du monde sur qui on a le plus écrit. Depuis le jour où un acteur de sa troupe, La Grange, se mit à tenir registre des affaires de la compagnie, jusqu'à l'époque contemporaine, que de documents sur lui! que d'études de détail! que d'études d'ensemble! Une revue spéciale, le Moliériste, a été consacrée à sa gloire; l'étranger a rivalisé avec la France pour élucider sa biographie, pour expliquer sa pensée et son art. Parmi les innombrables éditions qu'on a de ses Œuvres, citons celles de Despois et Mesnard, 1873-1893, 13 vol.; d'Ad. Régnier, 1878, 5 vol.; de Moland, 1880-1885, 12 vol. Sa bibliographie a été menée jusqu'en 1893 par A. Desfeuilles; on la trouvera au tome XI de l'édition Despois et Mesnard. Il y aurait lieu de la reprendre et de la mettre à jour.

Contentons-nous de signaler, entre autres études, la Comédie de Molière, de G. Larroumet, 2e édition, 1887; le Molière

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d'Eugène Rigal, 1903; celui de Karl Mantzius, 1908; celui de M.-J. Wolff, 1910; celui de Brander Mathews, 1910; celui de Maurice Donnay, 1911; la Jeunesse de Molière, de Gustave Michaut, 1922.

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NE rue longue, boueuse, ancienne, qui traverse tout le vieux Paris d'est en ouest. Sur cette rue une placette; un crucifix et une fontaine, au milieu de tas de légumes et d'étaux de bouchers. Un peu en arrière, au coin de la rue de l'Arbre-Sec, une potence. Une maison d'angle, à trois étages; l'arête de l'angle est faite par un poteau sculpté où grimpent des singes. Le rez-de-chaussée est une boutique de tapissier: deux comptoirs, un coffre de chêne, un escabeau, deux échelles; des pièces de serge empilées, des pièces de drap, des pièces de futaine, des tapisseries de Flandre et de Rouen, des aunes roulées de coutil et de toile, des matelas, sept lits à hauts piliers. Derrière la boutique, la cuisine, qui sert aussi de salle : six chaises de noyer, recouvertes de point de Hongrie, deux armoires de chêne, et au mur un arsenal de cuivre et d'étain.

Dans cette maison, qui a été démolie en 1802, et qui faisait le coin de la rue Saint-Honoré et de la rue Sauval, il est probable que Molière est né; il y a certainement grandi.

Il fut baptisé le 15 janvier 1622. Il était le fils de Jean Poquelin,

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bourgeois riche, considéré et de vieille souche. Sa mère se nommait Marie Cressé on ne peut guère qu'entrevoir dans l'ombre qui la prend cette jeune silhouette fragile et parée; elle mourut en mai 1632. Un an à peine écoulé, le 30 mai 1633, Jean Poquelin épousait Catherine Fleurette, dont on ne sait rien et qui mourut trois années plus tard. Ce Jean Poquelin est un étrange personnage. Il est suspect d'avoir été un peu usurier et d'avoir fourni à son fils des traits pour Harpagon. Après une période brillante, il fit de mauvaises affaires et finit vivre des secours de son fils. par

Il semble qu'il y ait une relation entre la mort de Catherine Fleurette et une orientation nouvelle dans l'éducation de Molière. Il se peut qu'elle soit due à son grand-père Louis Cressé, qui devenait subrogé tuteur. Sur les instances de celui-ci, d'après le biographe Grimarest, l'enfant, qui avait sans doute étudié jusque-là à l'école paroissiale, fut mis au collège de Clermont et fit ses humanités. On peut admettre qu'il entra en cinquième; il suivit les cours jusqu'à la rhétorique.

En même temps il faisait sa philosophie hors du collège. Le maître des comptes Luillier avait un fils naturel, nommé Chapelle, qui était élève à Clermont. Or Luillier était lié avec le philosophe Gassendi, avec qui il avait voyagé en 1628. Gassendi vint à Paris en 1641; Luillier le reçut chez lui et Gassendi donna des leçons de philosophie au jeune Chapelle et à ses camarades de Clermont, Bernier et Poquelin. Cyrano de Bergerac se joignit à eux.

Gassendi n'était satisfait ni de la philosophie d'Aristote, qui était la philosophie officielle, ni de la philosophie cartésienne. Il s'était pris d'admiration pour Epicure et, au moment où il enseignait Molière, il méditait de réhabiliter cette philosophie décriée.

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L'influence de Gassendi a été extrêmement forte sur Molière. Presque tout ce que Molière a dit de philosophie et de médecine se retrouverait dans les œuvres de son maître, et bon nombre d'idées morales viennent de lui. Gassendi s'était élevé contre l'asservissement de la pensée à l'autorité d'Aristote et réclamé la liberté; en fait tous ses élèves se reconnaissent à l'indépendance de la persée. — Il estimait que la connaissance du passé doit nous servir à pousser plus loin nos recherches, grâce à l'expérience et à la raison; Molière, pour rendre Thomas Diafoirus ridicule, en fera un niais obstiné, qui s'attache aveuglément aux opinions des Anciens et qui n'a jamais voulu comprendre ni écouter les raisons et expériences des prétendues découvertes de son siècle. Gassendi reproche aux péripatéticiens. de substituer la discussion brillante à la recherche de la vérité. En médecine, il se fonde sur la recherche anatomique, et il ne fait pas grand cas, écrit son biographe Sorbière, de cette latrie, qui n'apprend qu'à lier les mots aux mots, et qui n'est qu'un jeu où l'on combine des Qualités, où l'on dose à sa fantaisie des Eléments, des Humeurs et des Tempéraments, où l'on invente une hiérarchie de facultés et de parties ministrantes, et qui consiste en belles cogitations de ce genre, habilement prises aux politiques et à l'école des rhéteurs. C'est exactement ce que Béralde, dans le Malade imaginaire, reproche aux médecins. Béralde a les mêmes idées que Gassendi sur l'impossibilité où nous resterons de pénétrer les derniers secrets de la nature. Ce dernier des raisonneurs de Molière, si mélancoliquement sage, se souvient étrangement du maître qui apprit à Molière à penser. C'est après les expériences de Pecquet que Gassendi admet la circulation du sang, à quoi il n'avait pas voulu se rendre jusque-là. Cette question l'a beaucoup préoccupé et l'on sait que Molière y revient souvent. On suit à travers toute l'œuvre du poète les polémiques de son maître. Le moyen âge avait cru que les choses possédaient deux sortes de qualités, les qualités sensibles et les qualités occultes. Gassendi n'admet pas les qualités occultes, pures inventions pour expliquer les phénomènes dont on ignore les causes. A son exemple, Molière se moque de la vertu dormitive de l'opium, qui est une qualité occulte. L'influence des astres était une de ces qualités occultes. Molière s'est moqué très rudement de l'astrologie dans les Amants magnifiques. — Gassendi a soutenu une polémique contre les aristotéliciens le docteur Pancrace, du Mariage forcé, est la caricature de l'un de ses adversaires. Dans les Femmes savantes, quand on voit un camp de purs esprits opposé à un parti pour qui le corps existe, on se rappelle la polémique de Gassendi contre Descartes. «O esprit, ô âme! » disait Gassendi à son adversaire. Descartes répondait : «O chair!» — « Epicure me plaît, » dit Armande, et, comme elle, sa tante Bélise s'accommode des petits corps, c'est-à-dire des atomes. Mais par quoi sont-ils séparés? « Par le vide, » dit Gassendi; « par une matière subtile, » dit Descartes. Et naturellement toutes nos pimbêches de se ranger à l'avis de Descartes.

Un auteur dramatique tire parti de tout. Le madrigal ridicule de Thomas Diafoirus, qui se tournera vers la fille d'Argan comme la fleur nommée héliotrope se tourne vers l'astre du jour, est fait d'une comparaison qui se trouve déjà dans une lettre de Gassendi à Cam

panella, de mai 1633. Il n'est pas jusqu'à la mort de son maître que Molière n'ait pu utiliser. Dans l'Amour médecin, M. Tomès déclare à Sganarelle que sa fille est morte si on ne la saigne, et M. Desfonandrès qu'elle est morte si elle est saignée. Une scène pareille s'est passée au lit de mort de Gassendi, qui est mort en effet de la saignée.

Enfin Gassendi a pu exercer une influence beaucoup plus générale, dont le détail nous échappe. « Nul avant lui, écrit M. Thomas dans son ouvrage sur la philosophie de Gassendi, n'avait étudié avec autant de méthode et de profondeur les passions de l'âme, et il est le premier qui ait ébauché la science du caractère. » Pouvait-il être un meilleur maître pour le grand comique?

Entre août 1641, où il quitta vraisemblablement le collège, et janvier 1643, où l'on est sûr qu'il se fit comédien, que devint Molière? On croit, sur la foi d'un pamphlet de 1670, confirmé par le témoignage du comédien La Grange en 1682, qu'il prit ses licences de droit à Orléans, l'enseignement du droit civil étant interdit à la faculté de Paris. Il ne figure pas sur le registre des suppliques, le seul conservé; mais ce registre était mal tenu et son silence ne prouve rien. Toutefois l'argument qu'on veut tirer des connaissances juridiques de Molière pour prouver qu'il a étudié le droit est extrêmement faible. Il est probable qu'il a appris ce qu'il a mis de droit dans ses comédies par la pratique il eut de nombreux procès.

Au dire de Grimarest, Molière, après avoir achevé ses études, « fut obligé, à cause du grand âge de son père, d'exercer sa charge pendant quelque temps, et même il fit le voyage de Narbonne à la suite de Louis XIII ». Mais nous n'avons pas d'autre témoignage sur ce point.

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En 1643, nous retrouvons des actes authentiques. Le 6 janvier, Molière donne quittance à son père de six cent trente livres, reçues tant de la succession de sa mère qu'en avancement d'hoirie de sondit père. En même temps, il se démet de la survivance de la charge paternelle au profit d'un de ses frères. Le 30 juin, avec les Béjart et quelques autres, il fonde par contrat l'Illustre Théâtre. Le 12 septembre, il loue pour trois ans, avec ses associés, le jeu de paume dit du Mestayer; il signe le 3 novembre l'acte qui charge un procureur de poursuivre les travaux d'aménagement; le 28 décembre, un marché avec Léonard Aubry, paveur. Enfin, l'on croit que l'Illustre Théâtre ouvrit le 31 décembre.

Cette année 1643 est donc décisive dans la vie de Molière : il la commence en se séparant de sa famille et l'achève en paraissant sur la scène. Il a alors vingt et un ans.

Grimarest fait remonter à l'enfance le goût de Molière pour le théâtre. Il lui aurait été inspiré par son grand-père, Louis Cressé, qui, aimant passionnément la comédie, aurait souvent mené son petit-fils à l'Hôtel de Bourgogne. A partir de 1629, il a pu le conduire au Marais, qui a connu quelques années très brillantes. D'autre part, le jeune Poquelin n'avait, de la maison paternelle, qu'une rue à suivre pour gagner le Pont-Neuf. Il n'est pas douteux que son grand-père l'y ait mené; il se peut qu'il ait vu tout enfant les parades de Tabarin. En tout cas, il a certainement lu ses recueils. Ajoutons la coutume où l'on était, dans les collèges des jésuites, de faire jouer la comédie aux élèves. Au collège de Clermont, au temps même où J.-B. Poquelin y faisait ses études, en 1640, fut représentée, avec grand succès, une tragédie du P. Jourdain, intitulée Susanna. Quant aux ballets, on ne les trouve qu'à partir de 1662; mais dès longtemps ils étaient en usage dans les collèges de la Compagnie sous le nom de diludia, comme intermèdes entre les actes des tragédies. Il serait surprenant qu'on n'eût pas donné de ces intermèdes à Clermont.

Voilà ce qu'on peut démêler du mystère qu'il y a toujours dans une vocation. Il se peut enfin que dans le voyage de Narbonne, s'il le fit, Molière ait fait la connaissance des Béjart, qu'il ait aimé Madeleine et que l'amour ait achevé de le déterminer.

Les contractants qui s'unissaient et se liaient ensemble l'exerpour cice de la comédie, à fin de conservation de leur troupe, sous le titre de « l'Illustre Théâtre », étaient au nombre de dix: Denis Beys, qui est vraisemblablement le même que l'auteur Charles Beys, dont nous avons quatre pièces : le Jaloux sans sujet; l'Hôpital des fous; Céline ou les frères rivaux; les Illustres Fous. Ensuite: Germain Clérin, J.-B. Poquelin, Joseph Béjart, Nicolas Bonenfant, Georges Pinel, Madeleine Béjart, Madeleine Palingre, Catherine Desarlès, Geneviève Béjart.

Le contrat fut signé dans la maison de Marie Hervé, veuve de Joseph Béjart et mère de trois des contractants. Pour la première fois, cette famille apparaît dans la vie de Molière, où elle va jouer un si grand rôle.

Le 6 octobre 1615, Joseph Béjart, huissier ordinaire du roi ès eaux et forêts de France, épousait à l'église Saint-Paul, au Marais, une demoiselle Marie Hervé. Les deux époux appartenaient, semble-t-il, à la petite bourgeoisie parisienne; en tout cas, le complément de la noblesse, la fortune, leur manquait entièrement. Ils eurent de très nombreux enfants, dont cinq, deux fils et trois filles, se firent comédiens. L'une de ces filles, Madeleine Béjart, baptisée le 8 janvier 1618, était une belle fille rousse, un peu virile, intelligente et lettrée. Fille d'huissier, nièce de procureur, elle avait un sens remarquable des affaires. Ses aventures avaient été nombreuses déjà lorsque Molière la connut. Tous ses biographes s'accordent à dire que c'est par amour pour elle qu'il se fit comédien. Le fait est que, dans la nouvelle troupe, les Béjart, et surtout Madeleine, sont prépondérants. Madeleine a seule la prérogative de choisir le rôle qui lui plaît, les autres rôles étant distribués par les auteurs, sans qu'aucun membre de la troupe puisse s'en plaindre.

En attendant que le jeu de paume fût mis en état, les comédiens allèrent donner des représentations à Rouen, probablement pour la foire au pardon, ou foire Saint-Romain, qui commençait le 23 octobre. Dans le cours de décembre, ils étaient de retour à Paris.

Voilà donc nos comédiens chez eux. On entre par la rue de Seine et l'on suit une allée qui mène au théâtre, puis le contourne par la gauche, s'élargit en cour par endroits et aboutit enfin à une autre sortie sur le fossé, devenu aujourd'hui rue Mazarine. A droite du théâtre est une maison à deux corps de logis l'un derrière l'autre (aujourd'hui no 11, rue de Seine, et no 10, rue Mazarine). C'est là que les comédiens habitent. Si l'on veut voir jusqu'aux coulisses de l'Illustre Théâtre, qu'on lise un curieux roman que Georges de Scudéry fit paraître de 1660 à 1663: Almahide ou l'esclave reyne. On y trouvera, sous l'anagramme transparent de Jebar, la vie et les occupations de Madeleine Béjart.

Six mois après l'ouverture de l'Illustre Théâtre, Molière paraît comme chef de la troupe; son nom précède ceux de ses associés. C'est ainsi qu'il est désigné le premier, le 28 juin 1644, sur l'engagement du danseur Daniel Mallet. Il est nommé Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière; c'est la

première fois que son nom de théâtre apparaît. Il signe << de Molière ».

On voit également parmi les signataires de cet acte un nouvel associé, Desfontaines, poète comme Beys. Il a composé en 1644 et en 1645 trois tragédies Perside ou la Suite d'Ibrahim Bassa; l'Illustre Olympie; l'Illustre Comédie ou le Martyre de saint Genest. Curieuses pièces, écrites après le succès des grandes tragédies cornéliennes et qui subissent leur influence, tout en gardant des traces manifestes d'un art plus primitif. Elles constituèrent une partie du répertoire de l'Illustre Théâtre.

On en connaît quelques autres. Tel est l'Artaxerce de Magnon, imprimé en 1645, que l'on tient communément pour la meilleure pièce de cet auteur. Elle n'en est pas moins fort mauvaise : le style est lourd et obscur, la conduite des caractères est brusque et enfantine et tout l'ouvrage parfaitement ennuyeux. Magnon la confia à Molière, qui était son ami.

La troupe joua encore, dès l'an 1644, le Scévole, de du Ryer, et la Mort de Crispe, de Tristan. Cette fois, il s'agit de deux auteurs fort à la mode. «Voici le chef-d'œuvre de du Ryer, disent les frères Parfaict en parlant de Scévole, et en même temps une tragédie digne du grand Corneille; aussi at-elle été conservée au théâtre,

et, malgré les défauts de son siècle, elle fait toujours beaucoup de plaisir quand on la représente. »

A vrai dire, la tragédie de du Ryer fait surtout penser aux Horaces, joués quatre ans plus tôt. Les Romains qu'elle met en scène ont les mêmes sentiments que ceux de Corneille, et le grand nom de Rome emplit toute la pièce. Quant à la Mort de Crispe, de Tristan, elle offre des ressemblances avec le sujet que Racine traitera plus tard dans Phèdre. Fauste, seconde femme de l'empereur Constantin, aime son beau-fils Crispe, né d'un premier lit. Crispe aime sa cousine Constance et meurt victime de la jalousie de Fauste. Mais, à la différence de la tragédie de Racine, l'amour coupable de la marâtre reste secret pendant toute la pièce. Madeleine Béjart jouait, évidemment, le rôle de Fauste, et c'est justement elle qui ouvre la pièce par un monologue où elle essaie de chasser son amour :

Mon âme toutefois est encore flattée

De ces mêmes horreurs qui l'ont épouvantée.
Je m'en sens tour à tour et brûler et glacer,
Et je ne les saurais ni souffrir ni chasser...

Cette même année 1644, la troupe de l'Illustre Théâtre joue encore la Mort de Sénèque, du même Tristan. Elle possède donc de sérieux éléments de succès. Au mois de septembre, elle est entre-" tenue par Son Altesse Royale, c'est-à-dire par Gaston d'Orléans, frère du feu roi Louis XIII et oncle du jeune roi. Et cependant les affaires des comédiens prennent mauvaise tournure. Ils font des dettes; tout l'argent de leurs recettes passe à leurs créanciers. Ils déménagent et remontent leur théâtre dans un autre jeu de paume, celui de la Croix-Noire, sis rue des Barres, avec une issue sur le quai des Ormes, au port Saint-Paul. Au port Saint-Paul, les affaires ne marchent pas mieux : elles vont même de mal en pis. Si bien que Molière est enfermé pour dettes; il est au Grand-Châtelet le 2 août 1644. On ne le remet en liberté que sous caution.

Nous ne savons presque rien de l'histoire littéraire de la troupe au jeu de paume de la Croix-Noire. Il semble que le duc d'Orléans, son protecteur, l'ait fait venir aux eaux de Bourbon au printemps de 1645. Mais cette protection cessa dans l'été. Sa suppression et celle de la petite subvention qu'elle entraînait s'expliquent par les réformes faites dans la maison du prince, qui entrait en campagne. Gaston allait rejoindre l'armée qui s'assemblait à Abbeville.

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PROGRAMME d'une tragédie latine jouée par les élèves du collège des Jésuites, à La Flèche, en 1636 (collection Rondel, à la bibliothèque de la Comédie-Française).

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de voyage Chappuzeau (voir son livre sur le Théâtre français paru en 1674) connaissait douze ou quinze troupes de campagne. «C'est dans ces troupes, dit-il, que se fait l'apprentissage de la comédie, c'est d'où l'on tire au besoin des acteurs et des actrices qu'on juge les plus capables pour remplir les théâtres de Paris; et elles y viennent souvent passer le carême, pendant lequel on ne va guère à la comédie dans les provinces; tant pour y prendre de bonnes leçons auprès des maîtres de l'art que pour de nouveaux traités et des changements à quoi elles sont sujettes. >>

Molière et ses comédiens font partie maintenant de ces troupes errantes. Sa compagnie, fondue avec celle de Charles du Fresne, est au ser

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