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pardonné, pour avoir dit qu'il considérait le Chevalier de la Manche comme « le plus noble, le plus brave, le plus aimable et le moins fou des mortels ».

Le Génie du Christianisme

Le Génie du Christianisme a paru le 24 germinal an X (14 avril 1802), en 5 volumes in-8°, à Paris, chez Migneret. D'après Chateaubriand, un premier volume fut publié d'abord à Londres: cette édition fut interrompue par son retour en France au mois de mai 1800 (floréal an VIII). Après une refonte de tout l'ouvrage, il recommença l'impression à Paris, mais l'arrêta après le deuxième volume. L'édition de 1802 ne serait donc que la troisième. Consulter Victor Giraud, Chateaubriand, Études littéraires, 1904, et Nouvelles Études sur Chateaubriand, 1912; Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand, les défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802, 1916. Mentionnons ici les amis qui forment groupe autour de Chateaubriand. Ce sont : Fontanes (1757-1820); Euvres, 1839, 2 vol.; voir A. Tornezy, Fontanes, Etude biographique et historique, 1901; -Joubert (1754-1824). Chateaubriand luimême a publié ses Pensées, en 1838; elles ont été rééditées par Victor Giraud, 1909; voir Victor Giraud, Moralistes français, 1923; A. Beaunier, la Jeunesse de Joubert, 1918; Joseph Joubert et la Révolution, 1919; le Roman d'une amitié, Joseph Joubert et Mme de Beaumont, 1924. Nous avons mentionné plus haut Chênedollé (1769-1833) parmi les poètes du temps; voir, sur sa vie, Me de Samie, Chênedollé, et Extraits du journal de Chênedollé, 1922. — Chateaubriand est en correspondance avec le Lyonnais Ballanche (1776-1847); Euvres, 1833; voir Huit, la Vie et les œuvres de Ballanche, 1904. Sur Mme de Beaumont, consulter A. Beaunier, Trois Amies de Chateaubriand, 1912. Sur Me Récamier, consulter E. Herriot, Madame Récamier, 1904.

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Il faut partir de ses débuts, de ses premiers bouillonnements. Dès sa jeunesse il avait lu, écrit, entassé les notes et les brouillons. A Londres, il se consolait de ses misères en écrivant dans sa mansarde, la nuit, la grande œuvre qui devait l'illustrer aux yeux du monde. Il s'agissait d'expliquer les causes et les effets de la Révolution française. Et ce fut un livre étrange, où il versa toute son érudition de fraîche date, toute sa pensée tourmentée. Le titre portait Essai politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française (1797). Rien de moins. Pour illustrer le présent à la lumière du passé, il comparait Anacréon à Voltaire, Simonide à Fontanes, Sapho à Parny; il faisait toute l'histoire de l'humanité, en lui révélant le secret de ses erreurs. Il était « philosophe» alors. Il démolissait les dogmes; il attaquait les prêtres; et il se demandait, à la fin : Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme? - Car il était tout ensemble obsédé par le problème religieux, et hostile à la foi chrétienne. Des notes dont il couvrit les marges d'un exemplaire imprimé de son Essai l'exemplaire confidentiel, comme on l'appelle le montrent très voisin de ' l'athéisme.

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Mais il apprend à Londres la mort de sa mère, qui a longtemps pleuré sur ses égarements; et sa sœur, qui lui envoie la funeste nouvelle, meurt avant qu'il ne la reçoive. Il s'émeut à ce double coup. Il se repent, il se convertit. « Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé; je suis devenu chrétien; je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction est sortie du cœur; j'ai pleuré, et j'ai cru. » Il écrira désormais pour la plus grande gloire de la religion : ce sera sa façon d'expier ses fautes contre la foi. Sans doute son évolution dépend-elle de causes plus nombreuses et plus compliquées que celles qu'il nous présente en ces termes; il n'a pas résisté à la tentation de dramatiser un peu les choses. Mais il est certain qu'il y a eu crise religieuse, conversion, dessein de faire servir aux intérêts du christianisme une vocation littéraire invincible. Ainsi naquit, l'an 1799, le projet d'un livre qui devait s'appeler Des beautés poétiques de la religion chré

tienne, et qui deviendra, après une élaboration de trois années, le Génie du Christianisme.

un

Cette longue préparation ne fut pas inutile. Le jeune écrivain creusa son sujet, modifia son plan, corrigea son style encore exubérant. Rentré en France, il comprit mieux ce que le goût du jour pouvait supporter en fait d'innovations, et ce qu'il n'eût point toléré. Il comprit mieux, surtout, les besoins de l'âme française. Il lut ses manuscrits à ses amis; il écouta les conseils de leur sagesse. C'est groupe exquis que celui qui se penche autour de son génie naissant, pour le protéger en le regardant s'épanouir. Il y a auprès de lui Fontanes, qui l'a connu à Londres pendant l'émigration, et qui tempère discrètement sa fougue : poète du genre mélancolique, auteur d'un Jour des morts qui l'a rendu célèbre, Fontanes lui est utile, car il a le goût un peu timide peut-être, mais sûr. Il deviendra grand maître de l'Université, par la faveur de Napoléon, ce qui lui permettra de mettre au service de ses amis son influence toujours prête et souvent efficace. Il y a Joubert, qui a la vocation de l'amitié, qui devine le génie de Chateaubriand, l'épure, le modère, l'aide à se révéler; Joubert, le moraliste et le philosophe : le soir, il jette sur le papier ses réflexions de la journée, et plus tard, on extraira de ce journal des Pensées pénétrantes et délicates. Il y a Chênedollé, qui suit le sillage de Chateaubriand, avec d'autant plus de fidélité qu'il aime sa soeur Lucile. Il y a Mme de Beaumont... Tous ces amis, fins et tendres, lui firent crédit; tous assistèrent à l'éclosion de l'œuvre qui devait être, pour beaucoup de raisons, un des plus grands livres du siècle.

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Pour beaucoup de raisons: parce que c'est un livre passionné, capable de provoquer tous les sentiments, sauf l'indifférence. Parce qu'il contient même si l'on en contredit la thèse principale des beautés littéraires impérissables. Parce qu'il ne considère à part ni la littérature, ni la morale, ni la religion, mais qu'il essare de saisir dans son ensemble la complexité de la vie sociale. Parce qu'il marque un moment important dans l'histoire des variations de notre psychologie nationale : la France, qui avait anxieusement attendu le règne des lumières, retourne vers le passé, vers la tradition. La raison l'a déçue, elle veut essayer du sentiment; or le Génie du Christianisme enregistre cette orientation nouvelle. Mais écoutons Chateaubriand, qui, au chapitre premier de son livre, a expliqué lui-même son plan et son dessein :

« Quatre parties, divisées chacune en six livres, composent notre

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LA VALLÉE AUX LOUPS, près de Sceaux, où Chateaubriand vécut de 1807 à 1817.

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les cérémonies de l'Église, et tout ce qui regarde le clergé séculier et régulier. >>

- Voilà le plan de son livre; en voici le dessein :

« Ce n'étaient pas les sophistes qu'il fallait réconcilier à la religion, c'était le monde qu'ils égaraient. On l'avait séduit en lui disant que le christianisme était un culte né du sein de la barbarie, absurde dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies, ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la beauté; un culte qui n'avait jamais. fait que verser le sang, enchaîner les hommes, et retarder le bonheur et les lumières du genre humain. On devait donc chercher à prouver, au contraire, que de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres; que le monde moderne lui doit tout, depuis l'agriculture jusqu'aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu'aux temples bâtis par MichelAnge et décorés par Raphaël. On devait montrer qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte; on devait dire qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l'écrivain, et des moules parfaits à l'artiste ; qu'il n'y a point de honte à croire avec Newton et Bossuet, Pascal et Racine; enfin il fallait appeler tous les enchantements de l'imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle on les avait armés... « Il est temps qu'on sache enfin à quoi se réduisent ces reproches d'absurdité, de grossièreté, de petitesse, qu'on fait tous les jours au christianisme; il est temps de montrer que, loin de rapetisser la pensée, il se prête merveilleusement aux élans de l'âme et peut enchanter l'esprit aussi divinement que les dieux de Virgile et d'Homère. Nos raisons auront du moins cet avantage qu'elles seront à la portée de tout le monde et qu'il ne faudra qu'un bon sens pour en juger. On néglige peut-être un peu trop, dans les ouvrages de ce genre, de parler la langue de ses lecteurs : il faut être docteur avec le docteur, et poète avec le poète. Dieu ne défend pas les routes fleuries quand elles servent à revenir à lui, et ce n'est pas toujours par les sentiers rudes et sublimes de la montagne que la brebis égarée retourne au bercail... » (Génie, Introduction).

Cette très belle page éclaire tout le livre. D'abord Chateaubriand transporte le débat religieux devant la foule, et du coup donne à son livre une portée presque infinie: il atteindra ceux qui entendent peu de chose à la théologie, mais ont besoin d'une foi. Ensuite, et surtout, il change la nature du débat. Il ne se met pas à argumenter avec «<les sophistes », comme il les appelle, en apportant des preuves d'ordre intellectuel; leur domaine, c'est la raison; son domaine, à lui, ce sont les enchantements de l'imagination et les intérêts du cœur ». Qu'ils continuent, s'ils le veulent, à parler leur langage; il en parle un autre. Il dit: Le christianisme est de toutes les religions la plus émouvante et la plus belle; donc elle est vraie. Enfin, il rend à la pratique de la religion sa dignité. Lorsqu'on est croyant et Français à la fois, on ne peut pas ne pas être sensible aux railleries que provoquent, chez les incrédules, non seulement les mystères du dogme,

LES FUNÉRAILLES D'ATALA, par Girodet. Musée du Louvre.

mais les cérémonies du culte. On n'aime pas à voir, ou à deviner, le sourire du voisin. Pour revenir à la religion sans respect humain, il faut une aide. Justement, Chateaubriand l'apporte. Il renverse les rôles. Ceux qui raillent, ceux qui ricanent, ceux-là sont les petits esprits. Ils sont insensibles à la grandeur, à la beauté. Voltaire s'est moqué des mystères, de l'Incarnation, ou de la Trinité. Chateaubriand répond à l'ironie par la poésie : « Il n'est rien de beau, de doux, dans la vie, que les choses mystérieuses... »

Le moment est des plus favorables: les autels de la déesse Raison sont abandonnés; la grande majorité de la nation retourne au culte catholique les églises rouvrent leurs portes, et Bonaparte signe le Concordat. Chateaubriand aide la tradition à se reformer. Il répète ce que l'apologétique chrétienne avait commencé à dire dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, et jusqu'à la veille de la Révolution; elle voulait prouver la vérité de la religion par sa beauté. Les traités, les lettres pastorales, les livres d'édification, les sermons même, contiennent nombre de formules de ce genre. La Révolution retarde ce mouvement des âmes, sans l'interrompre. A Lyon, en 1801, Ballanche publie un ouvrage intitulé: Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts: il n'est pas impossible que Chateaubriand ait pris dans ce livre son titre, son beau titre sonore et expressif, le Génie du Christianisme. Il profite donc non seulement des besoins existants, mais de la préparation déjà commencée.

On a souvent montré les répercussions de l'ouvrage, immédiates ou lointaines. Il élargit l'horizon. Après lui, le gothique eut décidément le droit d'être beau; Notre-Dame de Paris l'emporta sur les temples grecs, comme la Bible sur Homère. Le moyen âge, mis à la mode par les poètes du genre troubadour, rétabli théoriquement dans ses droits par Mme de Staël, commença d'être senti et compris, sinon connu tout à fait. La mythologie fut décidément bannie, et n'eut plus guère de refuge que dans les poésies officielles : Chateaubriand, sachant bien qu'il attaquait là « un des plus anciens préjugés de l'école », la combattit à fond, montra qu'elle rapetissait la nature, qu'elle était froide et languissante, et exalta le merveilleux chrétien. La nature s'agrandit jusqu'à l'immensité. Les ruines achevèrent d'acquérir toute leur dignité de symbole, et les plus belles se dressèrent sous les cieux les plus tourmentés. Le naïf, le simple, le touchant, furent admirés; on aima le son des cloches, les vieux Noëls, les fêtes des villages, la grande tristesse des prières pour les morts; on s'étonna d'avoir pris si longtemps l'artificiel pour le beau; il y eut un retour aux émois primitifs de l'âme. A la critique elle-même, Chateaubriand conseillait de rechercher les beautés, avec bienveillance, et non plus les défauts, avec acrimonie; et c'était une révolution du goût, devenant plus libre et plus généreux; un appel à l'originalité, à la spontanéité; une manière d'invitation faite au génie créateur, débarrassé de la tyrannie de la règle et du mécanisme. En somme, tout ce que le sentiment et l'imagination, voulant assurer leurs droits en face de la raison et quelquefois contre elle, cherchaient confusément depuis un demisiècle, était ici précisé, exalté, magnifié. Par sa forme même, très loin d'une perfection toujours égale et soutenue; exubérante, écrasant quelquefois les choses sous la splendeur des mots; mais puissante, riche

CI Giraudon.

d'images et d'effusions, poétique et lyrique, ornée de morceaux de bravoure qui ont pris place dans les Anthologies et font les délices des connaisseurs en même temps qu'ils charment les simples; par sa forme même, le Génie du Christianisme annonce l'aube des temps romantiques.

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Atala

Atala appartient à ce qu'on pourrait appeler le fonds américain de Chateaubriand. Les notes prises sur les lectures qu'il fit pour se préparer au voyage, ses impressions exotiques, les nombreux matériaux accumulés à Londres, les recensions d'ouvrages parus ultérieurement, forment un répertoire d'où il tire Atala, une partie au moins de René, les Natchez, le Voyage en Amérique.

Atala ne devait être d'abord qu'un des épisodes du Génie du Christianisme. « Quelques épreuves de cette petite histoire s'étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causerait un tort infini, je me vois obligé de la publier à part, avant mon grand ouvrage », écrivait Chateaubriand en 1800, dans une lettre adressée au Journal des Débats et au Publiciste. Atala ou les amours de deux sauvages dans le désert parut ainsi un an avant le Génie, en 1801. M. Victor Giraud a donné une reproduction de l'édition originale (1905). Consulter Anatole Le Braz, Au pays d'exil de Chateaubriand (1909); Henri Chatelain, les Critiques d'Atala et les

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Portrait peint par Girodet-Trioson en 1811; actuellement au musée de Versailles. Chateaubriand est représenté méditant sur les ruines de Rome; derrière lui, le Colisée.

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LA CAMPAGNE ROMAINE.

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à la bonté de la nature humaine. Mais il y a cru, du temps qu'il était philosophe et voilà pourquoi Chactas, destiné à montrer la supériorité de l'état social, éprouve pour l'état de nature une nostalgie marquée.

Le roman contient une thèse religieuse: Chateaubriand annonce qu'il veut réaliser ce paradoxe, de faire entrer dans la littérature française un moine qui ne soit pas ridicule. «Si je n'attendris pas, je ferai rire : on en jugera. » Mais outre que cette hardiesse n'était plus si nouvelle, le missionnaire mutilé qui recueille Atala mourante et qui l'ensevelit, qui dompte Chactas révolté et l'oblige à admirer la puissance de la religion, ne laisse pas de parler comme « une espèce de philosophe». On dirait qu'il a été d'abord, dans je ne sais quelle forme antérieure du récit, un de ces sages vieillards que le XVIIIe siècle chargeait si volontiers d'exprimer ses moralités, sans froc et sans croix.

Mais le plus curieux est l'exotisme de Chateaubriand. De récentes études ont montré qu'à n'en pas douter, il n'a pas poussé ses voyages aussi loin qu'il s'est plu à le dire. Il a été reçu par Washington, il est allé au Niagara; il a pu prendre une idée rapide de certains aspects du pays; mais il n'a sûrement vu ni les Florides, ni l'embouchure du Mississipi, ni les lieux qu'il peint de couleurs si brillantes dans son roman. Même s'il avait eu le temps matériel de parcourir les énormes distances que ces expéditions supposent, ce qui n'est pas, les obstacles de toute nature qui surgissaient dans ces pays l'auraient arrêté; il eût été tué, dès les premiers sauvages pas, par les Indiens, alors en pleine révolte. On l'a montré, et on a trouvé, en même temps, les livres qui avaient remplacé pour lui la nature. Il a utilisé les voyageurs qui avaient vu, eux, les régions qu'ils décrivaient, et qui sont légion.

- « Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l'Écriture; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol... » (Chateaubriand, Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine.)

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corrections de Chateaubriand, dans la Revue d'histoire littéraire de la France, 1902.

La question de savoir ce que Chateaubriand a vu au juste en Amérique, et jusqu'où il est allé, a été posée par Joseph Bédier, Études critiques, 1903. Le dernier état du problème se trouve dans Gilbert Chinard, l'Exotisme américain dans l'œuvre de Chateaubriand, 1918. Voir, sur la question des origines d'Atala, Paul Hazard, l'Auteur d'« Oderahi, histoire américaine », dans la Revue de littérature comparée, juillet 1923.

LES LECTEURS accueillirent Atala avec enthousiasme. Editions, contrefaçons, traductions se succédèrent en quelques mois; on vit Atala sur la scène, Atala au musée des figures de cire; jusque dans . les auberges de rouliers, des images populaires représentèrent les malheurs d'Atala. Tout de suite la critique comprit la valeur représentative de l'ouvrage et le combattit âprement. Ginguené dans la Décade, Morellet, M.-J. Chénier, les représentants du parti philosophique, raisonnèrent contre lui, ou le tournèrent en ridicule. Vainement. « Après tant de succès militaires, un succès littéraire paraissait un prodige; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage ajoutait à la surprise de la foule. Atala tombant au milieu de la littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie, dont la seule vue inspirait l'ennui, était une sorte de production d'un genre inconnu... Le vieux siècle la repoussa, le jeune l'accueillit. » (Mémoires d'OutreTombe.) La mode était aux romans de terreur, aux romans noirs venus d'Angleterre les Mystères d'Udolphe, d'Anne Radcliffe; le Moine, de Lewis. Au lieu de cela, une très simple et très pure histoire d'amour. Une thèse sociale et une thèse religieuse, fortement posées, artistement soutenues: la nature est mauvaise, l'homme est corrompu; la religion est nécessaire pour dominer les passions. Des cieux nouveaux, une nature inconnue; de l'exotisme américain en abondance les amours de deux sauvages dans le désert. Que de surprises dans ces courtes pages; et quel charme!

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A vrai dire, elles sont plus complexes qu'il ne parut alors; et bien que Chateaubriand ait visé à la « simplicité antique », ce qui constitue la valeur du roman, c'est bien plutôt sa richesse et la multiplicité de ses aspects. C'est une très simple histoire d'amour, soit. Mais cet amour n'est pas si pur; on y trouve aisément des traces de sensualité, même au milieu des effusions religieuses. Et l'héroïne n'est pas si simple. Atala n'est pas une sauvagesse du désert : elle est l'image idéale des femmes que Chateaubriand a aimées ; elle est surtout cette créature de rêve, cette fée, cette « sylphide >> en qui, ardent et solitaire, il incarnait ses désirs. Et Chactas est un sauvage bien compliqué : il a comparé l'immensité de nos aspirations à la petitesse du réel; il connaît la mélancolie, I ennui, la désespérance; il sait que « le cœur le plus serein ressemble au puits de la savane Alachua: la surface nous en paraît calme et pure; mais quand vous regardez le fond du bassin tranquille, vous apercevez un large crocodile que le puits nourrit de ses ondes ».

Le roman contient une thèse sociale: Chateaubriand ne croit pas

LITTER. FRANÇ. — II

Il faut bien le comprendre ici; car s'il est assez vague sur la réalité de ses expéditions, quand il les raconte dans le Voyage en Amérique ou dans les Mémoires d'Outre-Tombe, il y a un point sur lequel il ne transige pas la vérité de ses peintures. «La nature américaine y est peinte avec la plus scrupuleuse exactitude, » déclare-t-il nettement. Comment cela ?

Être exact, pour lui, ce n'est pas voir personnellement les choses, et les rendre telles qu'il les a vues; c'est ne rien dire qui ne soit déjà dans les livres. Au besoin, et si c'eût été la mode à l'époque, il aurait pu mettre des notes au bas des pages, renvoyant aux auteurs qu'il avait utilisés. Seconde opération, qui ne nuit pas non plus à « l'exactitude», telle qu'il l'entend: ces détails puisés dans les écrivains les plus différents, peignant les régions les plus diverses aux époques les plus variées, il les assemble d'après leur valeur pittoresque. Il confond, une fois de plus, vérité avec beauté. Il a pris partout, et à tout le monde : à Homère et à la Bible, à Gessner et à Ossian, à Sophocle et à Racine; il a peutêtre emprunté quelque chose aux Incas, de Marmontel; il doit beaucoup à Paul et Virginie, première ébauche d'Atala. Avec un sentiment des nuances incomparable, il s'est mis à assortir les pierres innombrables de cette mosaïque; il a laissé le terne et le gris; il n'a retenu que les couleurs les plus éclatantes et les plus pures; il les a fait valoir les unes par les autres; il a effacé

AMÉLIE ET RENÉ. - Illustration de A. Johannot pour
René, dans l'édition Furne des Euvres complètes.

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