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forme à ses inclinations; qu'il apprit, par exemple, à faire des instruments de mathématiques, des lunettes, des télescopes, etc.

Quand Emile apprendra son métier, je veux l'apprendre avec lui; car je suis convaincu qu'il n'apprendra jamais bien que ce que nous apprendrons ensemble. Nous nous mettrons done tous deux en apprentissage, et nous ne préténdrons point être traités en messieurs, mais en vrais apprentifs qui ne le sont pas pourrire: pourquoi ne le serions-nous pas tout de bon? Le czar Pierre étoit charpentier au chantier, et tambour dans ses propres troupes: pensez-vous que ce prince ne vous valût pas par la nais→ sance ou par le mérite? Vous comprenez que ce n'est point à Emile que je dis cela; c'est à vous, qui que vous puissiez être.

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Malheureusement nous ne pouvons passer tout notre temps à l'établi. Nous ne sommes pas seulement apprentifs ouvriers', nous sommes apprentiss hommes; et l'apprentissage de ce dernier métier est plus pénible et plus long que l'autre. Comment ferons-nous donc? Prendrons-nous un maître de rabot une heure par jour comme on prend un maître à danser? Non, nous ne serions pas des apprentifs, mais des disciples; et notre ambition n'est pas tant d'apprendre la menuiserie, que de nous élever à l'état de menuisier. Je suis donc d'avis que nous allions toutes les semaines une ou deux fois au moins passer la journée entiere chez le maître, que nous

nous levions à son heure, que nous soyons à l'ouvrage avant lui, que nous mangions à sa table, qué nous travaillions sous ses ordres; et qu'après avoir en l'honneur de souper avec sa famille, nous retournions, si nous voulons, coucher au logis dans nos hits durs. Voilà comment on apprend plusieurs mé tiers à la fois, et comment on s'exerce au travail des mains, sans négliger l'autre apprentissage.

Soyons simples en faisant bien. N'allons pas re produire la vanité par nos soins pour la combattre. S'enorgueillir d'avoir vaincu les préjugés, c'est s'y soumettre. On dit que, par un ancien usage de la maison ottomane, le grand-seigneur est obligé de travailler de ses mains; et chacun sait que les ouvrages d'une main royale ne peuvent être que des chefsd'oeuvre. Il distribue donc magnifiquement ces chefsd'oeuvre aux grands de la Porte; et l'ouvrage est payé selon la qualité de l'ouvrier. Ce que je vois de mal à cela n'est pas cette prétendue vexation; car aù contraire elle est un bien. En forçant les grands de partager avec lui les dépouilles du peuple, le prince est d'autant moins obligé de piller le peuple direc tement. C'est un soulagement nécessaire au despotisme, et sans lequel cet horrible gouvernement ne sauroit subsister.

Le vrai mal d'un pareil usage est l'idée qu'il donne à ce pauvre homme de son mérite. Comme le roi Midas, il voit changer en or tout ce qu'il touche, mais il n'apperçoit pas quelles oreilles cela fait pous

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ser. Pour en conserver de courtes à notre Emile, préservons ses mains de ce riche talent; que ce qu'il fait ne tire pas son prix de l'ouvrier, mais de l'ouvrage. Ne souffrons jamais qu'on juge du sien qu'en le comparant à celui des bons maîtres. Que son travail soit prisé par le travail même, et non parcequ'il est de lui, Dites de ce qui est bien fait, Voila qui est bien fait ; mais n'ajoutez point, Qui est-ce qui a fait cela? S'il dit lui-même d'un air fier et content de lui, C'est moi qui l'ai fait ; ajoutez froidement, Vous ou un autre, il n'importe ; c'est toujours · un travail bien faits res

-Bonne mere, préserve-toi sur-tout des mensonges qu'on te prépare. Si ton fils sait beaucoup de choses, défie-toi de tout ce qu'il sait: s'il a le malheur d'être élevé dans Paris et d'être riche, ihest perdu. Tant qu'il s'y trouvera d'habiles artistes, il aura tous leurs talents; mais loin d'eux il n'en aura plus. A Paris le riche sait tout; il n'y a d'ignorant que le pauvre. Cette capitale est pleine d'amateurs et surtout d'amatrices, qui font leurs ouvrages comme M. Guillaume inventoit ses couleurs. Je connois à ceci trois exceptions honorables parmi les hommes, il y en peut avoir davantage; mais je n'en connois aucune parmi les femmes, et je doute qu'ily en ait. En général on acquiert un nom dans les arts comme dans la robe; on devient artiste et juge des artistes -compie on devient docteur en droit et magistrat.

Si donc il étoit une fois établi qu'il est beau de savoir un métier, vos enfants le sauroient bientôt sans l'apprendre: ils passeroient maîtres comme les conseillers de Zurich. Point de tout ce cérémonial pour Emile; point d'apparence, et toujours de la réalité. Qu'on ne dise pas qu'il sait, mais qu'il apprenne en silence. Qu'il fasse toujours son chefd'oeuvre, et que jamais il ne passe maître; qu'il ne se montre pasjouvrier par son titre,mais par son travail.

Si jusqu'ici je me suis fait entendre, on doit concevoir comment, avec l'habitude de l'exercice du corps et du travail des mains, je donne insensiblement à mon éleve le goût de la réflexion et de la méditation, pour balancer en lui la paresse qui résulteroit de son indifférence pour les jugements des hommes et du calme de ses passions. Il faut qu'il travaille en paysan, et qu'il pense en philosophe, pour n'être pas aussi fainéant qu'un sauvage. Le grand secret de l'éducation est de faire que les exercices du corps et ceux de l'esprit servent toujours de délassement les uns aux autres.

Mais gardons-nous d'anticiper sur les instructions qui demandent un esprit plus mûr. Emile ne sera pas long-temps ouvrier, sans ressentir par lui-même l'inégalité des conditions, qu'il n'avoit d'abord qu'apperçue. Sur les maximes que je lui donne et qui sont à sa portée, il voudra m'examiner à mon tour. En recevant tout de moi seul, en se voyant si près de l'état des pauvres, il voudra savoir pourquoi

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j'en suis si loin. Il me fera peut-être, au dépourvu, des questions scabreuses:,, Vous êtes riche, vous me l'avez dit, et je le vois. Un riche doit aussi ,,son travail à la société, puisqu'il est homme. Mais faites-vous donc elle?" Que diroit "Vous, que à cela un beau gouverneur? Je l'ignore. Il seroit peut-être assez sot pour parler à l'enfant des soins qu'il lui rend. Quant à moi, l'attelier me tire d'affaire.,, Voilà, cher Emile, une excellente question: ,, je vous promets d'y répondre pour moi, quand vous y ferez pour vous-même une réponse dont vous soyez content. En attendant j'aurai soin de ,, rendre à vous et aux pauvres ce que j'ai de trop, „, et de faire une table ou un banc par semaine, afin ,,de n'être pas tout-à-fait inutile à tout."

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Nous voici revenus à nous-mêmes. Voilà notre enfant prêt à cesser de l'être, rentré dans son individu. Le voilà sentant plus que jamais la nécessité qui l'attache aux choses. Après avoir commencé par exercer son corps et ses sens, nous avons exercé son esprit et son jugement. Enfin nous avons réuni l'usage de ses membres à celui de ses facultés; nous avons fait un être agissant et pensant: il ne nous reste plus, pour achever l'homme, que de faire un être aimant et sensible; c'est-à-dire de perfectionner la raison le sentiment. Mais, avant d'entrer dans ce noupar vel ordre de choses, jetons les yeux sur celui d'où nous sortons, et voyons le plus exactement qu'il est possible jusqu'où nous sommes parvenus.

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