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dans un autre âge? II tâchera de l'employer à des soins qui lui puissent profiter au besoin; il jettera, pour ainsi dire, dans l'avenir le superflu de son être actuel: l'enfant robuste fera des provisions pour l'homme foible: mais il n'établira ses magasins ni dans des coffres qu'on peut lui voler, ni dans des granges qui lui sont étrangeres; pour s'approprier véritablement son acquis, c'est dans ses bras, dans sa tête, c'est dans lui qu'il le logera. Voici donc le temps des travaux, des instructions, des études: et remarques que ce n'est pas moi qui fais arbitrairement ce choix, c'est la nature elle-même qui l'indique.

L'intelligence humaine a ses bornes; et non seulement un homme ne peut pas tout savoir, il ne peut pas même savoir en entier le peu que savent les autres hommes. Puisque la contradictoire de chaque proposition fausse est une vérité, le nombre des vérités est inépuisable comme celui des erreurs. Il y a donc un choix dans les choses qu'on doit enseigner ainsi que dans le temps propre à les apprendre. Des connoissances qui sont à notre portée, les unes sont fausses, les autres sont inutiles, les autres servent à nourrir l'orgueil de celui qui les a. Le petit nombre de celles qui contribuent réellement à notre bien-être est seul digne des recherches d'un homme sage, et par conséquent d'un enfant qu'on veut ren dre tel. Il ne s'agit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile.

De ce petit nombre il faut ôter encore ici les vérités qui demandent pour être comprises un entendement déja tout formé; celles qui supposent la connoissance des rapports de l'homme, qu'un enfant ne peut acquérir; celles qui, bien que vraies en ellesmêmes, disposent une ame inexpérimentée à penser faux sur d'autres sujets.

Nous voilà réduits a un bien petit cercle relativement a l'existence des choses; mais que ce cercle forme encore une sphere immense pour la mesure de l'esprit d'un enfant! Ténebres de l'entendement humain, quelle main téméraire osa toucher à votre voile? Que d'abymes je vois creuser par nos vainessciences autour de ce jeune infortuné! O toi qui vas le conduire dans ces périlleux sentiers, et tirer devant ses yeux le rideau sacré de la nature, tremble. Assure-toi bien premièrement de sa tête et de la tienne; crains qu'elle ne tourne à l'un ou à l'autre, et peut-être à tous les deux. Crains l'attrait spécieux du mensonge et les vapeurs enivrantes de l'orgueil. Souviens-toi, souviens-toi sans cesse que l'ignorance n'a jamais fait de mal, que l'erreur seule est funeste, et qu'on ne s'égare point parcequ'on ne sait pas, mais parcequ'on croit savoir.

Ses progrès dans la géométrie vous pourroient servir d'épreuve et de mesure certaine pour le développement de son intelligence: mais sitôt qu'il peut discerner ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, il importe d'user de beaucoup de ménagement et

d'art pour l'amener aux études spéculatives. Voulez-vous, par exemple, qu'il cherche une moyenne proportionnelle entre deux lignes? commencez par faire en sorte qu'il ait besoin de trouver un carré égal à un rectangle donné: s'il s'agissoit de deux moyennes proportionnelles, il faudroit d'abord lui rendre le problême de la duplication du cube intéressant, etc. Voyez comment nous approchons par degrés des notions morales qui distinguent le bien et le mal. Jusqu'ici nous n'avons connu de loi que celle de la nécessité: maintenant nous avons égard à ce qui est utile; nous arriverons bientôt à ce qui est convenable et bon.

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Le même instinct anime les diverses facultés de l'homme. A l'activité du corps qui cherche à se développer succede l'activité de l'esprit qui cherche à s'instruire. D'abord les enfants ne sont que reinuants, ensuite ils sont curieux, et cette curiosité bien dirigée est le mobile de l'àge où nous voilà parvenus. Distinguons toujours les penchants qui viennent de la nature de ceux qui viennent de l'opinion. Il est une ardeur de savoir qui n'est fondée que sur le desir d'être estimé savant; il en est une autre qui naît d'une curiosité naturelle à l'homme pour tout ce qui peut l'intéresser de près ou de loin. Le desir inné du bien-être et l'impossibilité de contenter pleinement ce desir lui font rechercher sans cesse de nouveaux moyens d'y contribuer. Tel est le premier principe de la curiosité; principe naturel

au coeur humain, mais dont le développement ne se fait qu'en proportion de nos passions et de nos lumieres. Supposez un philosophe relégué dans une isle déserte avec des instruments et des livres, sûr d'y passer seul le reste de ses jours; il ne s'embarrassera plus guere du système du monde, des lois de l'attraction, du calcul différentiel: il n'ouvrira peut-être de sa vie un seul livre; mais jamais il ne s'abstiendra de visiter son'isle jusqu'au dernier recoin, quelque grande qu'elle puisse être. Rejetons donc encore de nos premieres études les connoissances dont le goût n'est point naturel à l'homme, et bornons-nous à celles que l'instinct nous porte à chercher.

L'isle du genre humain, c'est la terre; l'objet le plus frappant pour nos yeux, c'est le soleil. Sitôt que nous commençons à nous éloigner de nous, nos premieres observations doivent tomber sur l'une et sur l'autre. Aussi la philosophie de presque tous les peuplés sauvages roule-t-elle uniquement sur d'imaginaires divisions de la terre et sur la divinité du soleil.

Quel écart! dira-t-on peut-être. Tout-a-l'heure nous n'étions occupés que de ce qui nous touche, de ce qui nous entoure immédiatement; tout-à-coup nous voilà parcourant le globe et sautant aux extré... · mités de l'univers ! Cet écart est l'effet du progrès de nos forces et de la pente de notre esprit. Dans l'état de foiblesse et d'insuffisance, le soin de nous

conserver nous concentre au-dedans de nous; dans l'état de puissance et de force, le desir d'étendre notre être nous porte au-delà, et nous fait élancer aussi loin qu'il nous est possible: mais comme le monde intellectuel nous est encore inconnu, notre pensée ne va pas plus loin que nos yeux, et notre entendement ne s'étend qu'avec l'espace qu'il me

sure.

Transformons nos sensations en idées, mais ne sautons pas tout d'un coup des objets sensibles aux objets intellectuels. C'est par les premiers que nous devons arriver aux autres. Dans les premieres opé→ rations de l'esprit, que les sens soient toujours ses guides. Point d'autre livre que le monde, point d'autre instruction que les fails. L'enfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire; il ne s'instruit pas, il apprend des mots.

Rendez votre éleve attentif aux phénomenes de la nature, bientôt vous le rendrez curieux; mais, pour nourrir sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissez-les-lui résoudre. Qu'il ne sache rien parceque vous le lui avez dit, mais parcequ'il l'a compris luimême; qu'il n'apprenne pas la science, qu'il l'invente. Si jamais vous substitucz dans son esprit l'autorité à la raison, il ne raisonnera plus; il ne sera plus que le jouet de l'opinion des autres.

Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous lui allez chercher des globes, des spheres,

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