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SERMON SUR L'HUMANITÉ DES GRANDS ENVERS LE PEUPLE.

Cum sublevasset oculos Jesus et vidisset quia multitudo maxima venit ad eum.

SIRE,

Joh. 6, 5. 2)

Ce n'est pas la toute-puissance de Jésus-Christ et la merveille des pains multipliés par sa seule parole, qui doit aujourd'hui nous toucher et nous surprendre. Celui, par qui tout étoit fait, pouvoit tout sans doute sur des créatures qui sont son ouvrage; et ce qui frappe le plus les sens dans ce prodige, n'est pas ce que je choisis aujourd'hui pour nous consoler et nous instruire.

C'est son humanité envers les peuples. Il voit une multitude errante et affamée aux pieds de la montagne, et ses entrailles se troublent; et sa pitié se réveille; et il ne peut refuser aux besoins de ces infortunés, non seulement son secours, mais encore sa compassion et sa tendressse.

Partout il laisse échapper des traits d'humanité pour les peuples. Si les Apôtres éloignent rudement une foule d'enfans qui s'empressent autour de lui, sa bonté s'offense qu'on veuille l'empêcher d'être accessible; et plus un respect mal entendu éloigne de lui les foibles et les petits, plus sa clémence et son affabilité s'en rapproche.

Grande leçon d'humanité envers les peuples, que Jésus-Christ donne aujourd'hui aux Princes et aux Grands. Ils ne sont grands que pour les autres hommes; et ils ne jouissent proprement de leur grandeur, qu'autant qu'ils la rendent utile aux autres hommes.

C'est-à-dire, l'humanité envers les peuples est le premier devoir des Grands; et l'humanité envers les peuples est l'usage le plus délicieux de la grandeur.

Toute puissance vient de Dieu; et tout ce qui vient de Dieu, n'est établi que pour l'utilité des hommes. Les Grands seroient inutiles sur la terre, s'il ne s'y trouvoit des pauvres et des malheureux. Ils ne doivent leur élévation qu'aux besoins publics; et loin que les peuples soient faits pour eux, ils ne sont eux-mêmes tout ce qu'ils sont, que pour les peuples.

Quelle affreuse providence, si toute la multitude des hommes n'étoit placée sur la terre que pour servir au plaisir d'un petit nombre d'heureux qui l'habitent, et qui souvent ne connoissent pas le Dieu qui les comble de bienfaits!

Si Dieu en élève quelques-uns, c'est donc pour être l'appui et la ressource des autres. Il se décharge sur eux du soin des foibles et des petits: c'est par-là qu'ils entrent dans l'ordre des conseils de la sagesse éternelle. Tout ce qu'il y a de réel dans leur grandeur, c'est l'usage qu'ils en doivent faire pour ceux qui souffrent; c'est le seul trait de distinction que Dieu ait mis en eux: ils ne sont que les ministres de sa bonté et de sa providence, et

2) Jésus ayant levé ses yeux et voyant une grande foule de peuple qui venoit à lui.

ils perdent le droit et le titre qui les fait grands, dès qu'ils ne veulent l'être que pour eux-mêmes.

L'humanité envers les Peuples est donc le premier devoir des Grands; et l'humanité renferme l'affabilité, la protection et les largesses.

Je dis l'affabilité. Oui, SIRE, on peut dire que la fierté, qui d'ordinaire est le vice des Grands, ne devroit être que comme la triste ressource de la roture et de l'obscurité. Il paroîtroit bien plus pardonnable à ceux qui naissent, pour ainsi dire, dans la boue, de s'enfler, de se hausser, et de tâcher de se mettre par l'enflure secrète de l'orgueil, de niveau avec ceux au-dessous desquels ils se trouvent si fort par la naissance. Rien ne révolte plus les hommes d'une naissance obscure et vulgaire, que la distance énorme que le hasard a mise entre eux et les Grands: ils peuvent toujours se flatter de cette vaine persuasion, que la nature a été injuste de les faire naître dans l'obscurité, tandis qu'elle a réservé l'éclat du sang et des titres pour tant d'autres dont le nom fait tout le mérite: plus ils se trouvent bas, moins ils se croient à leur place. Aussi l'insolence et la hauteur deviennent souvent le partage de la plus vile populace.

Les Grands au contraire, placés si haut par la nature, ne sauroient plus trouver de gloire qu'en s'abaissant. Ils n'ont plus de distinction à se donner du côté du rang et de la naissance: ils ne peuvent s'en donner que par l'affabilité; et s'il est encore un orgueil qui puisse leur être permis, c'est celui de se rendre humains et accessibles.

Il est vrai même que l'affabilité est comme le caractère inséparable et la plus sûre marque de la grandeur. Les descendans de ces races illustres et anciennes, auxquels personne ne dispute la supériorité du nom et l'antiquité de l'origine, ne portent point sur leur front l'orgueil de leur naissance: ils vous la laisseroient ignorer si elle pouvoit être ignorée: les monumens publics en parlent assez, sans qu'ils en parlent eux-mêmes. On ne sent leur élévation, que par une noble simplicité: ils se rendent encore plus respectables, en ne souffrant qu'avec peine le respect qui leur est dû; et parmi tant de titres qui les distinguent, la politesse et l'affabilité est la seule distinction qu'ils affectent. Ceux au contraire qui se parent d'une antiquité douteuse, et à qui l'on dispute tout bas l'éclat et les prééminences de leurs ancêtres, craignent toujours qu'on n'ignore la grandeur de leur race, l'ont sans cesse dans la bouche, croient en assurer la vérité par une affectation d'orgueil et de hauteur, mettent la fierté à la place des titres; et en exigeant au-delà de ce qui leur est dû, ils font qu'on leur conteste même ce qu'on devroit leur rendre.

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La fierté prend donc sa source dans la médiocrité, ou n'est plus qu'une ruse qui la cache: c'est une preuve certaine qu'on perdroit en se montrant de trop près. On couvre de la fierté des défauts et des foiblesses, que la fierté trahit et manifeste elle-même: on fait de l'orgueil le supplément, si j'ose parler ainsi, du mérite; et on ne sait pas que le mérite n'a rien qui lui ressemble moins que l'orgueil.

Aussi les plus grands hommes, SIRE, et les plus grands Rois ont toujours été les plus affables. Une simple femme Thécuite 3) venoit exposer simplement à David ses chagrins domestiques: et si l'éclat du trône étoit tempéré par l'affabilité du Souverain, l'affabilité du Souverain relevoit l'éclat et la majesté du trône.

Nos Rois, SIRE, ne perdent rien à se rendre accessibles: l'amour des peuples leur répond du respect qui leur est dû. Le trône n'est élevé que pour être l'asile de ceux qui viennent implorer. votre justice ou votre clémence: plus vous en rendez l'accès facile à vos sujets, plus vous en augmentez l'éclat et la majesté. Et n'est-il pas juste que la nation de l'univers, qui aime le plus ses maîtres, ait aussi plus de droit de les approcher? Montrez, SIRE, à vos peuples tout ce que le ciel a mis en vous de dons et de talens aimables; laissez leur voir de près le bonheur qu'ils attendent de votre règne: les charmes et la majesté de votre personne, la bonté et la droiture de votre coeur, assureront toujours plus les hommages qui sont dûs à votre rang, que votre autorité et votre puissance.

Ces princes invisibles et efféminés, ces Ahasvérus devant lesquels c'étoit un crime digne de mort, pour Esther même, d'oser paroître sans ordre 4), et dont la seule présence glaçoit le sang dans les veines des supplians, n'étoient plus, vus de près, que de foibles idoles, sans âme, sans vie, sans courage, sans vertu; livrés dans le fond de leurs palais à de vils esclaves, séparés de tout commerce, comme s'ils n'avoient pas été dignes de se montrer aux hommes, ou que des hommes faits comme eux n'eussent pas été dignes de les voir; l'obscurité et la solitude en faisoient toute la majesté.

Il y a dans l'affabilité une sorte de confiance en soi-même qui sied bien aux Grands; qui fait qu'on ne craint point de s'avilir en s'abaissant, et qui est comme une espèce de valeur et de courage pacifique: c'est être foible et timide, que d'être inaccessible et fier.

D'ailleurs, SIRE, en quoi les Princes et les Grands, qui n'offrent jamais aux peuples qu'un front sévère et dédaigneux, sont plus inexcusables, c'est qu'il leur en coûte si peu de se concilier les coeurs: il ne faut pour cela ni effort, ni étude; une seule parole, un sourire grâcieux, un seul regard suffit. Le peuple leur compte tout: leur rang donne du prix à tout. La seule sérénité du visage du Roi, dit l'Écriture, est la vie et la félicité des peuples; et son air doux et humain est pour les coeurs de ses sujets, ce que la rosée du soir est pour les terres sèches et arrides. Prov. 16, 15.

Et peut-on laisser aliéner des coeurs qu'on peut gagner à si bas prix? n'est-ce pas s'avilir soi-même, que de dépriser à ce point toute l'humanité? et mérite-t-on le nom de grand, quand on ne sait pas même sentir ce que valent les hommes?

La nature n'a-t-elle pas déjà imposé une assez grande peine aux peuples aux malheureux, de les avoir fait naître dans la dépendance, et comme

3) Das Weib von Thekoa, einer Stadt in Judäa; s. 2tes Buch Samuelis, Kap. 14. 4) Buch Esther, Kap. 5.

dans l'esclavage? N'est ce-pas assez que la bassesse ou le malheur de leur condition leur fasse un devoir, et comme une loi, de rendre des hommages? faut-il encore leur aggraver le joug par le mépris, et par une fierté qui en est si digne elle-même? Ne suffit-il pas que leur dépendance soit une peine? faut-il encore les en faire rougir comme d'un crime? et si quelqu'un devoit être honteux de son état, seroit-ce le Pauvre qui le souffre, ou le Grand qui en abuse?

Il est vrai que souvent c'est l'humeur toute seule, plutôt que l'orgueil, qui efface du front des Grands cette sérénité qui les rend accessibles et affables: c'est une inégalité de caprice, plus que de fierté. Occupés de leurs plaisirs, et lassés des hommages, ils ne les reçoivent plus qu'avec dégoût: il semble que l'affabilité leur devienne un devoir importun, et qui leur est à charge. A force d'être honorés, ils sont fatigués des honneurs qu'on leur rend: et ils se dérobent souvent aux hommages publics, pour se dérober à la fatigue d'y paroître sensibles. Mais qu'il faut être né dur, pour se faire même une peine de paroître humain! N'est-ce pas une barbarie, non seulement de n'être pas touché, mais de recevoir même avec ennui les marques d'amour et de respect que nous donnent ceux qui nous sont soumis? n'est-ce pas déclarer tout haut qu'on ne mérite pas l'affection des peuples, quand on en rebute les plus tendres témoignages? peut-on alléguer là-dessus les momens d'humeur et de chagrin, que les soins de la grandeur et de l'autorité traînent après soi? l'humeur est-elle donc le privilége des Grands, pour être l'excuse de leurs vices?

ils

Hélas! s'il pouvoit être quelquefois permis d'être sombre, bizarre, chagrin, à charge aux autres et à soi-même, ce devroit être à ces infortunés, que la faim, la misère, les calamités, les nécessités domestiques, et tous les plus noirs soucis environnent; ils seroient bien plus dignes d'excuse, si, portant déjà le deuil, l'amertume, le désespoir souvent dans le coenr, en laissoient échapper quelques traits au dehors. Mais que les Grands, que les heureux du monde, à qui tout rit, et que les joies et les plaisirs accompagnent par-tout, prétendent tirer de leur félicité même un privilége qui excuse leurs chagrins bizarres et leurs caprices? qu'il leur soit plus permis d'être fâcheux, inquiets, inabordables, parce qu'ils sont plus heureux? qu'ils regardent comme un droit acquis à la prospérité, d'accabler encore du poids de leur humeur, des malheureux qui gémissent déjà sous le joug de leur autorité et de leur puissance? Grand Dieu! seroit-ce donc là le privilége des Grands, ou la punition du mauvais usage qu'ils font de la grandeur? car il est vrai que les caprices et les noirs chagrins semblent être le partage des Grands, et l'innocence de la joie et de la sérénité n'est que pour le peuple.

Les malheureux et les opprimés n'ont droit d'approcher les Grands, que pour trouver auprès d'eux la protection qui leur manque. Oui, mes frères, les lois qui ont pourvu à la défense des foibles, ne suffisent pas pour les mettre à couvert de l'injustice et de l'oppression: la misère ose rarement réclamer les lois établies pour la protéger, et le crédit souvent leur impose silence.

C'est donc aux Grands à remettre le peuple sous la protection des lois: la veuve, l'orphelin, tous ceux qu'on foule et qu'on opprime, ont un droit acquis à leur crédit et à leur puissance; elle ne leur est donnée que pour eux: c'est à eux à porter aux pieds du trône les plaintes et les gémissemens de l'opprimé: ils sont comme le canal de communication et le lien des peuples avec le Souverain, puisque le Souverain n'est lui-même que le père et le pasteur des peuples. Ainsi ce sont les peuples tout seuls qui donnent aux Grands le droit qu'ils ont d'approcher du trône; et c'est pour les peuples tout seuls, que le trône lui-même est élevé. En un mot, et les Grands, et le Prince, ne sont, pour ainsi dire, que les hommes du peuple.

Mais si loin d'être les protecteurs de sa foiblesse, les Grands et les ministres des Rois en sont eux-mêmes les oppresseurs; s'ils ne sont plus que comme ces tuteurs barbares, qui dépouillent eux-mêmes leurs pupilles: grand Dieu! les clameurs du pauvre et de l'opprimé monteront devant vous; vous maudirez ces races cruelles; vous lancerez vos foudres sur les géants; vous renverserez tout cet édifice d'orgueil, d'injustice et de prospérité, qui s'étoit élevé sur les débris de tant de malheureux; et leur prospérité sera ensévelie sous ses ruines.

Aussi la prospérité des Grands et des ministres des Souverains qui ont été les oppresseurs des peuples, n'a jamais porté que la honte, l'ignominie et la malédiction à leurs descendans. On a vu sortir de cette tige d'iniquité des rejetons honteux, qui ont été l'opprobre de leur nom et de leur siècle. Le Seigneur a soufflé sur l'amas de leurs richesses injustes, et l'a dissipé comme de la poussière; et s'il laisse encore traîner sur la terre des restes infortunés de leur race, c'est pour les faire servir de monument éternel à ses vengeances, et perpétuer la peine d'un crime, qui perpétue presque toujours avec lui l'affliction et la misère publique dans les empires.

La protection des foibles est donc le seul usage légitime du crédit et de l'autorité; mais les secours et les largesses qu'ils doivent trouver dans notre abondance, forment le dernier caractère de l'humanité.

Oui, mes frères, si c'est Dieu seul qui vous a fait naître ce que vous êtes, quel a pu être son dessein, en répandant avec tant de profusion sur vous les biens de la terre? A-t-il voulu vous faciliter le luxe, les passions et les plaisirs qu'il condamne? sont-ce des présens qu'il vous ait faits dans sa colère? Si cela est; si c'est pour vous seuls qu'il vous a fait naître dans la prospérité et dans l'opulence; jouissez-en, à la bonne heure; faites-vous, si vous le pouvez, une injuste félicité sur la terre; vivez comme si tout étoit fait pour vous; multipliez vos plaisirs: hâtez-vous de jouir; le temps est court; n'attendez plus rien au-delà que la mort et le jugement: vous avez reçu ici-bas votre récompense.

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Mais, si dans les desseins de Dieu vos biens doivent être les ressources et les facilités de votre salut, il ne laisse donc des pauvres et des malheureux sur la terre, que pour vous: vous leur tenez donc ici-bas la place de Dieu même: vous êtes, pour ainsi dire, leur providence visible: ils ont

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