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D'où il résulte que si on accorde au jugement de Cicéron et de Descartes un consentement et une confiance qu'imposent l'autorité de leur génie et la connaissance qu'ils avaient d'une philosophie que le plus souvent ils n'ont fait que s'approprier, la doctrine de Platon et d'Aristote, une en son principe et en son objet, ne diffère que par la méthode qu'ils ont suivie dans son explication, la forme dont ils l'ont revêtue; et puisque cette différence de méthode est reconnue de ceux-là même qui ont admis l'unité de leur doctrine, laissant de côté la divergence d'opinions sur la conformité ou la contrariété des vues de ces deux philosophes, c'est à étudier ce qui les distingue essentiellement l'un de l'autre, ce qui fait le caractère de leur génie, ce qui constitue leur personnalité, que nous allons surtout nous appliquer.

Or, au premier regard, ce qui frappe en leurs écrits est la marche du discours, l'ordre et la direction que l'esprit donne à la pensée. C'est ainsi que, volage et capricieuse, se laissant deviner plutôt qu'apercevoir, il est difficile en Platon de discerner et de suivre le lien qui la conduit, je dirai surtout de la ramener à son objet, à l'idée qu'elle poursuit et ne cesse d'éviter; au lieu que pour Aristote, toujours droite et rationnelle, marchant par voie de déduction, de conséquence en conséquence, elle

s'empresse d'arriver à la conclusion qu'elle veut dé

montrer.

C'est que Platon avait reçu de la nature une imagination forte et ardente, aussi prompte à s'affecter qu'habile à rendre ses impressions; il était ce que de nos jours on appelle artiste. Or, l'artiste, amoureux de la beauté, a surtout pour mission de la révéler. Et comment le ferait-il si, après s'être créé en l'âme une idée de perfection, il ne trouvait dans son art le moyen de l'exprimer? De là pour Platon cette science de la parole, cette coquetterie du langage, ces demi-jours répandus sur la vérité, qui nous attirent et s'éloignent, ce talent suprême d'enthousiasmer la raison à la recherche du bien, du beau, du vrai, du juste absolu, c'est-à-dire de toutes les idées de perfection qui, se trouvant au-dessus de la réalité, ne peuvent exister que par la pensée et dans la pensée. Il n'en est pas ainsi d'Aristote. Doué de cet esprit de discernement que donnent la justesse et la pénétration, il ne s'étudie en toute chose qu'à distinguer le réel. Aussi, impatient de le saisir et de l'expliquer, craignant toujours que la parole ne soit une entrave, un embarras à la pensée, son discours n'a jamais pour lui assez de concision, son idée de netteté. Toutefois, malgré son laconisme, penseur aussi étonnant par l'étendue de ses vues qu'écrivain admirable par la force de son expression,

également clair, profond et nerveux, on doit le reconnaître pour le génie le plus complet que la nature ait produit. Et il nous semble que ce n'est pas trop dire que de le représenter comme la parole même de l'intelligence, comme l'organe qu'elle eût choisi pour converser avec l'homme, pour lui rendre sensibles le travail de sa pensée, la loi de son progrès, la marche de sa compréhension.

Telle est la première différence qu'il est aisé de remarquer entre Platon et Aristote; mais il en est une essentielle, qui ne se découvre qu'à une intelligence plus entière, à une vision plus intuitive de leur esprit : je veux parler de ce qui est le fondement de leur méthode, du principe qui dirige leur dialectique, du sentier qui conduit l'entendement à la science, la pensée à la conviction. Or, commençons par nous faire une idée de la connais

et de la manière dont elle se forme dans l'entendement, cela nous fera mieux comprendre en quoi Platon et Aristote se séparent et en quoi ils se réunissent.

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Toute recherche et tout exposé scientifique ont pour objet de connaître et d'enseigner la vérité, c'està-dire de concevoir et d'exprimer ce qui est. L'être, ou ce qui est, tel est donc l'objet de la science, le sujet de la démonstration, le terme où s'arrête la

pensée. Et puisqu'elle n'est fixée que par l'assurance d'être arrivée au but qu'elle poursuit, c'est à lui donner cette assurance, cette conviction, que doit se rapporter l'œuvre essentielle du raisonnement; mais cela même nous oblige à dire en quoi il consiste, et ce qui fait la rigueur ou la vérité de sa conclusion.

Tout le monde convient que l'art de raisonner n'est que celui de tirer d'un principe la conséquence qu'il renferme, ou, autrement, de rattacher par un lien nécessaire à une vérité reconnue pour certaine ou évidente la proposition que l'on veut démontrer. En quoi il paraît que la vérité de la conclusion est une conséquence de la vérité du principe; et ainsi, que se former des principes vrais, ne recevoir ou n'admettre en l'esprit pour son point de départ que des idées claires et bien définies, des propositions naturellement évidentes ou démontrées par le raisonnement, est la condition première de toute connaissance logique ou rationnelle. Savoir, ou connaître, avoir l'intelligence de ce qui est, voilà ce que produit la démonstration. Et comme il est sans doute que ressortant du principe, elle ne sert de rien à le former, on peut dire que toute vérité démontrée a pour fondement une croyance antérieure, dont la certitude apparaît naturellement à l'esprit ; que là est le point suprême, au delà duquel il ne lui est pas permis de

remonter, la lumière primitive, source innée de la connaissance, et que c'est principalement en la manière de concevoir et de former ces notions immédiates, ces principes nécessaires, que consiste le caractère de la méthode dans la recherche et la démonstration de la vérité.

Vous admettez, en effet, que la science est l'intelligence de l'être, l'exposition de ce qui est. Or, considérez également que la démonstration ne peut s'effectuer que par le raisonnement; et comme en ce dernier la certitude de la conclusion n'a de valeur que par la vérité du principe d'où elle est tirée, n'estil pas visible que dans la découverte et l'explication. de ce qui est tout se rapporte à ne remonter qu'à des principes vrais, ou conformes à la réalité, et à n'en descendre qu'à des conséquences justes, ou dans un rapport nécessaire avec les propositions accordées et les vérités déjà reconnues? Cela étant, quels sont les procédés qui constituent la marche du discours dans la recherche des principes et des conséquences qui doivent en résulter nécessairement? Voilà ce qu'il nous faut présentement définir, ou expliquer.

Or, cette pénétration de l'intelligence, ce regard de la pensée, qui appliqué à la considération des choses en découvre la nature, et fait luire en l'en

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