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si attérés des faits qu'ils y ont aperçus, qu'ils osent à peine les répéter. Comment maintenir l'ordre dans une société dont les trois quarts des travailleurs, c'est-à-dire de ceux qui créent la richesse, sont plus mal nourris que les prisonniers enfermés pour les plus grands crimes, surtout quand tous les citoyens jouiront à la fois du droit de voter et de la faculté de s'éclairer? Et d'autre part, comment réaliser la justice distributive, comment faire pour que chacun participe au bien être social en raison du travail accompli et des services rendus? Voilà les questions qui se posent et dont l'avenir devra amener la solution. Voilà le problème qu'avait entrevu Rousseau dès le milieu du XVIIIe siècle et qui l'amenait à désespérer de l'ordre social! Ne trouvant aucun remède aux iniquités dont la vue torturait son âme aimante, il se réfugiait dans le faux idéal de la barbarie primitive, où il retrouvait au moins l'égalité dans le dénûment et l'image de ces vertus héroïques et de cette fierté indépendante qui distinguent le sauvage du prolétaire. Voltaire se moquait du pauvre Jean-Jacques qui voulait marcher à quatre pattes; aujourd'hui les économistes lui jettent la pierre, et M. Proudhon lui-même l'accable de ses plus amers sarcasmes. Et pourtant nul n'a éprouvé d'une manière plus poignante les angoisses que font naître l'aspect des difficultés qui s'opposent au progrès de l'humanité; nul n'a été dévoré plus que lui de cette soif ardente de la justice qui faisait maudire le monde aux premiers chrétiens et qui les poussait à fuir aux déserts un ordre social voué à des maux sans remède.

La question sociale, ainsi entrevue par Rousseau et ses disciples au xviie siècle, disparut ensuite au milieu des tempêtes qui agitèrent l'Europe et des bouleversements territoriaux et politiques amenés par l'empire. Mais vers la fin de la restauration, elle se réveilla à la fois en Angleterre et en France avec des caractères tout nouveaux résultant du développement de l'industrie. Des esprits hardis, frappés de ce que la distribution des produits offrait de peu conforme aux vœux de la justice absolue, s'occupèrent des moyens de changer la condition des classes laborieuses Robert Owen, Fourier, Saint-Simon et d'autres encore essayèrent même de formuler les lois d'une organisation nouvelle de l'ordre social. Leurs écrits, où des vues justes se mêlent trop souvent à une singulière ignorance des ressorts du cœur humain et des nécessités économiques, attirè

1 Voir pour la Belgique, par exemple, Ducpétiaux, Budget des classes laborieuses.

rent l'attention de quelques jeunes gens aventureux; mais les hommes sérieux ne s'en occupèrent que pour classer ces rêveries bizarres à la suite des utopies de Morus, de Campanella et de Fénelon, convaincus que les unes ne devaient pas avoir plus d'influence que les autres sur la suite des événements contemporains. Les hommes sérieux s'étaient trompés. Chacun se souvient comment la question sociale, dont presque personne ne s'occupait avant 1848, prit tout à coup une formidable importance, et comment un point noir que quelques économistes prévoyants avaient seuls signalé à l'horizon, envahit subitement le ciel et déchaîna sur l'Europe de mémorables tempêtes. Ces idées de réforme, quelque peu mûres et mal formulées qu'elles fussent, se répandirent néanmoins avec la rapidité de la foudre. Alors la France prit peur et se jeta dans les bras de la dictature. Le mouvement de Février avorta, parce que la question sociale avait surgi sans qu'on fût préparé à la résoudre, et, pour employer une image familière à cette époque, le sphinx dévora la république, parce qu'elle n'avait pas trouvé le mot de l'énigme. La situation actuelle de l'Europe est la conséquence de ces événements, qui sont trop récents pour que nous ayons à les rappeler. Chacun sait que la question sociale est aujourd'hui rentrée dans l'ombre et qu'elle est primée par des questions de réorganisation territoriale et politique; mais les aveugles seuls s'imaginent qu'elle est rayée du nombre de celles qui occuperont l'avenir.

Nous venons d'esquisser en quelques traits le grand mouvement égalitaire qui domine les temps modernes et qui a été le constant objet des études de De Potter pendant la dernière époque de sa vie. Dans plusieurs passages du Dictionnaire rationnel, il en a marqué la nécessité et les caractères avec cette précision froide et âpre qui distingue son style, et aussi avec ces couleurs trop assombries que lui inspirait sa thèse. C'est ainsi qu'il dit : « Ce qui détermine les conditions du travail, ce sont l'offre et la demande qui en sont faites. Comme le travail à notre époque est plus offert que demandé, le salaire est réduit au minimum. Ce qui en résulte est le prolétariat avec toutes ses conséquences. Ceux qui ont besoin de travailler pour vivre, font, par la concurrence qui s'établit entre eux, baisser le prix du travail jusqu'au point où il ne fait plus qu'alimenter les ouvriers qui sont utiles aux capitalistes. Tant que l'organisation actuelle persistera, aucune de ses conséquences logiques ne pourra changer, quoi que puissent dire et faire les économistes de toutes les écoles, les

conservateurs à tous les degrés, les réformateurs à tous les diapasons. Pour que le travail s'organise normalement, il faut donc que la société soit elle-même radicalement réformée, en d'autres termes que l'ignorance soit complètement dissipée, que la réalité déterminée du droit soit socialement reconnue et appliquée. Le travail, alors, l'intelligence, l'homme occupera dans la société la place qu'y obstruent maintenant le capital, la force, la matière. Les ouvriers ne mourront plus faute d'être nourris par les capitalistes, et les uns comme les autres jouiront du produit de leur travail. »

Et ailleurs : « Ce fanatisme expiré, c'est en vain qu'on lui a substitué un mannequin qu'on a appelé patriotisme, gloire, honneur; les religions sont détruites et tout véritable principe moral a été détruit avec elles. Il n'y a plus dans le cœur de l'homme que le ressort purement mécanique de son intérêt matériel et actuel représenté par de l'or. Nos sociétés se dissolvent toutes, l'une avant, l'autre après, avec les croyances qui leur avaient donné l'être. Le monde appartient à la brutalité de la force et à la lâcheté de la bassesse, et il leur appartiendra jusqu'à ce que la vérité absolue s'en soit rendue maîtresse pour y régner par les hommes qu'elle éclairera le mieux. Redisons-le sans tergiverser: il est presque incontestable que le monde social, livré aux vents de toutes les passions, doit, avant d'entrer au port de la justice et de la raison, subir encore bien des bourrasques et des tempêtes et finalement échouer sur l'écueil de l'anarchie. Il faut raisonner et ne pas se lasser de raisonner dans le but de faire comprendre tout le danger de cette terrible épreuve et surtout la longue suite de douleurs à laquelle elle condamnera l'humanité. »

De Potter voyait clairement les difficultés qui assiègent les sociétés actuelles, mais il les dépeignait généralement sous des couleurs trop sombres. Cela tenait à une vue spéciale que nous devons signaler. Au lieu d'admettre qu'actuellement nous marchons déjà par des améliorations insensibles vers le règne de la justice et de la raison qu'il espérait pour l'avenir, il croyait que les conditions sociales vont en s'empirant et qu'au lieu du progrès en avant dont nous nous targuons, il se produit plutôt un progrès dans le mal. « Ce progrès est réel, dit-il, cela ne saurait être mis en doute. Le paupérisme dans lequel se concentrent tous les maux, deviendra nécessairement de plus en plus intolérable, à mesure qu'il sera de plus en plus senti et que des hommes d'un sentiment généreux travailleront de plus en plus activement à l'extirper, sans attendre que la société ait acquis les

lumières indispensables pour fonder l'ordre réel devant lequel le mal disparaîtra sans retour. Les apôtres du progrès sont par cela même des partisans des réformes partielles et successives: or ces réformes sont toujours la conséquence d'un mal reconnu, qu'on a voulu sup primer. Mais le bien n'étant pas déterminé, tout progrès est un pas de plus dans le mal. Le malheur est donc essentiellement progressif. »> En allant ainsi de mal en pis, la société arrivera donc, d'après l'auteur, à une situation si intolérable, à une anarchie si complète qu'elle n'aura plus que la ressource de se soumettre aux prescriptions du droit clairement démontré et reconnu par tous. Jusqu'à présent, l'ignorance de ce qui est juste est générale, et même de ce côté l'esprit humain n'a fait aucun progrès. De Potter l'affirme en propres termes. Il admet « la découverte incessante de vérités nouvelles, mais exclusivement dans le domaine physique, avant qu'il soit encore possible de soulever le plus petit coin du voile qui cache la vérité plus que physique, la vérité de raisonnement. Cette perfectibilité a pour résultat nécessaire le progrès vers le mal-être, dont l'excès fera chercher, trouver et appliquer socialement le principe de certitude, seule source de vraie liberté, de justice et de bonheur. >>> Ainsi l'humanité tombant d'erreur en erreur, de chute en chute jusqu'au fond de l'abîme, doit arriver tout à coup à voir la vérité d'une manière claire et certaine, et de la vérité clairement démontrée et par conséquent acceptée par tous résultera nécessairement l'ordre et l'harmonie. Quoique l'auteur eût rejeté le mot et l'idée de révélation, c'en serait une véritable qui se produirait, suivie d'une révolution subite et vraiment extraordinaire. Cette conception de la marche des choses est familière à la plupart des inventeurs d'utopies, qui se figurent de bonne foi que, du jour où leur système serait généralement connu et partant appliqué, une félicité sans mélange succéderait soudainement à tous les maux qui affligent le genre humain et dont ils tracent le lugubre tableau. Fourier avait même trouvé un mot pour désigner cette sorte de soubresaut que la société devait accomplir: il l'appelait un écart absolu. Mais nous sommes surpris de trouver cette opinion partagée par De Potter qui n'attendait plus guère de miracles et qui n'a point de sarcasmes assez durs, de traits assez perçants pour les utopies de tout genre.

Quant à nous, nous croyons cette manière de concevoir la marche des choses non seulement contredite par les faits, mais en outre opposée à la notion même de ce qui est possible. Sans doute l'inéga

lité entre les classes supérieures et inférieures de la société va en augmentant, parce que la richesse générale qui s'accroît avec une rapidité inouïe, s'accumule surtout entre les mains des hautes classes. Sans doute, entre certains grands banquiers de nos jours et le manœuvre, la distance est plus grande qu'entre les souverains les plus puissants d'autrefois, Charles-Quint par exemple, et un ouvrier de cette époque, parce que ces banquiers peuvent disposer de forces, se procurer des jouissances, en un mot dominer la nature d'une façon dont, il y a deux siècles, on n'avait pas d'idée. Mais il n'en est pas moins vrai que les classes laborieuses en masse sont mieux nourries et surtout beaucoup mieux vêtues et logées que jadis. Il est certain aussi qu'entre les hautes classes et le peuple il s'est formé une classe intermédiaire, la bourgeoisie, qui n'existait pour ainsi dire pas autrefois et qui a conquis sur le despotisme les libertés dont nous jouissons maintenant.

Sous le rapport du droit, le progrès n'est pas moins certain, et nous n'admettons pas du tout que sur ce point l'humanité soit encore plongée dans cette ignorance profonde que décrit De Potter. C'est en vain qu'il montre qu'un grand nombre d'auteurs ne sont point parvenus à donner une définition claire et simple du mot droit. Cela n'empêche pas que, quand quelqu'un dit : c'est mon droit, il n'entende par là désigner ce qui lui appartient légitimement. L'ancienne définition de la justice, cuique suum tribuere, est suffisamment intelligible et exacte. Si chacun en effet, individus et peuples, avait ce qui leur appartient, la justice règnerait. Sans doute cette définition. abstraite ne diminue guère les difficultés, car l'embarras est de déterminer ce qui appartient à chacun. Mais n'avons-nous pas sur ce point des notions plus justes qu'autrefois ? N'est-ce donc rien que d'avoir proclamé qu'il n'appartient plus aux propriétaires de vendre les hommes avec la glèbe à laquelle ils étaient attachés, ni aux rois de disposer du sang et de la fortune de leurs sujets au gré de leurs caprices? N'est-ce rien que ce principe reconnu dans la plupart des États civilisés, qu'il appartient à l'homme de choisir librement son culte, d'exprimer librement sa pensée, de concourir par son vote à l'administration des affaires publiques, et qu'il n'appartient plus à personne de le brûler vif ou de le torturer pour crime d'hérésie ou de libre pensée ? Certes toutes les applications du droit ne sont pas perçues, surtout dans le domaine économique, et sous ce rapport de grandes réformes sont nécessaires pour nous rapprocher de l'idéal de

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