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LE PROTESTANTISME ET LE CATHOLICISME

dans leurs rapports avec la liberté et la prospérité des peuples.

ÉTUDE D'ÉCONOMIE SOCIALE.

(Revue de Belgique de Bruxelles, 15 janvier 1875.)

I.

On parle beaucoup aujourd'hui de la décadence des races latines. Elles déclinent rapidement, dit-on, et l'avenir appartient à la race germanique ainsi qu'à la race slave.

Je ne crois pas que les latins soient condamnés au déclin en raison du sang qui coule dans leurs veines, c'est à dire par suite d'une cause fatale, un peuple ne pouvant changer de nature ni modifier sa constitution physique; mais ce qui semble résulter de l'histoire et surtout des événements contemporains, c'est que les peuples catholiques progressent beaucoup moins vite que les nations ayant cessé de l'être et que, relativement à ces dernières, ils paraissent reculer. Le fait est si apparent que les évêques mêmes et leur organe de France, l'Univers, en font un texte de reproches aux catholiques infidèles.

Différents motifs m'empêchent d'attribuer ce fait, qu'on ne peut nier, à des influences de race.

Certes, la destinée des nations dépend en partie de leur constitution physique. Si même on remonte à l'origine, on ne trouve que deux causes qui puissent expliquer les destinées différentes des divers peuples: la race et le milieu; la constitution de l'homme d'une part et, d'autre part, l'influence de la nature extérieure, le climat, la situation géographique, les produits du sol, l'aspect des lieux, la nourri

ture. Mais actuellement, quand il s'agit de nations qui ont un sang aussi mélangé que les peuples européens et qui, d'ailleurs, descendent d'une souche commune, il est très difficile de rattacher, avec une certitude quelque peu scientifique, les faits sociaux à l'action de la race.

Les Anglais s'entendent mieux que les Français à pratiquer le régime parlementaire et la liberté politique. Est-ce l'influence du sang? Je ne le pense pas, car jusque vers le xvi siècle la France, l'Espagne et l'Italie avaient des libertés provinciales très semblables aux libertés anglaises. La seule différence notable était que celles-ci avaient pour organe un parlement unique et un régime centralisé qui se montra assez fort pour tenir tête à la royauté. La conquête normande ayant unifié l'Angleterre, un parlement unitaire put se constituer, et la royauté étant très forte, la noblesse et les communes s'unirent pour la combattre, tandis qu'ailleurs elles furent constamment en lutte.

Les destinées de la France et de l'Angleterre ne deviennent entièrement différentes qu'à partir du XVII° siècle, quand les puritains eurent vaincu les Stuarts, et que Louis XIV, en expulsant les réformés de France, en eùt extirpé les derniers restes de l'autonomie locale et les seuls éléments de résistance sérieuse à opposer au despotisme.

Quand on voit les protestants latins l'emporter sur des populations germaniques, mais catholiques; quand, dans un même pays et dans un même groupe, de même langue et de même origine, on constate que les réformés progressent plus vite et plus régulièrement que les catholiques, il est difficile de ne pas attribuer la supériorité des uns sur les autres au culte qu'ils professent.

On a trop souvent apporté dans l'étude de ces questions des passions de secte ou des préjugés anti-religieux. Il est temps d'y appliquer la méthode d'observation et l'impartialité scientifique du physiologiste et du naturaliste. De la simple constatation des faits résulteront des conclusions irréfragables.

Il est admis que les Écossais et les Irlandais sont d'origine celtique. Les uns et les autres ont été soumis aux Anglais. Jusqu'au xvI° siècle, l'Irlande était bien plus civilisée que l'Écosse. La verte Érin était, pendant le premier moyen âge, un foyer de civilisation, quand l'Écosse était encore un repaire de barbares.

Depuis que les Écossais ont adopté la Réforme, ils ont devancé

même les Anglais. Le climat et la nature du sol s'opposent à ce que l'Écosse soit aussi riche que l'Angleterre; mais Macaulay constate que, depuis le xvII" siècle, les Écossais l'emportent sur les Anglais dans tous les genres. L'Irlande, au contraire, dévouée à l'ultramontanisme, pauvre, misérable, agitée par l'esprit de rébellion, semble incapable de se relever par ses propres forces.

Quel contraste, même en Irlande, entre le Connaught, exclusivement catholique, et l'Ulster, où domine le protestantisme!

L'Ulster est enrichi par l'industrie, le Connaught présente l'image des dernières extrémités de la misère humaine.

Je m'interdis d'établir une comparaison entre les États-Unis et les États de l'Amérique du Sud, ou entre les nations du Nord et celles du Midi de l'Europe. On pourrait expliquer les différences que l'on constate par le climat ou par la race. Mais allons en Suisse et comparons la situation des cantors de Neuchâtel, de Vaud et de Genève (surtout avant l'immigration récente des catholiques savoyards) à celle de Lucerne, du Valais et des cantons forestiers. Les premiers l'emportent extraordinairement sur les seconds sous le rapport de l'instruction, de la littérature, des beaux arts, de l'industrie, du commerce, de la richesse, de la propreté, en un mot, de la civilisation sous tous ses aspects et dans toutes les acceptions.

Les premiers sont latins, mais protestants; les seconds germains, mais soumis à Rome. C'est donc le culte et non la race qui est la cause de la supériorité de ceux-là.

Transportons-nous maintenant dans un même canton, celui d'Appenzell, habité tout entier par une population germanique entièrement identique. Entre les Rhodes intérieures catholiques et les Rhodes extérieures protestantes, on constate exactement le même contraste qu'entre les habitants de Neuchâtel et ceux du canton de Lucerne ou d'Uri. D'un côté, l'instruction, l'activité, l'industrie, des relations avec le monde extérieur et, par suite, la richesse. De l'autre côté, l'inertie, la routine, l'ignorance, la pauvreté 1.

1 Écoutons M. Hepworth Dixon, dont certes aucun préjugé de secte n'influence le jugement. Voici ce qu'il dit dans son livre récent sur la Suisse :

<< Comparez un canton protestant à un canton catholique, Appenzell, Rhodes extérieures, par exemple, à Rhodes intérieures, et prononcez vous-même, en toute connaissance de cause.

« Il y a autant de différence entre ces deux demi-cantons qu'entre le canton de Berne et celui du Valais. Dans la partie basse du pays, les villages sont construits en bois, il est vrai; mais le tout est coquet et propre. Une fontaine, d'où partent

Partout où dans un même pays les deux cultes sont en présence, les protestants sont plus actifs, plus industrieux, plus économes et, par suite, plus riches que les catholiques.

« Aux États-Unis, dit Tocqueville, la plupart des catholiques sont pauvres. »

Au Canada, les grandes affaires, les industries, le commerce, les principales boutiques dans les villes sont aux mains des protestants.

M. Audiganne, dans ses remarquables études sur les populations ouvrières de la France, remarque la supériorité des protestants dans l'industrie, et son témoignage est d'autant moins suspect qu'il n'attribue pas cette supériorité au protestantisme. « La majorité des ouvriers nîmois, dit-il, notamment les taffetassiers, sont catholiques, tandis que les chefs d'industrie et du commerce, les capitalistes, en un mot, appartiennent en général à la religion réformée.

« Quand une même famille s'est divisée en deux branches, l'une

de charmants ruisseaux, occupe le centre du village. Tout auprès se trouvent l'église, la maison commune et l'école primaire. Chaque cottage est entouré d'un jardin. Des plantes grimpantes revêtent tous les murs et couvrent presque tous les toits. On entend, de toutes parts, le bruit des métiers à tisser ; les gamins chantent en se rendant à l'école. Les rues sont propres, les marchés bien approvisionnés, tous les gens que vous rencontrez bien vêtus. Dans la montagne, au contraire, pauvreté et désolation partout. On rencontre peu de villageois. Les paysans vivent dans des huttes, dispersés çà et là: au rez-de-chaussée, des étables pour les porcs et les bestiaux ; au-dessus, des chambres à coucher, tout comme en Biscaye et en Navarre. Ces huttes sont certainement solides, mais aucun goût n'a présidé à leur grossière construction.

« Chaque berger vit à part; il ne rencontre ses concitoyens qu'à la messe, au pugilat ou au cabaret. Chacun sait lire et écrire, car ils sont Suisses et assujettis aux lois cantonales; mais ils ne connaissent ni livres, ni journaux ; à peine rencontre-t-on quelques vies des saints, quelques feuilles populaires, quelques recueils de remèdes de bonnes femmes, au lieu de nouvelles fraîches et excitantes.

« Le demi-canton protestant devient chaque jour plus riche et plus peuplé ; le demi-canton catholique croupit dans la pauvreté et la faiblesse. Et rien d'étonnant à cela, car le premier reçoit tous les étrangers, quelle que soit leur religion, accueille avec joie toutes les idées nouvelles et adopte sans retard toutes les améliorations apportées au métier à tisser, source de sa richesse; le second, au contraire, ferme ses portes à tout le monde, aux protestants de tous les pays et aux catholiques qui ne sont pas nés dans le canton; il conserve ses jeux antiques et son vieux costume, il exécute ses travaux rustiques tout comme au moyen âge, il célèbre ses jours de fêtes et ses luttes au pugilat; il se nourrit de pain de seigle grossier et de petit-lait; il dédaigne souverainement, enfin, l'industrie qui enrichit son voisin, »

restée dans le giron de la croyance de ses pères, l'autre enrôlée sous l'étendard des doctrines nouvelles, on remarque presque toujours, d'un côté, une gêne progressive et, de l'autre, une richesse croissante. » — « A Mazamet, l'Elboeuf du Midi de la France, dit encore M. Audiganne, tous les chefs d'industrie, excepté un, sont protestants, tandis que la grande majorité des ouvriers est catholique. Il y a moins d'instruction parmi ces derniers que parmi les familles laborieuses de la classe protestante. »

Avant la révocation de l'édit de Nantes, les réformés l'emportaient dans toutes les branches du travail, et les catholiques, qui ne pouvaient soutenir la concurrence, leur firent défendre, à partir de 1662, par plusieurs édits successifs, l'exercice de différentes industries où ils excellaient. Après leur expulsion de France, les protestants apportèrent en Angleterre, en Prusse, en Hollande leur esprit d'entreprise et d'économie; ils enrichissaient le district où ils se fixaient. C'est à des latins réformés que les Germains doivent en partie leurs progrès. Les réfugiés de la Révocation ont introduit en Angleterre différentes industries, entre autres celle de la soie, et ce sont les disciples de Calvin qui ont civilisé l'Écosse.

Comparez la cote à la Bourse des fonds publics des États protestants et des États catholiques, la différence est grande. Le 3 p. c. anglais dépasse 92, le 3 p. c. français flotte vers 60. La rente de la Hollande, de la Prusse, du Danemark, de la Suède sont au moins au pair; celle de l'Autriche, de l'Italie, de l'Espagne et du Portugal est moins élevée d'un tiers ou même de moitié.

Aujourd'hui, dans toute l'Allemagne, le commerce des œuvres de l'esprit, livres, revues, cartes, journaux, est presque entièrement aux mains des juifs et des protestants.

En présence de tous ces faits concordants, il est difficile de ne pas avouer que c'est le culte et non le sang qui est la cause de la prospérité extraordinaire de certains peuples.

La Réforme a communiqué aux pays qui l'ont adoptée, une force dont l'histoire peut à peine se rendre compte. Voyez les Pays-Bas : deux millions d'hommes sur un sol moitié sable et moitié marais; ils résistent à l'Espagne qui tenait l'Europe dans ses mains et, à peine. affranchis du joug castillan, ils couvrent toutes les mers de leur pavillon, marchent à la tête du monde intellectuel, possèdent autant de navires que tout le reste du continent ensemble, se font l'âme de toutes les grandes coalitions européennes, tiennent tête à l'Angle

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