Page images
PDF
EPUB

complet de l'instruction publique dans l'immense empire de l'Est est d'un grand intérêt pour l'humanité tout entière. Ce n'est que par la Russie que la civilisation peut pénétrer dans les vastes régions de l'Asie centrale. Nous avons vu avec quel succès des fonctionnaires dévoués organisent des écoles jusque parmi les hordes tartares et kirghises à l'orient du Volga. C'est de la même façon que les khanats pacifiés seront peu à peu amenés dans le cercle de la culture occidentale, et un jour, rien ne défend de l'espérer, les déserts de la Sibérie et de la Tartarie Indépendante seront également peuplés et soumis aux influences civilisatrices de l'Occident. Enfin la race slave n'a jamais pu donner la mesure de son génie, parce que toujours elle a été morcelée en groupes séparés et asservis. Elle n'a pas encore apporté à la civilisation un contingent comparable à celui que nous devons aux branches latine et germanique. Toutefois elle possède des instincts et des institutions qui lui sont propres, et qu'on ne doit pas étouffer ou fausser par une imitation servile de l'Occident. Il faut au contraire respecter avec soin l'élément original russe, mais en lui assurant son plein épanouissement par la diffusion générale des lumières dans toutes les classes de la population.

Si nous n'avons pas hésité à donner ici des chiffres précis et des détails en apparence minutieux, c'est que les progrès de l'instruction dans l'immense empire de l'Est intéressent autant l'avenir de notre Occident que celui de la Russie elle-même. On pourrait répéter à ce propos le mot inscrit sur une colonne plantée dans la lave, au pied du Vésuve: Res nostra agitur. Les destinées de la civilisation européenne dépendent en grande partie du degré d'instruction qu'auront atteint les Russes dans cent ans d'ici. Avant un ou deux siècles au plus, l'empire russe sera l'état prépondérant en Europe, parce qu'il possède d'immenses espaces où 300 millions d'habitants pourront vivre à l'aise, tandis que la croissance des autres pays sera nécessairement limitée par l'étendue restreinte de leur territoire. Si la masse de la population russe demeure ignorante, la forme du gouvernement restera inévitablement une autocratie militaire et en ce cas cette colossale puissance, aux mains d'un souverain absolu, sera une menace permanente pour la liberté de l'Europe, car on ne peut compter sur une succession de souverains sages et amis de la paix comme l'empereur actuel. Le sort de l'Occident sera à la merci des caprices d'un monarque commandant des armées de 3 ou 4 mil

lions d'hommes. Si, au contraire, les lumières se répandent assez vite pour que la Russie se transforme en un état libre et constitutionnel au moment où elle sera assez forte pour dominer l'Europe, le danger pour la civilisation aura disparu; car un peuple n'a jamais intérêt à faire des conquêtes ou à imposer ses volontés à des populations asservies. C'est là une vérité si évidente qu'elle finira par être comprise. Supposez la Russie arrivée au niveau de l'Angleterre ou des États-Unis ; il n'y aurait même plus lieu de craindre de lui voir étendre ses frontières sur des pays moins civilisés qu'elle. Les défenseurs de l'ancien système de l'équilibre européen y trouveraient sans doute à redire; mais au point de vue général de l'humanité il n'y aurait pas à le regretter. Faisons donc des vœux pour que le gouvernement russe ne recule plus devant les sacrifices nécessaires pour répandre largement l'instruction. C'est l'avenir de la liberté, de la civilisation européenne qui le réclame, autant que le véritable intérêt du grand empire slave.

LA RÉORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT DU

DESSIN EN BELGIQUE.

(L'Indépendance belge de Bruxelles, 30 mai 1874.)

Le ministère de l'intérieur vient de publier un document extrêmement important sur la réorganisation de l'enseignement des arts du dessin. Ce document renferme deux rapports: l'un de M. Canneel, directeur de l'académie de Gand, l'autre de M. De Taye, directeur de l'académie de Louvain. Ces deux artistes se sont occupés depuis bien des années de toutes les questions qui se rattachent à l'enseignement artistique. Ils les ont étudiées à fond en Belgique et à l'étranger, dans le passé et dans le présent, et nul n'est mieux préparé qu'eux à émettre un avis réfléchi et utile. Les deux rapporteurs, après avoir inspecté avec le plus grand soin toutes nos écoles, arrivent à peu près aux mêmes conclusions. Nous suivrons principalement le travail de M. De Taye, parce qu'il est plus complet et plus approfondi.

Donner à un pays aussi bien doué pour les arts que l'est le nôtre, une bonne éducation artistique est d'un intérêt capital, dont on ne soupçonne pas l'importance; c'est en même temps un intérêt moral et intellectuel et un intérêt matériel et pécunier.

Il s'agit à la fois d'ennoblir la vie et d'accroître nos bénéfices. Rien n'élève plus le niveau de la civilisation véritable que d'étendre la capacité d'éprouver des jouissances esthétiques. Plus l'homme est civilisé, plus le beau réel exerce d'empire sur lui. Le sentiment de la beauté est en même temps un résultat et un agent de la civilisation. Aujourd'hui, aveuglés par le matérialisme économique, nous considérons comme civilisé le peuple qui sait le mieux raffiner ses

besoins, se donner du confort, multiplier les objets de luxe. Au fond tout cela ce n'est que la satisfaction des besoins grossiers du corps, de quelque élégance qu'on les entoure d'ailleurs.

L'homme vraiment civilisé, c'est celui dont le goût est fin, les sentiments nobles et délicats, l'esprit attiré vers les hauteurs, actif, avide de connaissances et de vérité. Le type que nous devons chercher à réaliser, ce n'est pas le dollar-hunter américain, le wealthmaker anglais, l'individu acharné à la poursuite de l'argent, ne s'occupant que « d'affaires »; ne vivant que pour vendre, acheter et capitaliser; être vulgaire et grossier, inférieur peut-être au sauvage des prairies que la poésie des légendes et les sentiments désintéressés ennoblissent au sein d'une existence misérable et barbare. L'homme idéal, à mon sens, c'est le Grec des temps de Périclès. Il vit sobrement pour vêtements une tunique et un manteau de laine comme nos moines; peu de meubles; les chambres de sa demeure sont si petites qu'elles n'en peuvent presque pas contenir. Il ne cherche pas à accroître le modique revenu dont il vit et qui lui suffit. Son âme n'est donc en rien rabaissée par les préoccupations de ces intérêts matériels, qui font toute la vie du sauvage et de l'homme d'affaires, de celui qui ne songe qu'au gibier qu'il doit abattre pour vivre comme de celui qui ne rêve qu'aux millions, qu'il accumule pour satisfaire sa vanité.

Une partie de son temps est consacrée à des exercices de gymnastique qui développent les forces et la beauté du corps et entretiennent la santé. Puis il suit les discussions des philosophes; la politique, les devoirs de la vie civique lui prennent le reste de la journée, qu'il achève au théâtre et dans les fêtes religieuses, où il entend d'admirables poésies. Il vit constamment plongé dans un milieu esthétique. C'est par le sentiment du beau que se fait son éducation; tous les arts, la musique, la sculpture, l'architecture, la peinture, la danse, la poésie, les rites religieux contribuent à la culture de ses sens et de son esprit. Pour emprunter une image à cette mythologie gracieuse qui peuplait le ciel et la terre d'êtres divins et charmants, les Muses le conduisaient par la main jusque dans le temple de la Vérité et de la Sagesse. La beauté était son véritable culte. Tout ce qui l'entourait, ses dieux, ses monuments publics, ses maisons, ses meubles, ses jeux, ses rites, était revêtu de formes parfaites, idéales. Son esprit était tempéré, juste et fin, son langage d'une délicatesse exquise un mot résume cette suprême et universelle distinction

de l'Athénien, l'atticisme. A côté de ce Grec, nous sommes des barbares et nous le resterons tant que nous ne parviendrons pas à rendre, dans l'éducation, aux arts et aux influences esthétiques la place que leur donnait la Grèce.

La culture des arts, quand elle est générale, établit entre les hommes un lien et une harmonie d'une nature particulière. Les jouissances matérielles divisent, parce qu'elles sont égoïstes. Deux personnes ne peuvent à la fois manger le même fruit ni posséder la même femme. Toute possession est de soi exclusive, personnelle. Au contraire, les jouissances esthétiques peuvent être communes, collectives, et elles sont souvent d'autant plus vives et plus intenses qu'elles sont partagées par un plus grand nombre d'individus. Plusieurs peuvent éprouver en même temps le plaisir de contempler un beau tableau, une belle statue, d'écouter une symphonie, un discours ou une tragédie. L'émotion se communique; l'admiration est contagieuse. L'impression partagée par un nombreux auditoire devient de l'enthousiasme et grandit à proportion du nombre de ceux qui l'éprouvent en commun. Dans l'ordre des sens règne l'apre individualisme, dans celui des arts se réalise un communisme fraternel et une harmonie idéale.

Si donc vous voulez unir les hommes, rendez-les indifférents aux plaisirs matériels et sensibles aux plaisirs de l'esprit et des

arts.

Chaque fois que la musique, la peinture, la poésie, l'éloquence feront éprouver à un groupe d'hommes la même impression esthétique, un lien nouveau s'établira entre eux.

La chanson populaire généralement répandue dans toute une population est un des éléments les plus puissants de l'unité nationale. Le chant enseigné dans toutes les écoles de l'Allemagne a contribué plus qu'on ne peut le dire à la culture du peuple et à l'intensité du patriotisme.

Le sentiment de la beauté sous toutes ses formes est une des distinctions du peuple italien. Les arts sont non seulement, comme on l'a dit, l'épanouissement de la fleur suprême de la civilisation; répandus dans toutes les classes, ils en sont aussi la racine et la cause. Il n'est donc point d'œuvre plus utile que d'y initier le peuple.

L'art appliqué à l'industrie crée aussi pour le peuple qui réussit en ce genre, une source d'énormes bénéfices. Les sacrifices que fait une nation pour former le goût de ses fabricants et de ses ouvriers,

« PreviousContinue »