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familiers à son époque, il s'écrie: « Homme de lettres, si tu cherches la richesse, ta pensée devient esclave, et ton âme n'est plus à toi. >> La forme pourrait être plus simple, mais non l'idée plus juste. Combien de fois n'en a-t-on pas constaté la vérité !

Que de jeunes écrivains d'un véritable talent se sont laissés aller à tirer trop tôt profit de leurs précoces inspirations! Ils gagnaient à la fois de l'or et de la réputation. La faveur du public leur valait un nom et le bien-être; comment se vouer à un travail austère, quand leur plume facile leur procurait, sans effort, tout ce que la jeunesse désire? Afin de se soustraire à cet entraînement, ils auraient dû avoir pour point d'appui de fortes convictions dont ils voulussent se faire les défenseurs, ou au moins le désir d'une gloire durable qui les eût récompensés de leurs efforts persévérants et de leurs sacrifices momentanés; mais, nous l'avons dit, ces ressorts ont perdu une grande partie de leur action. Ces jeunes écrivains ont donc été entraînés par la soif du succès immédiat. Ils ont mis à produire des œuvres éphémères, un temps qu'ils auraient mieux fait de consacrer à préparer des œuvres durables, et ils ont épuisé, par une exploitation anticipée, une veine qu'ils auraient dû féconder par une longue préparation. Plus grand était le succès. plus dangereux l'écueil; car quand, au lieu de vivre pour écrire, on écrit pour vivre, il est à craindre qu'on cherchera moins à bien écrire qu'à écrire beaucoup, et qu'on aimera mieux faire vite des ouvrages médiocres que composer lentement des livres excellents. On consentira à mal écrire pour bien vivre, au lieu de viser à bien écrire, dût-on se résigner à vivre un peu plus mal. C'est ainsi qu'est née et que s'est propagée cette peste des lettres, qu'on a appelée l'industrialisme littéraire. Elle a été décrite trop souvent pour que j'insiste ici sur ce point. Association pour produire en commun, division du travail, exploitation d'un nom connu, de jeunes littérateurs travaillant à l'ombre d'une firme aimée du public, production à la tâche, vente sur mesure et sur commande, livraison à date fixe, en un mot emploi de tous les procédés qui permettent à l'industrie moderne d'offrir à des consommateurs, peu exigeants sur la qualité, des quantités énormes de marchandises communes : tels ont été les caractères du mal qui a eu pour effet de transformer l'écrivain en manœuvre luttant de vitesse avec la machine.

Que le prêtre vive de l'autel, on ne peut l'en blâmer, quoiqu'on puisse rappeler que Saint Paul gagnait son pain en faisant des

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tentes. Toute peine vaut son salaire, et si un auteur, après avoir fait une œuvre consciencieuse, en retire quelque profit, qu'il en jouisse en paix il ne fait tort à personne. Mais ce qui est regrettable et même condamnable, c'est de sacrifier un véritable talent au désir de s'en faire un gros revenu et d'anéantir ainsi les facultés dont Dieu et les hommes peuvent demander compte. Les facultés de l'esprit sont d'un ordre, les besoins du corps d'un autre ordre qui met les premiers au service des seconds, les avilit. En vue d'intérêts matériels, cesser de respecter son génie, faculté divine, n'est-ce pas trafiquer des choses saintes et se rendre coupable de simonie? Avec des convictions plus fortes, l'idée du devoir ou celle de la postérité eût arrêté ce regrettable commerce. S'il n'avait perdu que des esprits de seconde volée, nous insisterions moins pour en signaler les tristes conséquences. Mais il est certain qu'il a poussé des hommes d'un véritable talent et d'une imagination puissante à exploiter les dons les plus rares pour improviser à la hâte des centaines de volumes qui ont amusé un instant les oisifs, mais qui sont déjà justement oubliés par le public aussi bien que par leurs auteurs, et qui ont fait beaucoup de mal et très peu de bien. Le fléau a même gagné de plus hautes régions: il a atteint des écrivains déjà illustres et dont l'admiration de la France et de l'Europe avait consacré le nom. Quelque motif qu'on invoque, l'excuse n'est pas valable. Avec l'argent gagné en monnayant son génie, on peut satisfaire aux vœux d'un bon cœur. Mais le mal que produit un pareil exemple, l'emporte incomparablement. Le plus grand intérêt humain pour un écrivain connu est de respecter son propre génie et de ne point trahir l'intégrité de sa pensée, Agir ainsi est pour lui une stricte obligation envers ses contemporains à qui il doit cette leçon et envers le ciel dont il tient ses talents: cette obligation, rien ne peut le dispenser de la remplir.

IV.

Après avoir indiqué en traits rapides comment s'est répandue ce que j'oserai nommer la simonie littéraire, produite par le manque de convictions fortes, je montrerai maintenant un de ses funestes effets. Gagner de l'argent en vendant sa prose au mètre était pernicieux, mais souvent il ne l'était pas moins d'avoir à le dépenser. Sans croyances fortement enracinées, il y a grand risque que la vie

ne s'évapore en dissipations incessantes. A défaut de principes fermes, il arrive souvent que l'homme est emporté non par des passions profondes qui exaltent les facultés de l'âme, mais par des caprices bruyants et passagers qui dessèchent les sources de l'inspiration. Après le travail hâtif du matin pour vivre, viendront les jouissances hâtives du soir, qui seront toute la vie. Petits, légers et secs comme des grains de sable que le moindre vent soulève et emporte où il souffle, les sentiments se succèderont rapides et stériles dans une impuissance complète de s'attacher à ce qui est vrai et beau. Quand des cœurs bien trempés sont frappés dans l'objet de leur attachement, leurs chants sont sublimes: que la liberté s'écroule, que leur amour soit trahi, que leurs croyances défaillent, ils font entendre ces cris d'angoisse et ces éloquents sanglots qui retentissent à travers les siècles. Les esprits sans principes et les cœurs amollis se consoleront de tout par un bon mot, par un bon souper ou par une bonne aventure.

Il n'est pas nécessaire que l'écrivain vive comme un spartiate ou comme un cénobite; mais il est difficile que son génie ne s'abaisse pas, quand il attache trop de prix aux douleurs et aux vanités de l'existence. N'avons-nous pas vu les recherches d'un luxe futile et le goût des beaux mobiliers occuper autant certains littérateurs de notre époque que le perfectionnement de leurs ouvrages et le culte de leur art? Ils perdaient leur temps à des occupations qu'ils auraient dû laisser à leur tapissier, et s'ils parvenaient à assortir des étoffes, ils étaient plus satisfaits que s'ils avaient achevé un chef-d'œuvre. D'autres se livraient à des soins plus vulgaires encore: ils prétendaient posséder, outre le talent de déguster les mets, celui de les préparer, et en fait d'art culinaire ils se vantaient autant de l'habileté de leurs mains que de la délicatesse de leur palais. Je ne noterais pas ces misères, si la biographie contemporaine elle-même ne s'était complu dans ces détails de mœurs littéraires et si, en parlant des auteurs en vogue, elle ne s'occupait plus volontiers de leurs ameublements que de leurs principes, plus empressée souvent à faire l'office de commissaire priseur que l'œuvre d'un vrai critique. Il serait certainement puéril de juger un homme sur ces petites faiblesses. Chez les écrivains occupés de quelques grandes vues, ce sont de légers travers qui n'auraient point de conséquences. Mais, chez les littérateurs sans convictions arrêtées et sans but élevé, ces préoccupations ont une autre importance: elles pèsent sur leur inspi

ration et donnent à leurs œuvres une teinte matérielle et grossière. Plus l'homme multiplie ses besoins de mollesse et de vanité, plus il s'asservit au sensible; peu à peu il s'y plonge, il s'en repaît, il y attache son cœur par mille liens, enfin il perd le goût et l'intelligence de ce monde invisible où les grands hommes contemplent le modèle de la vertu et les grands artistes le type de la perfection. Que d'écrivains, entraînés dans cette vie d'intérêts bas et de passions frivoles, ont tué de précieuses facultés, faute d'un principe supérieur qui eût réglé leur vie et soutenu leur talent! Que d'oeuvres d'un mérite supérieur aurait vu naître notre temps si fécond en hommes d'un véritable talent, si ceux-ci avaient tous eu le culte sérieux de leur art comme les grands artistes de la renaissance, ou du dévouement pour un noble dessein comme les écrivains du XVIIIe siècle.

Si beaucoup d'auteurs contemporains, par manque d'idées claires et de principes fermes, ont été engloutis dans les sens, il faut dire que le mouvement général de notre temps, mal interprêté, contribuait à les y pousser. Le dernier siècle avait surtout en vue l'organisation de l'État; le nôtre s'occupe principalement de la production de la richesse. Nos pères considéraient plutôt le droit, et nous l'intérêt. Leur science de prédilection était la politique, la nôtre est l'économie politique. Progrès de l'industrie, chemins de fer, télégraphes électriques, mines d'or, colonisations, réformes douanières, réformes des impôts, enfin, suivant une formule célèbre, amélioration matérielle, morale et intellectuelle du sort du plus grand nombre, voilà l'objet principal de l'activité des citoyens et de la pensée des hommes d'État.

Qu'on ne s'en plaigne pas : ces questions ne sont point venues trop tôt et elles sont dignes des généreux efforts de notre époque, car elles mènent à de nouvelles applications de la justice et à de nouveaux triomphes de l'esprit. Mais, comme toute bonne chose, elles ont leurs revers. Je ne songe pas à médire de l'économie politique, cette science toute moderne qui glorifie le travail et fait entrevoir un meilleur avenir; mais, de notre temps, ne s'est-elle pas trop éloignée des traditions de Quesnay et de Turgot, pour suivre celles de l'école anglaise, et au lieu de dire aux hommes: « Soyez vertueux, justes, instruits, et vous serez riches, » n'a-t-elle pas trop répété : « Produisez de la richesse, et le reste viendra par surcroît » ? En d'autres termes, au lieu d'attirer principalement l'attention sur les forces vives et vraiment productives qui résident dans l'homme: moralité, sobriété, instruction, charité, équité, n'a-t-elle pas conseillé surtout l'accumulation du

capital? Quoi qu'il en soit, telle a été la conclusion pratique que la foule a tirée de ses enseignements. Les États ont visé à favoriser l'accroissement de la production et les particuliers ont pris pour objet l'augmentation de leur fortune. Cette tendance, bonne lorsqu'elle est modérée et qu'elle s'exerce dans sa sphère propre, qui est celle du travail et des intérêts matériels, devient très pernicieuse, lorsqu'elle pénètre dans la sphère de l'âme et des intérêts moraux, et elle est mortelle pour les lettres, quand celles-ci tombent sous son empire. Or, en quelque mesure, c'est ce qui est arrivé de nos jours. L'état d'une société qui s'enrichit, c'est à dire qui est composée d'hommes travaillant beaucoup et bien, n'est pas incompatible avec le développement de la littérature, nous l'avons dit déjà ; mais, lorsque les littérateurs transforment leur mission en métier et ne songent qu'à s'enrichir, c'en est fait des lettres. L'homme a des fins diverses, excellentes dans leur ordre, détestables quand cet ordre est troublé. Dans le travail des mains, il est bon qu'il poursuive le bien-être; dans les travaux de l'esprit, il ne doit viser qu'à atteindre le vrai et le beau. Entraînés à la poursuite de l'utile qui domine notre époque, certains écrivains n'ont pas respecté cette distinction, et l'art d'écrire est devenu pour eux une des branches de la production industrielle. C'est là, comme nous l'avons vu, une des causes principales de l'affaissement de la littérature contemporaine.

V.

Une autre cause de cette chute et qui vient de la même source, l'absence d'une foi vivante en matière de philosophie ou de religion, est l'importance énorme qu'avait prise le roman. Dans les deux derniers siècles, les œuvres de style, qui faisaient la gloire des lettres françaises, étaient des ouvrages de religion, de philosophie, d'histoire, de politique, de morale ou des compositions poétiques d'un genre élevé: poèmes, tragédies, etc. C'étaient les Sermons et les Traités de Bossuet, de Massillon ou de Fénélon, les Pensées de Pascal, le Contrat social de Rousseau, l'Esprit des lois de Montesquieu, l'Essai sur les mœurs de Voltaire, l'Histoire naturelle de Buffon, les Caractères de la Bruyère, etc. La profondeur de la pensée s'unissait à la perfection du langage, et on recueillait d'utiles enseignements tout en jouissant du plaisir que donne un livre bien écrit. Les grands écrivains n'étaient pas des hommes qui cherchaient des

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