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progrès que chez les nations où l'ultramontanisme rencontre des sectes rivales pour le tenir en échec. Dans des pays comme la France, la Belgique, l'Italie, le libéralisme ne peut lutter qu'en disposant des forces de l'État.

M. Périn prouve que de l'infaillibilité du pape résulte nécessairement la soumission complète de l'État à l'Église. Pour échapper à ses irrésistibles dilemmes, il faut en nier la majeure. Mais qui nie l'infaillibilité, cesse d'être catholique. Ce n'est donc qu'en sortant du catholicisme qu'on peut échapper à la théocratie. Mais une abstention purement négative suffit-elle? L'Allemagne et la Suisse ne le croient pas: on y est convaincu qu'il faut l'adoption d'un autre culte, soit le protestantisme, soit le vieux catholicisme 1.

Seulement, il est douteux que ce remède héroïque, apportant une cure radicale, soit encore à la portée de la Belgique. Pour ces grandes résolutions, il faut un amour de la vérité et un respect de la conscience qui fassent oublier les convenances du monde, les considérations de famille et les intérêts matériels. Or, de notre temps, de semblables sentiments sont rares et les hommes logiques le sont encore plus.

Quoi qu'il en soit, M. Périn aura du moins rendu ce service au pays, de dissiper les équivoques et de marquer clairement la contradiction qui existe entre Rome et l'esprit moderne. Il aura démontré, une fois de plus, cette vérité profonde dite par M. Veuillot: « Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de catholicisme libéral. Les catholiques libéraux qui sont vraiment catholiques ne sont pas libéraux, et ceux qui sont vraiment libéraux ne sont pas catholiques. »>

1 Pour connaître l'histoire du vieux catholicisme, il faut lire un volume publié par M. Carl Euler, intitulé: Le Concile du Vatican. J'y vois que dans la Prusse ancienne il y a eu, en 1872, 15,455 conversions au protestantisme, dont 5,370 dans la Silésie seule. Le nombre des vieux catholiques est estimé à 200,000.

LES PROGRÈS DE L'INSTRUCTION EN RUSSIE.

(Revue des deux mondes, 15 avril 1874.)

1. Plan général pour l'organisation des études populaires, publié sur l'ordre de l'empereur, par M. P. de Taneef, 1862. - II. Polozenie o natschalnykh narodnych utschilischtchakh (Règlement général des écoles populaires, préparé par le ministre de l'instruction publique, prince Paul Gagarin). III. Rapports du ministre de l'instruction publique comte Dmitri Tolstoï à l'empereur, 1872 et 1873.

La Russie montre depuis vingt ans comment un grand état peut se relever d'une défaite. Comme la Prusse après Iéna, elle a compris la dure leçon des champs de bataille. Elle se recueillait, disaiton; oui, mais ce temps de recueillement n'a pas été perdu dans l'inertie ou dans des tâtonnements stériles; ç'a été au contraire une période de réformes radicales et de rénovation complète. En 1854, la Russie n'avait pas été réellement vaincue, puisqu'après deux années d'efforts gigantesques les alliés n'étaient parvenus à lui enlever qu'une seule ville, située à l'extrémité de son territoire. Ses frontières n'étaient pour ainsi dire pas entamées, car l'ennemi ne songeait même pas à conduire ses armées au cœur du pays. L'empire néanmoins était épuisé; il fit la paix, faute de ressources pour continuer la guerre. Le gouvernement russe se rendit parfaitement compte des causes principales de sa faiblesse. Ces causes étaient au nombre de trois : d'abord la manque de voies de communication rapides, — en second lieu, le développement insuffisant des forces productives du pays, en troisième lieu, le défaut de lumières et d'initiative des populations. Si en 1853 la Russie avait eu des che

mins de fer, jamais les alliés ne se seraient aventurés en Crimée, ou ils auraient été bientôt rejetés à la mer, et si d'autre part ses richesses naturelles avaient été exploitées par un peuple libre et éclairé comme ceux de l'Occident, elle aurait pu défier longtemps tous les assauts de la France et de l'Angleterre. C'est à faire disparaître ces différentes causes de faiblesse que la Russie travaille depuis vingt ans avec une persévérance infatigable et une méthode intelligente.

Elle a commencé par tracer le réseau de ses voies ferrées, qu'elle étend encore chaque année dans toutes les directions. Ensuite elle a émancipé ses serfs, réforme profonde qui transformera la situation économique de l'empire, quand elle aura éveillé au cœur des populations ce besoin de progrès qui acccompagne toujours le sentiment de l'indépendance. Récemment on vient d'introduire le service militaire personnel obligatoire pour tous, sans même excepter les fils des familles nobles. Enfin depuis quelques années le gouvernement aborde sérieusement la tâche immense de répandre l'instruction dans toutes les classes de la société, même dans les campagnes. C'est là, à mon avis, la chose essentielle. Ce qui rend surtout le travail productif, c'est l'application des connaissances scientifiques à l'œuvre économique. Si pour une même somme d'efforts les hommes recueillent cinq fois, dix fois plus de produits aujourd'hui qu'autrefois, c'est parce que, grâce à la science, les forces naturelles domestiquées travaillent elles-mêmes à créer tout ce qui peut satisfaire nos besoins. Les États-Unis sont certainement le pays où se produit relativement le plus de richesses; c'est aussi le pays où, plus qu'ailleurs, les lumières, les découvertes sont appliquées à la direction du travail. Ouvrez en Russie autant d'écoles qu'en Amérique, et la puissance de cet immense empire dépassera celle de tout autre état du monde. Seulement, il faut le reconnaître, tout est à créer de ce côté, jusqu'aux éléments mêmes qui peuvent permettre de faire quelques pas en avant. Pour le comprendre, il suffit de jeter un coup d'oeil sur le passé.

Les premières tentatives du gouvernement pour répandre l'instruction datent du règne de Pierre le Grand. En Hollande, où déjà alors les bonnes écoles étaient nombreuses, le réformateur couronné en avait vu les merveilleux fruits. En 1714, il créa des « écoles d'arithmétique,» obligatoires pour les personnes des hautes classes. En 1715 et 1719, des règlements plus stricts furent édictés; la fréquentation de ces écoles était obligatoire pour tous, excepté pour la

noblesse. Ces excellentes mesures, loin d'être accueillies avec faveur, soulevèrent la plus vive opposition. Les conseils de plusieurs villes envoyèrent des pétitions pour demander la suppression de ces écoles comme dangereuses et funestes. En 1744, on constata que pas un élève de la classe bourgeoise ne les fréquentait, et elles furent même complètement désertes, quand on eut fondé des établissements spéciaux d'instruction pour le clergé et la noblesse.

Sous l'empire des idées du XVIIe siècle, Catherine II ordonna en 1775 de fonder des écoles dans les villes et dans les villages. Elle voulait que la rétribution scolaire fût minime, afin de ne pas éloigner les enfants des paysans; malheureusement l'ukase resta lettre morte : tout manquait, maîtres, locaux, livres, argent. Depuis cette époque, les efforts se succédèrent, mais toujours avec aussi peu de résultats. Il aurait fallu des subsides considérables afin de tout reprendre par le commencement, et on se contentait de faire des lois. En 1782, une commission, présidée par M. Zavadovsky, proposa la création de deux espèces d'écoles, les unes avec un terme de quatre années pour la classe aisée, les autres de deux années pour le peuple. En 1786, on exige, au moins pour les villes, des preuves de capacité de la part de ceux qui veulent ouvrir une école. En 1830, les écoles supérieures sont transformées en gymnases organisés sur le modèle de ceux de l'Allemagne. Dans les écoles populaires de Catherine, on avait adopté comme base de l'instruction le Livre des devoirs de l'homme et du citoyen; on le remplaça par un livre de lecture contenant des notions d'agriculture, d'hygiène et de physique usuelle. L'époque utilitaire succédait à l'âge « philosophique. » En 1804, nouvel effort pour créer des écoles sur les terres de l'État et sur celles de la noblesse; mais, faute d'argent, rien de sérieux ne se fait. Enfin le clergé à son tour se pique d'honneur: il veut montrer ce que peuvent le dévouement et le zèle des ministres de la religion. En 1806 en effet, on constate qu'il existe, rien que dans le gouvernement de Novgorod, 106 écoles tenues par des desservants; malheureusement, ajoute le rapport du prince Gagarin, deux ans après toutes avaient disparu.

Enfin on comprit que dans un pays de servage, où l'initiative individuelle est nécessairement très faible et concentrée dans le cercle des intérêts privés, l'intervention directe et effective du gouvernement est indispensable. En 1828, quelques mesures furent prises dans ce sens, et en 1835 une loi soumit toutes les écoles

existantes à la surveillance des curateurs des arrondissements scolaires, immenses circonscriptions embrassant plusieurs gouvernements. Plusieurs écoles de district furent fondées par l'État pour servir de modèle, mais les écoles de paroisse se multiplièrent très lentement.

Après l'abolition du servage. l'empereur Alexandre II reconnut que le complément indispensable de cette grande réforme était une organisation sérieuse de l'instruction populaire. Une commission fut nommée en 1861 pour élaborer un projet de loi ; en 1862, M. Taneef adressait à l'empereur un Plan général pour l'organisation des écoles populaires. Ce plan renfermait quelques dispositions bien conçues; il aboutit au Règlement général de 1864, qui est actuellement en vigueur. Ni en France ni en Angleterre, l'État n'a formulé aussi nettement le problème à résoudre. Les difficultés que rencontre une organisation complète de l'enseignement populaire, sont énormes en Russie; elles proviennent principalement de l'extrême dissémination et de la pauvreté relative des habitants de la campagne. La dépense pour une école est estimée dans le Rapport de la façon sui

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Ainsi l'entretien d'une école à la campagne coûte tout d'abord environ 900 francs, et il faut ajouter à cette somme le prix du chauffage et une indemnité de logement, ce qui porte la dépense totale à plus de 1,000 francs. On estime que, pour couvrir cette dépense annuelle, il faudrait 800 personnes ou 200 familles contribuant chacune en moyenne pour 5 francs, ou 1 fr. 25 cent. par tête. Relativement à d'autres pays bien plus riches que la Russie, c'est déjà beaucoup. Aux État-Unis, dans les cantons protestants de la Suisse et en Danemark, la dépense scolaire monte, il est vrai, à plus de 5 francs par habitant; mais en France elle n'est que de 1 fr. 56 cent., en Norvège de 1 fr. 50 cent., en Suède de 1 fr. 23 cent., en Espagne et en Grèce de 1 fr., en Italie de 55 centimes et en Portugal de 32 centimes.

1 Le rouble argent vaut 4 francs; mais le rouble papier, généralement en usage, ne vaut ordinairement qu'environ 3 fr. 50 cent.

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