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d'autre, les sentiments religieux ont survécu. En France, on les a livrés à la risée de la foule et on les a presque déracinés du cœur du peuple. Mais ceux même qui s'en moquaient, se gardaient de les rejeter définitivement; et ainsi il s'est fait que, tandis qu'ailleurs on repoussait tel ou tel dogme, la France en les conservant tous, perdait le sentiment religieux.

Quelques écrivains en renom, Frayssenous, de Maistre, de Bonald, de Lamennais ont, il est vrai, essayé de restaurer dans leur patrie la foi antique; mais ils lui ont donné pour base le sensualisme, pour caractère la haine du libre examen, pour but le renversement des principes modernes. Là où Bossuet invoquait l'évidence ration nelle et provoquait la discussion, ils en ont appelé au consentement universel, à la tradition, au témoignage des sens, à ce qui se voit et s'entend, et ils comprenaient si peu ce qu'exige l'esprit de notre temps, que comme dernier argument ils invoquaient l'autorité des pontifes romains. Quoi d'étonnant qu'ils n'aient pas réussi? Obéissant au même ordre d'idées, un prosateur épique pour rétablir le règne du christianisme dans les âmes, crut devoir décrire ses fêtes, ses pompes, ses institutions, sa liturgie, tout ce qui frappe l'imagination et parle au sens, et son entreprise eut tant d'éclat qu'on crut et qu'il put se figurer lui-même, qu'il avait atteint son but. Pour rétablir la puissance de ce qui était, selon lui, la doctrine de l'Évangile, il avait pensé ne pouvoir mieux faire que de montrer qu'elle peut non moins que le polythéisme servir de ressort au théâtre et de sujet aux compositions littéraires. Alors, parce que Chateaubriand avait fait aux traditions chrétiennes cette injure de les mettre de niveau avec les mythes de Jupiter et d'Apollon, et parce que Napoléon avait enchaîné l'Église par le concordat, on pensa que le catholicisme avait reconquis son ancienne autorité.

L'esprit de religion reprit, il est vrai, quelque empire, mais c'était un empire contesté et souvent plus extérieur qu'intérieur. On s'éloigna de plus en plus des principes de l'Église française qui admettait une certaine indépendance, pour se soumettre aux influences de Rome qui n'en admet aucune. Comme, d'autre part, l'esprit de liberté se développa et aspira à de nouvelles conquêtes, une opposition violente éclata entre ces deux tendances opposées. La France de notre temps porte en elle, tout à la fois, les souvenirs du XVIIe et ceux du XVIIIe siècle, et ces deux doctrines étant hostiles, il n'y a point pour les hommes actuels d'assiette

solide ni de convictions entières. Les grands écrivains, c'est à dire ceux dont la pensée devrait être le mieux affermie, sont ballottés d'un ordre d'idées à l'autre. Lamennais, Lamartine, Victor Hugo, Chateaubriand lui-même, le restaurateur du christianisme poétique, abandonnent peu à peu les croyances qui ont inspiré leurs premières œuvres. Or, si les plus en renom vacillent ainsi, quelles incertitudes n'ébranlent point les autres! Ce divorce de la religion et de la liberté produit une faiblesse que rien ne peut guérir, car notre époque ne peut s'habituer à vivre sans croyances religieuses, pas plus qu'à renoncer à ses espérances de liberté et de progrès.

Partagés entre ces deux grands courants de doctrines qui s'entrechoquent et se partagent le monde, les écrivains manquent souvent de cette force soutenue, nécessaire pour mener à bout les grands travaux de l'esprit. Affaiblis par leurs propres variations, ils tombent dans l'indifférence qui est la mort de tout talent élevé. Au sein des États libres ou qui aspirent à le devenir, les convictions fermes sont plus nécessaires que dans les États despotiques. Dans ceux-ci, tout repose sur un ordre immobile et sur la volonté d'un souverain; dans ceux-là, au contraire, les institutions, n'ayant d'autre support que l'opinion, ont besoin d'y trouver un roc solide et non un sable mouvant. A défaut de ce fondement, tout devient incertain, mobile et croulant. Le sentiment de l'instabilité universelle brise le ressort des âmes. Le découragement gagne, la passion de la vérité s'éteint pour faire place à la soif de jouir, et les lettres, après avoir été l'écho de plaintes parfois éloquentes et tragiques d'écrivains en proie au doute et à la mélancolie, tombent dans un déplorable affaissement et se traînent gàtées par la recherche, l'enflure, l'afféterie ou la grossièreté.

L'histoire littéraire de ces dernières années prouve donc que l'on peut admettre, avec toutes les réserves qu'exigent de semblables affirmations, que c'est, comme nous le disions, le manque de foi qui a empêché le mouvement littéraire contemporain en France de produire tout ce qu'il promettait et ce qu'il aurait pu donner. La cause première mise en relief, les applications qu'on en peut faire sont nombreuses. J'essayerai d'en indiquer quelques-unes.

III.

La perfection de l'art exige du travail. Improviser un bon ouvrage peut être l'effet d'une faculté sublime, mais toujours rare, et qui le

devient chaque jour davantage. Il était peut-être donné jadis au génie de créer pour ainsi dire spontanément une œuvre durable. A l'époque de la jeunesse des races, où l'imagination domine chez le poète et chez les auditeurs, une heureuse inspiration suffit; mais quand l'humanité est arrivée à l'âge de raison où la prose règne, l'auteur est soumis à des conditions plus difficiles. Il faut qu'en un beau langage i exprime des idées justes et des sentiments vrais, sinon il ne mérite guère d'être écouté, et il ne le sera pas longtemps. D'ordinaire les œuvres qui passent à la postérité, sont le fruit d'efforts persévérants appliqués à féconder les dons de la nature. C'est une ancienne maxime, en fait d'art, que le temps ne respecte que ce qu'on a mis du temps à produire. Pour la poésie, il faut, outre l'inspiration, chercher la meilleure expression de la pensée, le meilleur tour de phrase, le mot propre, l'harmonie des cadences, satisfaire enfin à toutes ces prescriptions formulées par Horace et par Boileau, lesquelles, quoiqu'elles puissent paraître quelque peu surannées, n'en forment pas moins les règles immuables du goût. Pour la prose, il faut, de plus, afin de penser et de parler juste, une certaine force d'esprit que l'improvisation ne donne guère. En peinture même, où les facultés naturelles semblent suffire seules à faire les grands artistes, à quel long travail préparatoire ne se sont pas soumis les mieux doués, ceux dont le talent était le plus précoce et l'habileté la plus instinctive, un Rubens et un Raphaël par exemple? Ce qui naît du caprice d'un jour et de la fantaisie d'un moment, passe vite; ce qui est appelé à durer, surtout à mesure qu'on s'éloigne des époques primitives, est d'ordinaire préparé avec réflexion, composé avec recueillement et achevé avec un soin persévérant. Il est donc nécessaire de travailler pour faire une belle œuvre. Mais tout travail exige des efforts et coûte de la peine. Pour prendre sur soi cette peine et pour faire ces efforts, il faut un mobile. Le mobile des actions de l'homme, quand il agit en tant qu'être raisonnable, se trouve dans l'idée qu'il a de sa destinée ici-bas et ailleurs. Ce sont les convictions arrêtées sur ce point qui font les résolutions fortes et les grands desseins menés à terme.

Dans les temps de foi, les écrivains agissent sous l'empire de la notion du devoir. Ils pensent à Dieu et cherchent une immortalité céleste. Au XVIIIe siècle, ils avaient pour but, comme le dit Voltaire dans sa première lettre à Frédéric, l'affranchissement du genre humain, et ils aspiraient à une immortalité terrestre. Peu préoccupés de

partager la béatitude des élus, ils désiraient au moins que leur nom leur survécût dans la mémoire des générations à venir, et ils voulaient remporter l'applaudissement des siècles.

De notre temps, ces mobiles ont perdu de leur puissance. Beaucoup d'écrivains en sont venus à considérer d'un œil philosophique la gloire posthume, cette vaine rumeur sur la langue des hommes. Ils parleraient volontiers de cet objet des voeux des auteurs d'autrefois, comme en parlait Saint Augustin: Perceperunt mercedem suam vani vanam. Et néanmoins, en jetant ce regard de dédain sur la vanité littéraire, ils ne s'élèvent point avec ce grand esprit dans la région des idées éternelles et de l'intérêt permanent. Le bonheur du genre humain et la gloire humaine n'occupent plus leurs âmes; la notion du bien absolu et du devoir à remplir dans l'ordre universel ne les possède pas encore. Ils bornent leur intérêt dans le cercle de leur existence. En est-il beaucoup parmi eux qui épuiseraient leurs forces à écrire, comme Képler, un livre avec l'idée qu'il devra peutêtre attendre deux cents ans son premier lecteur? Indifférents à la gloire céleste et à la gloire terrestre, il ne leur reste pour mobile que la poursuite d'un bonheur passager. Or, les vues limitées à cette vie et au seul intérêt individuel, sont des vues courtes: ce sont de faibles ressorts qui ne peuvent produire que des effets en proportion de leur force, c'est à dire de petits effets. Il s'ensuit que le manque de foi ôte le grand motif qui poussait les hommes d'autrefois à se dévouer à une œuvre de longue durée et d'un succès lent.

Pour ceux à qui ce motif d'agir fait défaut, il en reste deux autres : le bruit à faire de son vivant et le profit qu'on en peut recueillir. Or tous deux sont également dangereux, surtout pour les jeunes écrivains. Et d'abord, il est à craindre que dans le désir d'arriver vite à la réputation, ceux-ci ne cherchent plutôt à captiver la faveur du public, qu'à se conformer aux règles de leur art et qu'ils ne se soucient moins du bon goût que du goût d'un jour. La mode agit sur eux, et eux à leur tour exagèrent la mode. Il s'ensuit que pour jouir de la vogue du moment, ils s'enrôlent sous la bannière d'écoles exclusives, qui sous des noms divers préconisent tantôt la fantaisie, tantôt l'imitation de la réalité et qui, n'ayant d'admiration que pour leurs spectateurs, s'inquiètent très peu de ce que réclament le bon sens et la morale. Comme il faut se håter d'attirer les regards, on sera poussé à grossir la voix, on forcera les tons et on portera tout à l'extrême. Garder une juste mesure deviendra de la timidité, et

ne dire que ce qu'on croit vrai, un scrupule inutile. Frapper fort importera grandement, frapper juste, très peu ; et les coups de grosse caisse tiendront lieu de mots bien choisis. On voudra étonner le lecteur plus que l'éclairer, et comme on n'étonne qu'une fois par le même moyen, il faudra sans cesse en chercher de nouveaux au risque d'en prendre en dehors de la nature et de la raison.

Le second danger que j'ai noté, est la recherche d'un profit à faire et que l'écrivain peut tirer de ses écrits. Certes, nul ne lui en contestera le droit. Le pain qu'il gagne avec la plume, est aussi légitimement gagné que celui que le laboureur récolte sur son champ. Mais je ne puis m'empêcher de croire que le grand prix que certains auteurs ont reçu de leurs ouvrages en ces derniers temps, a fait aux lettres plus de mal que de bien. Quand Bossuet et Pascal écrivaient, ils s'occupaient peu des bornes de la propriété littéraire et beaucoup de rendre meilleurs ceux qui les écoutaient. Les écrivains du XVIII° siècle ne s'efforçaient point de faire de l'argent, mais des prosélytes. Voltaire avait une grande fortune gagnée en d'heureuses spéculations, et Rousseau, n'ayant rien, copiait de la musique; mais ni l'un ni l'autre ne cherchaient à vivre de leurs droits d'auteur. L'opulent châtelain de Ferney et le pauvre misanthrope de Montmorency avaient le même but, répandre leurs idées, et ils étaient plus satisfaits d'avoir mille lecteurs que mille écus de plus. P. L. Courrier, qui criait fort pour avoir le dernier sol, quand il vendait son bois, écrivait à sa femme que c'était avec une extrême répugnance qu'il touchait le prix bien minime de ses écrits. Il est certainement fâcheux qu'autrefois les grands écrivains fussent réduits à vivre des pensions que leur donnaient les souverains, car ils étaient enchaînés à leur bienfaiteur dont ils payaient les dons d'une partie de leur franc parler. Mais le désir de gagner de l'argent au moyen des droits d'auteur n'est peut-être pas moins funeste. Dans le premier cas, c'est la liberté des opinions, mais dans le second, ce sont les intérêts de l'art qui sont en danger. Dans son discours de réception à l'Académie française, Thomas fait le portrait de l'homme de lettres citoyen. Si chacun ne se rappelait le nom de plusieurs de nos contemporains, qui, aussi bons écrivains que bons citoyens, eussent été dignes de servir de modèles à l'auteur des Éloges, je craindrais que le tableau qu'il trace, ne parût aujourd'hui une satire aux uns, et aux autres une amplification ridicule. Néanmoins, j'en citerai un trait. Dans un de ces mouvements oratoires

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