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Je suis convaincu que l'origine des principales fautes commises par la France doit être cherchée dans l'influence du catholicisme. C'est le catholicisme qui a amené le triomphe du despotisme sous l'ancien régime, qui a fait avorter la Révolution française et qui, aujourd'hui encore, organise une véritable croisade contre la diffusion de l'instruction, d'où dépend, en grande partie, l'avenir de la France.

Cette hostilité montre clairement où il faut porter tous les efforts. Je voudrais voir rebâtir les Tuileries pour y installer la grande université de Paris, généreusement dotée et comptant les hommes les plus distingués du pays parmi ses professeurs. Dans l'ancien palais du roi trônerait le vrai souverain de l'avenir, la science. La France affirmerait ainsi aux yeux du monde qu'elle veut s'adonner tout entière au progrès de la civilisation. C'est en s'élevant au-dessus des nations rivales par la noblesse de ses sentiments, par la multiplicité de ses découvertes, par les améliorations du régime politique et social, qu'elle prendrait une revanche dont l'humanité tout entière profiterait et dont la Belgique surtout aurait à se féliciter.

condamnés à priori; par conséquent, la presse, qui est la forme principale de toutes ces libertés, est un mal. Cette doctrine domine toute notre éducation nationale, toute notre politique, »

LA CRISE POLITIQUE DE 1871 EN BELGIQUE

(1)

(Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1872.)

Il y a quelques jours, l'attention de l'Europe était tout à coup appelée sur Bruxelles. La Belgique, qui mène d'ordinaire cette existence calme et heureuse des peuples qui n'ont pas d'histoire, était en proie à une agitation profonde dont la gravité augmentait de jour en jour. Des foules tumultueuses remplissaient les rues de la capitale; elles poursuivaient de leurs clameurs les membres de la majorité sortant de la Chambre des représentants, elles criaient: « A bas le ministère! à bas les voleurs! » Devant le palais du souverain, elles ajoutaient, il est vrai: « Vive le roi! » mais elle n'en oubliaient pas moins le respect dû dans un pays libre à l'indépendance de la représentation nationale et à la dignité du pouvoir exécutif.

A l'étranger, on crut que la Belgique se trouvait à la veille d'une de ces crises redoutables qui se terminent par une révolution ou par un coup d'état. Les amis du régime parlementaire s'affligcaient de le voir ébranlé dans un pays où ils le croyaient définitivement assis, consacré par une pratique toujours heureuse de quarante années. Les ennemis de la liberté s'empressaient d'y chercher un argument en faveur du despotisme. L'assemblée de Versailles y vit même une raison, affirme-t-on, pour ne point retourner à Paris. Heureusement toutes ces alarmes ne se sont pas trouvées justifiées. Les ministres qui avaient provoqué cette violente opposition, se sont retirés: d'autres hommes politiques de la même opinion ont pris leur place.

1 Traduction néerlandaise sous le titre de: De jongste crisis in België, vertaald door A. G. V. A. (Kampen, L. van Hulst, 1872).

L'agitation s'est apaisée comme par enchantement, et la Belgique est rentrée dans son calme habituel. Quoique déjà presque oubliée au milieu des graves soucis qui tiennent les esprits en éveil ou plutôt dans l'anxiété, cette crise mérite une étude plus attentive pour deux motifs. D'abord elle a soulevé un cas de pratique constitutionnelle extrêmement difficile, et tous les pays où le régime parlementaire existe, peuvent tirer un utile enseignement de la manière dont la difficulté a été résolue à Bruxelles. En second lieu, elle est le symptôme d'une situation très grave qui n'est pas seulement propre à la Belgique, mais qu'on rencontre, avec des caractères presque identiques, dans la plupart des pays catholiques.

I.

Rappelons brièvement les faits, et on comprendra sans peine l'irrésistible mouvement d'opinion qui s'est produit en Belgique. Supposez qu'après la chute du système de Law, quand le célèbre financier venait de se dérober par la fuite aux fureurs de la population, un ministère se fût formé avec quelques-uns des administrateurs de la compagnie d'Occident, et que ce ministère eût nommé gouverneur de province un des administrateurs de la compagnie d'Orient; qu'eût dit la France? L'exaspération eût été telle que le régent aurait dû choisir entre la perte du pouvoir et le renvoi immédiat d'un semblable ministère. Ce qui se serait passé à Paris en 1719, vient de s'accomplir à Bruxelles en 1871. Voilà en peu de mots l'explication de l'incident. La Belgique avait eu son Law dans la personne de M. Langrand-Dumonceau, fait comte par le pape. Même superposition de sociétés se prêtant mutuellement leur crédit, même engouement de la part de la noblesse, même mélange d'idées justes et d'expédients injustifiables, même succès vertigineux d'abord et même chute désastreuse bientôt après; seulement les mirages de la Hongrie tenaient lieu de ceux du Mississipi.

En parlant de Law à propos de M. Langrand, je ne crois point faire tort à celui-ci. Law était un honnête homme. Il est arrivé à Paris avec plus d'un million, et il en est parti pauvre. Il a été un des précurseurs de l'économie politique et de la science financière. Ses principes étaient justes et ses idées fécondes. La Banque de France, les grandes sociétés anonymes, la conversion de la rente, la circulation financière, tous ces puissants mécanismes de l'indus

trie et du commerce contemporains ne sont que l'application de ses conceptions. M. Langrand, pour faire réussir en Belgique une nouvelle édition du « système », s'était appuyé sur deux idées. La première était une idée purement financière, au fond très bonne, si elle avait été mise en œuvre avec habileté et probité. Elle consistait à emprunter à la Belgique des capitaux qui, étant abondants, s'y louent bon marché, pour les employer en Hongrie en prêts hypothécaires et en achats de domaines rapportant un grand intérêt, parce que le capital y est rare. La seconde idée était plus ingénieuse encore, mais d'une autre nature si complexe et si scabreuse qu'il vaut mieux l'expliquer que la qualifier. Au congrès de Malines de 1863, un orateur, éclairé par les lumières d'en haut et par celles de la haute banque, s'était écrié: « Les capitaux sont aujourd'hui païens et barbares; il faut les ranger sous la loi de l'Église; comme les Sicambres, il faut les appeler au baptême. Il est temps de christianiser les capitaux. » C'était l'idée que les jésuites avaient tenté de mettre en exécution à la fin du siècle dernier, quand ils établirent dans plusieurs pays des maisons de commerce et des comptoirs financiers, Concentrer la richesse entre les mains des familles dévouées à l'Église, donner aux serviteurs de la foi la direction des ressorts économiques et des sources de la production, c'est réaliser d'une façon sûre, sourde, invisible et conforme aux mœurs d'une époque toute industrielle, le rêve d'omnipotence théocratique caressé par la papauté au moyen âge. Le dessein était vaste; il sera poursuivi et avec le temps il finira peut-être par réussir dans certains pays. M. Langrand apporta dans l'exécution une habileté merveilleuse, mais en même temps une avidité de succès qui devait compromettre ses opérations, soit que son génie. fût au-dessous de la grandeur de l'œuvre qu'il avait conçue, soit qu'il se laissât entraîner par la soif insatiable de dividendes et de primes de ses associés.

Au début, tout marcha admirablement. Les cultivateurs belges sont à la fois pieux et parcimonieux. Chaque année, ils font leurs pâques et des économies: en tout, ils obéissent à leur curé. Donc, pour leur faire livrer leurs épargnes, il fallait obtenir l'appui du clergé et des évêques, et pour cela le moyen infaillible était d'obtenir une recommandation du pape; afin de gagner le pape, il fallait venir en secours à sa caisse, toujours en déficit. M. Langrand trouva une combinaison vraiment sublime. Il fit un emprunt

romain au pair, la rente romaine étant cotée à 70 environ; puis il proposa aux souscripteurs belges de prendre du nouvel emprunt en leur accordant pour chaque titre de rente deux titres de ses sociétés financières, faisant prime sur le marché d'une somme supérieure à celle que le titre papal perdait. Excellente affaire pour tout le monde; le souscripteur secourait l'Église, semblait pouvoir réaliser ses actions avec bénéfice et recevait comme dividende assuré les bénédictions du saint-père; le grand financier obtenait, lui, l'appui si précieux du Vatican et écoulait ses actions; enfin les coffres de Rome n'étaient plus à sec et la rente romaine se relevait. Le pape, ravi, accorda le titre de comte à M. Langrand, et lui adressa une lettre 1 qui assura le succès de ses sociétés en lui procurant, comme courtiers de placement pour ses titres, les curés et les vicaires des communes rurales. Ceux-ci

1

1 Cette lettre est une pièce si curieuse pour l'histoire religieuse de notre temps, que nous croyons devoir la reproduire littéralement : Monsieur et cher fils André Langrand-Dumonceau, à Bruxelles, en Belgique.

« Cher fils, noble homme, salut et bénédiction apostolique.

» Dans ces derniers jours est venu à nous notre très cher fils le prêtre JeanNépomucène Danielik, du diocèse d'Erlau, envoyé par vous et vos collègues, lequel très humblement nous a remis votre lettre du 12 de ce mois.

« Et nous avons appris tant par cette lettre que par ce prêtre lui-même que par votre initiative, et avec d'autres personnes catholiques du royaume de Belgique, il a été fondé des établissements de crédit foncier afin de favoriser et de développer l'agriculture, l'industrie et le commerce dans les états catholiques, et en même temps d'arracher les familles catholiques des mains avides d'usuriers rapaces en leur prêtant un secours opportun.

» Nous avons appris également que vous et vos associés, qui sont spécialement chargés de l'administration de ces institutions, vous avez entouré notre personne et ce siège apostolique d'une piété filiale et d'une obéissance remarquable, et que vous et eux avez souverainement à cœur dans ce temps si malheureux, de protéger et défendre sa cause, les droits et la conduite de l'église catholique et de ce siège. » En considération de quoi, nous vous adressons à vous, cher fils, et à vos associés des éloges mérités, puisque le but principal que vous vous êtes proposé en fondant avec eux les institutions prémentionnées est d'affranchir les familles catholiques de la nécessité de contracter des engagements qui, en raison d'intérêt illicite ou pour tant d'autres causes, sont absolument défendus par les lois divines et humaines.

» En même temps, nous vous exhortons vivement, vous et vos associés dans cette entreprise, de faire en sorte que, grâce à votre religion qui vous distingue ainsi qu'eux, vous dirigiez toujours cette œuvre tout à fait catholique en méprisant entièrement l'appât des richesses, et que votre soumission et votre dévoù

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