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savons encore de quelles vagues espérances M. de Bismarck a amusé Napoléon III, mais il fallait être aveugle pour s'y laisser prendre. Point n'était besoin de la réponse de la chancellerie de Berlin au dernier livre de M. Benedetti pour démontrer que la Prusse n'aurait jamais cédé, sans y être obligée par la force, ni le Palatinat ni la Belgique ni même la Saar. Le roi Guillaume ne pouvait accorder, volontairement du moins, un pouce du territoire allemand, sans abdiquer toute chance à l'hégémonie, et concéder les provinces belges, c'était du même coup livrer Cologne devenue intenable, et la route de Berlin en arrière des forteresses du Rhin, Mayence et Coblence. Si Napoléon eût agi et occupé, peut-être l'Allemagne se fût-elle résignée au fait accompli, après quelques revers. Mais attendre de la bienveillance de M. de Bismarck les concessions dont M. Benedetti traçait naïvement le plan, c'était en vérité un aveuglement dont l'histoire diplomatique offre peu d'exemples. Pour faire des conquêtes, Napoléon III s'est allié précisément à l'état qui pouvait le moins les lui permettre. L'alliance russe eût été certes plus indiquée; mais que d'obstacles elle eût cependant présentés! Il aurait fallu oublier à la fois l'intérêt de la civilisation occidentale, la Pologne et la Hongrie, nécessairement sacrifiées, toutes les traditions libérales de la France; chose plus grave encore, c'eût été la rupture avec l'Angleterre. Sur le continent, il n'est plus que deux intérêts pour lesquels les Anglais feraient la guerre : la Turquie et la Belgique. Or une alliance offensive de la Russie et de la France mettrait évidemment ces deux intérêts en péril. Il est clair qu'aucun gouvernement français n'entrera à la légère dans une voie qui aboutirait à une lutte avec le pays qui été le berceau et qui est encore le foyer des idées de liberté dans le monde.

Je n'ai pas hésité à examiner ces redoutables éventualités, parce que je suis convaincu qu'il est nécessaire de regarder en face ce qui est et ce qui est possible, le présent et l'avenir. La France a été jetée inopinément dans la guerre de 1870, parce qu'elle n'a pas su voir et dire nettement ce qu'elle voulait et ce qu'elle ne voulait pas. C'est de loin qu'un pays doit décider la conduite qu'il tiendra dans telle ou telle circonstance. Rien n'est plus dangereux que de se laisser entraîner par un courant qui peu à peu devient irrésistible. C'est surtout en fait de politique étrangère qu'il faut toujours savoir très nettement où l'on va et jusqu'où l'on veut aller.

Si les gouvernements ne consultaient que l'intérêt des peuples,

aucun conflit ne s'élèverait entre la Russie et l'Allemagne. Les Allemands n'ont rien à gagner à opprimer les Slaves, pas plus que les Russes à persécuter les Polonais et les Allemands qui habitent certaines de leurs provinces. On ne peut que regretter, surtout au point de vue de la Russie, l'influence que semblent y prendre les idées du panslavisme agressif et conquérant. La Russie possède un territoire déjà trop vaste pour le ressort économique dont elle dispose. Au lieu de s'épuiser pour l'agrandir encore, qu'elle s'applique plutôt à le peupler et à le mettre en valeur. L'exemple des États-Unis devrait lui ouvrir les yeux. Les Américains supportent sans peine un budget deux fois plus considérable que le sien, et ils remboursent leurs dettes, tandis que la Russie en contracte chaque année de nouvelles pour faire face aux dépenses improductives de l'armée qui l'épuisent.

La Russie est appelée, par sa position, à porter la civilisation dans toute l'Asie centrale. C'est une grande et belle mission, mais pour la remplir elle devrait d'abord élever le niveau intellectuel de ses propres populations. La race slave peut espérer un grand avenir. Jusqu'à présent elle n'a pu donner sa mesure, parce qu'elle a presque toujours été asservie; mais on ne peut lui dénier une intelligence très vive, très fine, et cette puissance de multiplication qui en a fait la plus nombreuse des races aryennes. En Bohême au moyen âge, en Serbie aujourd'hui, elle a montré qu'elle était capable d'établir la liberté. Malheureusement en Russie, peut-être par quelque mystérieuse influence du sang touranien, les populations semblent s'accommoder d'un despotisme purement asiatique, dont l'extension en Europe serait un malheur pour l'humanité tout entière. Le plus pressé pour les Russes est donc de s'élever à un état de culture intellectuelle qui leur permette de tirer parti des sources de richesse que leur territoire renferme, et de prendre une part effective à la direction de leurs destinées politiques. L'ambition de la Russie n'est pas en rapport avec les ressources dont elle dispose aujourd'hui, et il serait d'ailleurs profondément regrettable que les Slaves occidentaux, Tchèques, Polonais et Serbes, vinssent à tomber sous le joug des Russes, beaucoup moins avancés qu'eux. Le principe des nationalités est légitime, quand il est invoqué par des populations qui réclament une autonomie à laquelle leur maturité intellectuelle et politique leur donne droit; mais on ne peut que le maudire, quand on en fait une arme d'oppression, comme dans la

Ruthénie et en Livonie, ou un moyen d'édifier un puissant empire conquérant et despotique, comme le rêvent les patriotes de Moscou. Un Russe, M. Tourguenef, a écrit à ce sujet une phrase qui est la condamnation de toutes ces aspirations de grandeur nationale établie par la force des armes : « Le mot civilisation est seul pur, sacré et partout respectable, tandis que ces autres mots, nationalité, gloire, puissance, sentent le sang qu'ils font couler. »>

LA REVANCHE DE LA FRANCE.

(Revue de Belgique de Bruxelles, 15 janvier 1872.)

On ne peut presque point lire de livre, de revue ou de journal français qui ne proclame ouvertement ou qui ne fasse entendre que le devoir de la France est de se préparer à prendre, par les armes, une revanche glorieuse de ses récents revers. Les écrivains les plus sensés, les plus sages, n'hésitent pas à dire qu'il faut instiller au cœur des générations nouvelles la haine des Prussiens. La meilleure raison, ou du moins la plus goûtée et la mieux comprise que l'on puisse faire valoir en faveur d'une réforme, est qu'elle préparera les Français à vaincre les Allemands.

Que le peuple français éprouve ces sentiments, il ne faut point s'en étonner. La soif de la vengeance est naturelle au cœur de l'homme, et elle est d'autant plus intense que l'offense a été plus profonde. M. de Bismark l'avait prévu, c'était le fond de son argumentation contre M. Jules Favre, quand il discutait les conditions de la paix. Mais ce qui est naturel, est souvent très peu prudent et très peu raisonnable. La passion est naturelle; elle est pourtant une détestable conseillère.

Parler de revanche en ce moment est puéril, maladroit et malhabile. Puéril, car c'est agir comme un enfant battu par un autre, qui crie en montrant le poing: Demain, tu me le payeras; - maladroit, car c'est donner raison à M. de Bismarck, prétendant qu'il devait garder Metz et Strasbourg, non par esprit de conquête et pour agrandir l'Allemagne, mais uniquement pour se défendre au jour de l'inévitable vengeance; malhabile, car si l'on veut se venger d'un ennemi puissant, il faut se préparer en silence, se recueillir, comme l'a fait si habilement la Russie, laisser croire qu'on

oublie, puis saisir le moment opportun. Si vous annoncez sans cesse que vous attaquerez le plut tôt possible, l'ennemi se tiendra prêt et aura soin de ne point s'engager ailleurs.

En outre, ne rêver que vengeance, ne songer qu'à la guerre, est, à notre époque, une idée malsaine et démoralisante. Il en résulte que les forces vives de la nation argent, jeunesse, intelligence, esprit de recherche -- sont absorbées dans des poursuites absolument improductives. En France, la population n'augmentait déjà que très lentement. Cela n'est pas un mal en soi, mais relativement à l'accroissement des autres nations, cette stérilité peut devenir une cause d'infériorité dans la balance des forces matérielles. Or si l'on appelle plus de jeunes gens sous les drapeaux et si on consacre plus d'argent aux armements, outre le demi-millard d'impôts nouveaux qu'exige la liquidation de l'Empire en faillite, il en résultera probablement que la population n'augmentera plus, car ce qui l'arrête, c'est moins un défaut de fécondité dans l'espèce que le manque de subsistances. D'après ce que j'apprends, beaucoup d'élèves distingués sortant des collèges et qui se destinaient au barreau, à l'enseignement, aux lettres, aux arts, se dirigent maintenant vers l'armée, en prévision de la revanche espérée.

Ce spectacle est fait pour attrister les amis de la France, car ce n'est pas ainsi qu'on guérira ce noble peuple du mal profond que l'Empire lui a fait. Ceux qui ont gouverné en France les affaires et l'opinion, ont toujours empoisonné l'esprit de la nation des idées les plus fausses. Parmi celles-ci, il y a surtout l'engouement de la gloire militaire et la manie des interventions étrangères. Par exemple, quelle funeste influence n'a pas exercée M. Thiers, en exaltant le premier empire, en cultivant l'esprit guerrier dont le retour des cendres de Napoléon était le symbole et la consécration. Lisez les mémoires de M. Guizot. Sa préoccupation constante est d'étendre l'influence de la France. Pour cela, on intervient ou on intrigue partout. En Orient, pour soutenir Méhémet-Ali; en Espagne, pour prêter appui aux libéraux, ou pour y faire des mariages princiers; en Suisse, pour défendre les Jésuites; en Belgique, pour conseiller à Léopold 1er l'emploi de la force armée. C'est ce qu'on appelait «< une politique digne d'un grand pays. » Il en résultait les plus fàcheuses conséquences.

Premièrement, l'attention publique se tournait vers les affaires étrangères, au lieu de se fixer sur les réformes à l'intérieur, où tout était à faire.

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