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ques et les destinées des lettres, demeurera également obscur. Toutefois, il est certain qu'il est un degré de despotisme qui, écrasant les esprits et abaissant les caractères, rend impossible tout grand mouvement littéraire. Mais quand la compression exercée par le pouvoir arrive-t-elle à ce point qu'elle brise complètement l'essor des intelligences? C'est une question que je ne me charge pas de résoudre l'histoire à la main. Les faits connus ne sont pas concluants, et quand ils le seraient pour le passé, cela ne suffirait pas pour le présent; car un régime très compatible avec la culture des lettres à une certaine époque peut cesser de l'être dans un temps plus rapproché de nous. A mesure que les hommes s'éclairent, ils aspirent à se gouverner eux-mêmes. Plus ils se sentent capables de se diriger, moins ils souffrent qu'on les traite comme des enfants. Ce que nos ancêtres auraient appelé une douce liberté, nous paraîtrait à nous une très dure tyrannie, et sous des lois qui n'auraient pas gêné jadis les écrivains, on verra ceux de nos jours languir et se taire.

Renonçant à des recherches qui ne donnaient que des résultats incertains, d'autres ont dit que c'est l'industrie qui tue les arts et la poésie. L'explication est facile à trouver, commode à répéter; il le serait moins d'en montrer le fondement. Qu'est-ce donc que l'industrie pour qu'elle produise cet effet mortel? L'industrie, c'est la science qui, mettant les forces de la nature au service de l'homme, l'affranchit peu à peu des travaux les plus rudes et lui donne ainsi plus de loisir pour cultiver son esprit et élever son âme. C'est elle qui transforme en maître des éléments l'être faible qui en était l'esclave et la victime. Il serait singulier qu'au moment où l'humanité a plus de temps pour écouter les écrivains, ceux-ci n'eussent plus rien à lui dire, et que cela même qui produit l'affranchissement de l'esprit, amenât la décadence de la littérature.

Voyez ensuite quels services l'industrie rend directement aux littérateurs. L'imprimerie multiplie les signes de la parole humaine avec une rapidité qui tient du prodige. Au moyen de la vapeur, les nations se visitent, se mêlent et se confondent au point de ne plus former bientôt qu'une seule famille qui, sans jalousie, accordera son admiration aux grands hommes de tous les pays. La pensée, traduite par l'éclair asservi, se communique en un instant aux extrémités de la terre. Que quelque part retentisse une voix qui parle de droit et de liberté, l'univers entier écoute et applaudit. Tel qui, il y

a un siècle, n'était entendu que dans sa province, peut se faire connaître aujourd'hui aux deux mondes, et l'écrivain qui jadis comptait ses lecteurs par milliers, peut maintenant les compter par millions. L'écho d'un nom illustre dans un pays en franchit bientôt les frontières et va retentir aux antipodes, en moins de temps qu'autrefois de Paris à Marseille. Comment donc l'industrie, qui procure mille fois plus d'auditeurs à l'homme de lettres, étoufferait-elle son inspiration, et par quelle contradiction en même temps qu'elle lui donne plus de moyens d'atteindre à la gloire, lui ôterait-elle le désir d'y arriver?

D'ailleurs, quoi de plus fait pour inspirer le génie que les prodiges de la civilisation moderne? Les abîmes des cieux mesurés, les profondeurs des océans sondées, l'infini entrevu dans la poussière d'une pierre à polir aussi bien que dans l'innombrable multitude des astres, le sein de la terre entrouvert et laissant lire en ses empreintes, comme dans une suite de médailles naturelles, l'histoire merveilleuse des créations antérieures, le globe entier exploré et soumis peu à peu aux pacifiques conquêtes du commerce et de la colonisation, les origines des peuples, des langues, des poésies étudiées avec une persévérance admirable, en un mot, le temps et l'espace révélant tour à tour leurs mystères, tout cela ne donne-t-il pas à notre époque un caractère de grandeur et de poésie que n'eurent jamais les siècles passés? Faudrait-il donc admettre que les progrès de la science soient contraires à ceux des arts et que le nombre et l'élévation des sujets produise l'impuissance des auteurs?

En résumé, l'industrie moderne augmente le temps que l'humanité peut consacrer aux travaux de l'esprit et étend énormément le cercle de la publicité, tandis que la science ouvre un champ magnifique à l'activité spirituelle et consacre le triomphe de l'intelligence sur la résistance de la matière. Ce n'est donc point directement au moins que des influences de ce genre peuvent faire tort à la littérature, On ne peut, il est vrai, nier absolument que l'industrie, tout comme la politique, ne puissent agir sur le caractère et sur les idées des écrivains d'une manière indirecte; j'indiquerai même un de ces effets détournés; mais il n'est pas nécessaire de recourir à ces causes plus ou moins éloignées pour expliquer la marche des arts et des lettres.

En effet, quand on étudie leur histoire, on voit que la littérature

et l'art obéissent à une loi de développement qui leur est propre, loi qui subit l'action des circonstances politiques et sociales, mais qui n'est point déterminée par celles-ci. Prenons, par exemple, l'histoire de la peinture italienne. A partir de Giotto et d'Orcagna, nous la voyons s'avancer de progrès en progrès vers un point de perfectionnement qui est marqué par l'union de l'inspiration moderne et de la forme grecque, atteindre ce point dans les œuvres de Léonard de Vinci, de Raphaël, de Michel-Ange, puis descendre de cet apogée par une chute lente, mais non interrompue. On reconnaît là une évolution propre qui se poursuit à travers toutes les vicissitudes politiques de l'Italie, et dont les évènements extérieurs ne peuvent expliquer la marche. Les encouragements donnés aux arts par les papes et par les Médicis ont pu fournir à Raphaël et à Michel-Ange l'occasion de déployer leur génie, mais ce ne sont pas ces occasions qui ont produit ces grands artistes. Ils sont venus en leur temps, comme le naturel épanouissement d'un développement continu de l'art du dessin et de la couleur.

La peinture flamande nous offre un enseignement pareil : elle obéit aussi à un mouvement qui paraît indépendant des évènements politiques, car elle se développe dans la Hollande affranchie comme dans la Belgique domptée, et si Rubens illustre son pays retombé sous le joug de l'Espagne, Rembrandt peint ses toiles merveilleuses, tandis que De Ruyter défend l'indépendance de sa patrie contre Louis XIV et Charles II.

Ne voyons-nous point une évolution semblable dans la littérature française au XVIIe siècle? Depuis Malherbe, les lettres marchent à leur perfection, et quelle qu'eût été en ce temps la forme de gouvernement, il est probable qu'elles auraient atteint le degré où elles sont arrivées alors. Au lieu d'humilier le Parlement, Louis XIV lui eût permis de fonder le régime représentatif, que Molière eût également écrit le Misanthrope et Bossuet prononcé ses oraisons funèbres. D'autre part, ce roi n'eût pas accordé aux grands écrivains des pensions et des places, que ceux-ci eussent tout autant honoré son règne. Corneille persécuté et La Fontaine dédaigné n'en ont pas moins composé leurs chefs-d'œuvre. Un souverain peut former une armée, mais non susciter le génie. Le plus grand service qu'il puisse lui rendre, c'est de le laisser libre. Il peut, s'il le veut, mettre en mouvement d'énormes masses de matière, mais pas une idée. Les bons écrivains s'inspirent aux travaux de leurs devan

ciers et naissent des grandes pensées de leur temps. Les bienfaits leur nuisent parfois plus que les entraves ou les persécutions.

Ainsi donc, lorsqu'on étudie les faits de près, on voit que l'activité humaine, dans chaque cercle où elle s'exerce, obéit à des lois particulières qu'il faut saisir, si l'on ne veut se contenter de mots creux et d'explications qui n'expliquent rien. C'est ainsi que, pour citer un exemple pris dans un autre ordre de faits, la diffusion des lumières par l'instruction publique ou par la presse tend à transformer les rapports sociaux, à établir une égalité de plus en plus grande entre les hommes et à leur inspirer la passion de la liberté. En Angleterre aussi bien qu'en Russie, en Suisse tout comme en Autriche, sous les gouvernements absolus non moins que sous les républiques, ici plus vite, là plus lentement, mais partout ce mouvement se fait sentir indépendamment de la constitution des États. De même que cette révolution sociale ne s'arrête pas aux frontières des nations, ainsi la marche des lettres, soit qu'elles s'approchent de la perfection, soit qu'elles s'en éloignent, ne s'arrête ni aux limites d'un règne ni à la chute d'une dynastie. Dans chaque sphère, il y a, au progrès et à la décadence, des raisons qu'il est nécessaire de pénétrer.

Si cela est vrai, il s'ensuit que nous pourrons expliquer l'évolution de la littérature contemporaine sans sortir de ce qui touche aux lettres et aux écrivains. En bornant ainsi le champ de nos recherches, nous serons moins exposés à nous y égarer.

II.

Si je devais résumer en un mot la cause du peu de durée et du peu de force de la rénovation littéraire à laquelle nous avons assisté, je dirais que ce qui a manqué aux auteurs de notre temps, ce n'est ni le talent ni les idées, ni l'imagination ni l'esprit, mais la foi. Par ce mot je n'entends pas, comme le fait la théologie, un don du ciel qui fait croire aux vérités révélées: j'entends une adhésion complète, vivante, à certains principes religieux ou philosophiques qu'on croit vrais et qui forment la base du raisonnement et la règle de la conduite, qui dirigent l'esprit et trempent le caractère. Toute foi engendre de la force. Si l'on n'embrasse certaines idées avec énergie et si l'on n'y croit avec passion, jamais on ne sera un écrivain puissant,

et on ignorera toujours la véritable éloquence. La tiédeur en rien ne vaut, dans les lettres peut-être moins qu'ailleurs. Notre époque diffère en ce point de toutes celles qui l'ont précédée.

Il n'est pas nécessaire d'insister longuement pour montrer que les grands écrivains du XVIIe siècle s'appuyaient sur des croyances très arrêtées, non seulement en religion, mais même en politique et en littérature. Ils acceptaient en fait de religion l'autorité de l'Église, en fait de politique l'autorité du roi, en fait de littérature l'autorité d'Aristote, en tout, l'autorité qu'ils reconnaissaient comme légitime ils y croyaient, ils s'y soumettaient; la pensée de s'y soustraire ne leur venait pas : tout sentiment de révolte leur était inconnu. Ceux même qui au théâtre faisaient parler les passions humaines et les héros du paganisme, demeuraient chrétiens et catholiques. Tandis que Racine trouvait les accents les plus touchants pour les amours les plus coupables, Bossuet de sa tonnante voix condamne les spectacles en vain défendus par les jésuites: Racine va-t-il mettre en doute la juridiction spirituelle de l'Église? Lisez ses lettres, elles respirent la foi naïve d'un enfant et l'humilité d'un croyant qu'aucun orgueil n'anime. Le roi, son dieu terrestre, adresse-t-il quelques mots durs au poëte qui avait montré trop de pitié pour le peuple souffrant? Blessé au cœur, il en meurt; il ne se révolte pas contre l'injustice. Le satirique, dont la verve caustique ne semble rien respecter, respecte toujours la royauté et reste fidèle aux maximes austères du jansénisme. Il est inutile de multiplier les exemples: la mémoire du lecteur lui fournira sans peine d'autres preuves à l'appui d'une proposition si bien établie qu'elle n'en a presque pas besoin.

Mais d'un siècle soumis à toutes les règles, passons maintenant à celui qui sembla les rejeter toutes, et d'une époque où règne l'autorité à celle où triomphe la révolution. Le XVIIIe siècle fut, dit-on, un siècle d'incrédulité. J'ose affirmer que ce fut un temps de foi. Il ne s'incline, il est vrai, devant aucune des croyances qui avaient fait la force de la période précédente. Un scepticisme général paraît s'emparer des esprits. A la lueur du doute universel, tout est mis en question, tout est discuté: la morale et la religion, la propriété et la famille, l'intérêt et le devoir, l'individu et la société, la liberté et la sociabilité, les problèmes de cette vie et ceux de l'autre. Rien n'échappe au creuset du libre examen. Aucun scrupule n'arrête les investigations les plus audacieuses. On cherche le dernier mot de tout, sans relâche et sans crainte, sans hypocrisie comme sans pré

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