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importance à la supériorité de telle ou telle race ou de tel ou tel idiome, il est incontestable que c'est un très grand malheur pour une population de ne pouvoir se développer en sa propre langue.

Y a-t-il au moins quelque chance de franciser complètement les Flamands? Aucune, d'après moi. Il est un coin de la Flandre qui est soumis depuis deux siècles à la France, et malgré l'action énergique d'une administration omnipotente, le flamand s'y est conservé tout autant que dans les Flandres belges. En Angleterre, la cour, les tribunaux, le Parlement, la noblesse, ont parlé français jusqu'au temps de Froissart. Mais dès que les communes et la bourgeoisie saxonne ont reconquis leur influence politique, la langue nationale a remplacé le français. Il en sera exactement de même chez nous.

Je sais qu'il est de petits peuples qui disparaissent avec leur langue, leurs coutumes, leurs traditions. Récemment, M. Élisée Reclus nous parlait des Basques, sous ce titre mélancolique: « Un peuple qui s'en va. » Le celte n'est plus guère parlé en Irlande. Le gallois n'est conservé dans le pays de Galles que comme une curiosité. On nous a dépeint le Highlander d'Écosse quittant sa montagne, au son attristé de la cornemuse, pour ne plus revenir. Mais les six millions d'hommes parlant le néerlandais, avec leur histoire, leur littérature, leurs espérances et leurs visées, forment un groupe compact qui offre une tout autre force de résistance.

Il est vrai qu'ils pourraient passer à l'allemand sans traverser cette délétère, cette mortelle épreuve de la dénationalisation; car du flamand à l'allemand il n'y a pas loin, et la transition peut s'opérer sans changer de milieu ethnographique et comme au sein même du germanisme. Mais spontanément les Hollandais, pas plus que les Flamands, ne le feront. Un journal de Gand, très bien rédigé, le Volksbelang, en a dit les motifs, au point de vue flamingant.

En fait, jamais un peuple n'abandonne sa langue sans y être amené par la conquête des idées ou par la conquête politique. Or, actuellement, rien ne peut pousser les Flamands à adopter l'allemand, sauf la perspective de l'avantage qu'il y aurait pour eux à puiser directement aux sources de la culture germanique, ce qui ne touchera que quelques utopistes.

Mais l'Allemangne ne s'étendra-t-elle pas un jour jusqu'aux bouches du Rhin et de la Meuse? La pan-Germanie n'embrassera-t-elle pas plus tard toutes les tribus que depeignait Tacite, y compris les

Bataves, les Cauques et les Ménapiens? Les Flamands pourront-ils échapper toujours au tourbillon sans cesse agrandi du maelstrom teutonique, et alors n'adopteront-ils pas la langue de la Confédération? Ce sont là des éventualités lointaines dont on voudrait détourner les yeux, mais qu'il importe néanmoins de signaler comme un des dangers de l'avenir.

Couper la Belgique en deux, pour compléter les deux grandes agglomérations ethnographiques de nos voisins, serait, à mon sens, un retour vers la barbarie.

En parlant des rivalités de race en Autriche, j'avais cru pouvoir citer la Belgique comme un pays qui était parvenu à ce degré de civilisation où ce péril n'était plus à craindre. A mesure, disais-je, que la culture d'un peuple s'élève, l'identité d'idiome et de sang exerce sur lui moins d'empire, et les sympathies morales en exercent davantage. Au-dessus des nationatités ethnographiques, il y a les nationalités politiques, electives, ayant leurs racines dans l'amour de la liberté, dans le culte d'un passé glorieux, dans l'accord des intérêts, dans la similitude des mœurs, des idées, de tout ce qui constitue la vie intellectuelle. La Suisse avec ses Allemands, ses Italiens et ses Romans, la Belgique avec ses Flamands et ses Wallons en offrent de frappants exemples. Les nationalités électives sont plus dignes de respect, car elles reposent sur l'esprit; les autres n'ont pour fondement que les affinités de sang et d'origine. Interrogez-vous avec qui aimeriez-vous mieux vous associer? Avec des gens grossiers, mais de même race que vous, ou avec des hommer partageant vos goûts, vos habitudes, vos convictions, mais d'une autre race? Avec ceux-ci sans doute. Les peuples éclairés ne concluront pas autrement *.

J'espère encore fermement que jamais on ne démembrera notre belle patrie au nom du principe des nationalités. Mais aujourd'hui on ne peut plus se dissimuler que c'est un des dangers possibles que nous prépare l'avenir. Il faut donc en tenir compte dans nos paroles, dans nos actes, dans nos lois, dans toutes nos spéculations.

Confiants dans la doctrine du progrès, nous sommes tout disposé à croire que ce qui doit arriver est bien, et que ce qui est bien, doit se réaliser. Sans doute, tout évènement a sa raison d'être, et tout ce qui arrive est le résultat d'une force physique ou morale.

▲ La Prusse et l'Autriche depuis Sadowa, T. II, p. 89.

Mais Caton nous a appris que la juste cause ne triomphe pas toujours, et dans les limites où s'étend notre vue bornée, la marche de l'histoire est loin d'être réglée constamment par ce que nous considérons comme la justice et le droit.

En résumé, il est certain que les Flamands n'adopteront pas volontairement l'allemand. Il est certain aussi que l'emploi du flamand s'imposera à mesure qu'on étendra le droit de suffrage. La réforme pour les élections communales proposée par le ministère actuel aura déjà cet effet. Enfin, la question flaman de deviendra un jour un mouvement vraiment national qui mettra en cause, non pas notre unité nationale, je l'espère, mais notre organisation unitaire et centralisée actuelle. Ajoutons que c'est encore une arme puissante dont les catholiques sauront se servir bien plus efficacement que les libéraux.

Ce qu'il faut faire, en tout cas, c'est ne point opposer d'irritants obstacles à une évolution inévitable; c'est favoriser par tous les moyens la diffusion de l'instruction parmi les populations flamandes; c'est fortifier dans l'enseigne ment moyen l'étude des langues germaniques, que dans les Flandres on devrait enseigner au moyen du flamand.

Que les amis de la cause flamande cessent enfin leurs stériles récriminations contre les pouvoirs publics. L'État ne peut rien pour eux. Ils ont, d'ailleurs, un allié plus puissant que l'État : le mouvement démocratique qui transforme tout: mœurs, lois, institutions Pour le bien ou pour le mal, l'avenir est à eux. Puisse, du moins, cet avenir ne pas amener l'asservissement de notre pays à l'Église, ayant pour arme le suffrage universel et la langue flamande. Je n'oserais dire que je suis complètement rassuré à cet égard.

I.

LE RÉGIME PARLEMENTAIRE ET L'ABSENCE DES

PARTIS EN ITALIE.

(Revue des Deux-Mondes de Paris, 1er Mai 1871.)

Sulle condizione della cosa pubblica in Italia dopo il 1866, Stefano
Jacini, 1870. - II. — I partiti politici nel parlamento italiano, Ruggiero
Bonghi.
Deila mancanza dei veri partiti politici in Italia,

III.

A. Scialoja.

I.

L'Italie n'a pas eu à se plaindre des rigueurs du sort; tout l'a favorisée: ses insuccès même lui ont apporté plus de profits que n'auraient pu le faire de grandes victoires. Les souvenirs de l'antiquité, ses œuvres d'art, sa gloire littéraire, ses monuments, ses luttes persistantes pour reconquérir l'indépendance et la liberté, ses souffrances, la douceur de son climat, la beauté de ses sites, chantés par tous les poètes, son génie musical, sa langue mélodieuse, tout enfin contribuait à la faire aimer comme une seconde patrie par les hommes cultivés du monde entier. Elle était le représentant le plus complet et le plus intéressant du principe des nationalités. Dans ses efforts pour repousser l'étranger de la terre italienne, elle avait donc pour elle les voeux de presque toute l'Europe. Rien n'est plus extraordinaire que la succession d'évènements qui en si peu de temps a fait de l'Italie, simple expression géographique, disait-on, un royaume indépendant, unifié, réunissant toutes les conditions de prospérité et de vraie grandeur. Depuis que la réunion de Rome est venue couronner l'œuvre de l'unification nationale en lui donnant la capitale que l'histoire et la géographie désignent et imposent,

la situation de l'Italie est plus favorable que celle de la plupart des autres États européens. Quoique péninsule seulement, ses frontières sont si nettement tracées par les Alpes et par la mer, qu'elle a en grande partie les avantages d'une position insulaire. Aucun de ses voisins ne nourrira plus le rêve inique de lui arracher un lambeau de son territoire. La conservation d'une Italie forte et unie est un intérêt européen de premier ordre, car c'est un élément de paix pour tout le midi. Tant qu'elle était divisée et faible, elle semblait appeler les conquérants étrangers en quête de provinces à prendre, d'apanages à donner aux cadets des familles royales. Aujourd'hui, séparée du reste de l'Europe par les Alpes, comme l'Espagne l'est par les Pyrénées, elle n'a pas plus que l'Espagne à craindre la conquête étrangère, et elle est plus heureuse que celle-ci en ce qu'elle n'a pas de colonies lointaines à maintenir sous ses lois par la force des armes. Elle peut donc adopter une politique absolument pacifique, réduire son armée et sa flotte, et comme sa voisine, la Suisse, se contenter d'un système bien organisé de milices. Ç'a été pour les Italiens une grande douleur de n'avoir point pu arracher la Vénétie à l'Autriche par quelque brillante victoire et d'avoir à l'accepter de la main de l'étranger; mais pour qui songe plus à l'intérêt réel de l'Italie qu'à ses satisfactions de vanité, il n'y a point de regrets à éprouver. Rien n'est plus enivrant et plus dangereux pour le bonheur d'un peuple que la gloire militaire. C'est un poison qui tue la liberté. Un roi victorieux peut à son gré devenir un souverain absolu, car que vaut une constitution pour arrêter des légions rompues à l'obéissance et enflammées par le souvenir de leurs succès? L'Angleterre et l'Amérique ont vu le péril, et jamais elles n'ont voulu de grandes arinées permanentes. Victorieuse à Custozza et à Lissa, l'Italie n'aurait rien pu refuser à ses marins ou à ses soldats, et ses généraux auraient tenu dans leurs mains le sort du pays. Enorgueillie par ses succès, elle aurait voulu dominer l'Adriatique; elle aurait soutenu les italianissimes de Trieste, rêvé la conquête des côtes et des ports de la Dalmatie, jadis possession de Venise, inquiété l'Autriche et fait naître ainsi une dangereuse rivalité. Vaincue, elle n'a point songé à ces funestes chimères, et elle a tourné son attention et ses forces vers le seul objet d'où résulte le bonheur des hommes, la diffusion des lumières et du bien-être. Il n'y a pour un peuple pire fléau qu'une dynastie militaire. Tout Italien éclairé doit bénir le ciel d'en avoir préservé sa patrie, même au prix des insuccès de la campagne de 1866.

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