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justice que nous entrevoyons; mais, parce qu'il reste beaucoup à faire, est-ce un motif de nier ce qui est déjà fait, et parce que le xixo© siècle a sa tâche à remplir, faut-il contester l'œuvre accomplie par les trois siècles précédents? De Potter dédaigne les réformes successives, il n'y voit qu'une aggravation des maux qui minent l'ordre social; et cependant c'est par des réformes successives que la condition générale du genre humain s'est améliorée. Si, comme le prétend l'auteur du Dictionnaire rationnel, nous n'avions encore aucune idée de ce qui est juste, il serait difficile de comprendre par quel miracle, par quelle révélation prodigieuse l'humanité parviendrait à posséder tout à coup cette vérité qui lui a échappé si complètement jusqu'à ce jour, et comment surtout les hommes qui semblent si peu faits pour la comprendre, arriveraient subitement à l'admettre généralement, socialement, comme dit De Potter.

Voici l'explication de cette apparente contradiction de l'auteur.

Lui qui n'avait nulle confiance ni dans le cœur humain ni dans la raison, en avait une inébranlable dans le raisonnement. Méconnaissant la différence profonde qui sépare les idées de grandeur et les idées de perfection, il croyait qu'on peut prouver d'une manière également rigoureuse les vérités morales et les vérités mathématiques. Aussi longtemps, répétait-il souvent, qu'on n'aura pas démontré les principes qui doivent servir de base à l'ordre social, d'une manière aussi claire que deux et deux font quatre, on n'aura rien fait. C'est là, nous semble-t-il, une des erreurs fondamentales de De Potter. Les principes qui touchent à la morale, à la philosophie, à l'ordre social, ne sont pas susceptibles de ces démonstrations rigoureuses que présentent les déductions mathématiques; car, si elles l'étaient, il y a longtemps que ces démonstrations auraient été fournies et qu'elles ne rencontreraient pas plus de contradicteurs que n'en trouve la proposition que les trois angles d'un triangle égalent deux angles droits. En mathématiques, on ne s'occupe que de données abstraites et par conséquent rigoureusement exactes, comme l'indique le nom même qu'on donne souvent à cet ordre de sciences. En morale, en politique, en économie politique, on spécule sur le réel, sur le cœur humain essentiellement variable et mystérieux, sur une quantité d'éléments dont plusieurs se dérobent aux prises de l'esprit

1 Voir le Cartesianisme de Bordas-Demoulin, où la différence entre les idées de perfection et de grandeur est tracée de main de maître.

et qu'il est déjà très difficile d'énumérer. Par conséquent quiconque s'acharne à mettre les sciences morales et politiques en axiomes et en déductions géométriques, fait une œuvre vaine, s'il croit arriver par là à une certitude mathématique qu'il n'atteindra jamais. Quelques philosophes, Spinoza entre autre dans son Éthique, ont bien donné à leurs raisonnements une forme empruntée à la méthode des sciences exactes; mais cette forme, plus rigoureuse en apparence, ne les a pas protégés contre l'erreur et n'a pas entraîné l'assentiment universel comme l'aurait fait la démonstration d'un théorème de géométrie. Ce n'est pas à dire que pour les vérités de l'ordre moral, l'homme soit réduit à un irrémédiable scepticisme et qu'il ne puisse atteindre la certitude; mais il est certain qu'il y arrive par une autre voie et plus détournée et plus longue.

C'est à ce goût de De Potter pour les déductions abstraites et poussées à outrance qu'il faut attribuer ce que beaucoup d'articles du Dictionnaire rationnel ont d'excessif et d'au delà du vrai. Toutefois, malgré les réserves qu'on est ainsi amené à faire sur plus d'un point, il n'en reste pas moins incontestable que ce livre va au fond de toutes les grandes questions qui préoccupent notre époque et que, s'il n'apporte point de solutions définitives, il force au moins le lecteur à y réfléchir fortement, ce qui était le but que De Potter avait principalement en vue. Dans son dernier ouvrage, qui est pour ainsi dire son testament spirituel, l'homme éminent qui l'a écrit, a sans cesse le regard tourné vers l'avenir, vers l'avenir d'outretombe qui attend chaque homme en particulier, vers l'avenir terrestre qui est réservé à l'humanité sur cette terre. Or il est bon que des livres sérieux viennent ainsi fixer l'esprit, trop absorbé par le bruit des événements contemporains, sur les problèmes permanents des destinées humaines. Parmi les spectacles de la nature, De Potter aimait surtout à contempler cette espèce d'infini qu'offrent les perspectives sans fin de l'Océan, et chaque année il venait demander quelque repos aux plages de la mer du Nord. Ce goût des choses éternelles, immenses, absolues et des horizons sans bornes se reflète dans l'écrit dont j'ai essayé de dire quelques mots, et j'ose affirmer que quiconque l'aura lu avec attention, sera préparé à considérer de plus haut le mouvement qui entraîne les sociétés modernes, et à prendre plus au sérieux les devoirs que la réalisation de la justice impose à chacun de nous.

LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE EN FRANCE

DEPUIS 1830.

(Revue trimestrielle de Bruxelles, janvier 1862.)

Pour ceux qui aiment les lettres, l'heure présente est triste. Parmi les auteurs français dont le public se plaisait à répéter les noms, quelques-uns sont morts, plusieurs se taisent, d'autres font regretter qu'ils ne gardent pas le silence. De temps en temps des écrivains nouveaux se font connaître; mais quoiqu'on apprécie leur esprit, leur imagination ou leur talent d'écrire, on ne peut se persuader qu'ils remplacent leurs aînés. Nous sommes loin déjà du mouvement littéraire qui a marqué la restauration et les premières années du règne de Louis-Philippe. Une grande activité intellectuelle régnait alors: histoires, romans, drames, poésies se succédaient sans relâche. Des questions littéraires passionnaient les esprits et divisaient l'opinion. Chacun défendait son système avec autant d'ardeur qu'on en pourrait mettre aujourd'hui à discuter la valeur d'une concession de chemin de fer ou de l'effet d'un réglement de la Bourse. Quoique trente ans nous en séparent, qui ne se souvient encore de ces luttes bruyantes et désintéressées entre classiques et romantiques? Tout le monde prenait parti dans ce débat dont pourtant la solution ne devait enrichir personne. C'était comme un temps de jeunesse et de

renouveau.

De la jeunesse en effet on avait les illusions, les témérités et les vastes espérances. On croyait assister à l'aurore d'une nouvelle période de gloire pour les arts, période dont l'éclat devait égaler tout

au moins celui de la Renaissance du xvIe siècle. L'Europe entière suivait d'un regard attentif ce mouvement des esprits, auquel Paris avait donné le branle. De la terre de France sortait un fleuve roulant tantôt des eaux limpides et saines, tantôt troublées et bourbeuses, et souvent très mêlées; mais les autres nations du continent s'y désaltéraient sans trop choisir. Aujourd'hui, il faut bien l'avouer, le fleuve est presque tari. L'activité intellectuelle de 1830 a disparu. Cette ardeur qu'on portait dans les débats littéraires, s'est calmée et paraît même quelque peu surannée. L'évolution est à peu près arrivée à son terme. On peut dire qu'elle a été vite à bout et qu'elle n'a pas donné tout ce que l'on en pouvait attendre. Certes, dans ces dernières années et récemment encore on a vu paraître des œuvres dignes de la faveur du public, mais elles appartenaient en trèsgrande partie aux hommes de la génération précédente. Les auteurs du temps actuel ont dans l'esprit une certaine tournure si positive, une pointe de sagesse si froide, leur cœur semble si bien en garde contre les duperies de l'illusion et contre les entraînements de l'enthousiasme, que leurs écrits, même les plus vifs et les plus allègres, font éprouver je ne sais quelle impression vague de caducité précoce et de sénilité anticipée. A vrai dire, ce sont les anciens qui sont jeunes et les jeunes qui sont vieux.

Un voyageur part joyeux pendant une nuit ardente et sereine: il admire en marchant les astres qui ornent la voûte des cieux; mais peu à peu de sombres nuages cachent les uns, voilent les autres, les ténèbres s'épaississent et une grande mélancolie s'empare de son âme. Le public littéraire de ces trente années ne ressemble-t-il point un peu à ce voyageur? Il s'est mis en route plein d'espoir et de confiance, mais peu à peu tout s'est assombri. Plus d'une fois déjà il a eu à pleurer, comme dit le poète, en son beau ciel une étoile de moins. Pour ne citer que quelques-uns des plus connus, la mort a déjà enlevé Chateaubriand, Béranger, Lamennais, Tocqueville, Alfred de Musset, Gustave Planche, Bordas-Demoulin, Augustin Thierry; or, qui se lève pour prendre leur place?

Je n'insisterai pas davantage pour prouver un fait que personne, je pense, ne niera. La littérature française, comme la littérature européenne, traverse une période de crise. Le mouvement intellectuel qui date de la restauration, a abouti a une sorte d'affaissement, passager, il faut l'espérer, mais néanmoins très réel. Ce que je voudrais essayer de faire, ce serait de démêler les causes de cette

défaillance inattendue. Maintenant que nous sommes déjà sur le second versant du siècle, et que le mouvement que, faute de pouvoir mieux désigner, j'appellerai romantique, semble arrivé à son terme, cet examen paraît possible.

I.

L'étude de la question qu'il s'agit d'éclaircir, présente de grandes difficultés. Qui veut dire pourquoi une littérature s'affaisse, doit pouvoir expliquer pourquoi elle s'est développée, de même que pour déterminer les causes de la maladie et de la mort, il faut pouvoir discerner celles de la santé et de la vie. Or, l'indication des causes qui amènent le progrès ou le déclin des lettres et des arts, est un problême qui n'a pas encore reçu de solution satisfaisante. On a voulu expliquer la marche de la littérature et de l'art par des influences politiques: on n'a pas réussi. Certes la poésie elle-même ne peut pas échapper entièrement à l'action que les différentes formes de gouvernement exercent sur les âmes; car le poète est homme et nul homme ne peut se soustraire au contre-coup des révolutions qui agitent les choses humaines. Mais cette action, quelle est-elle? Quelle est la forme de gouvernement la plus favorable au perfectionnement des arts et des lettres ?

Les uns ont dit que c'était la démocratie, les autres ont affirmé que c'était le pouvoir absolu. L'histoire ne donne tout à fait raison ni aux uns ni aux autres. Si Eschyle et Sophocle, Platon et Pindare brillent dans la Grèce libre, Horace et Virgile écrivent dans Rome asservie. Si Shakespeare illustre le règne de l'impératrice Élisabeth, Milton se forme pendant les orages de la guerre civile. Corneille, Racine et Molière s'élèvent à l'époque où la monarchie française atteint son apogée de puissance illimitée et incontestée; mais Byron et Goethe font entendre leur voix puissante dans un temps de bouleversement et de révolutions démocratiques. Tel pays peuplé de citoyens fiers de se gouverner eux-mêmes ne produira pas un grand poète, tandis que tel autre pays soumis à un monarque despotique aura vu naître tout une pléiade d'écrivains et d'artistes immortels. On ne pourra donc conclure de ces faits, ni que l'absolutisme donne, ni que la liberté ôte l'art de bien écrire ou de bien peindre, et le problème des rapports qui existent entre les vicissitudes politi

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