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lutte; mais supposez qu'en province, à Lyon, à Bordeaux, à Lille, il s'établisse des universités catholiques soutenues par les municipalités, à qui elles apporteraient des avantages matériels non moins qu'intellectuels, appuyées par la propagande active de tout le clergé et organisées d'une façon complète en corporation enseignante, comme celle de Louvain; est-il probable que les facultés officielles, isolées et peu encouragées comme elles le sont maintenant, puissent résister à la concurrence qui leur sera faite, à la guerre qui leur sera déclarée? L'énorme terrain que le clergé a gagné en moins de vingt ans dans le domaine de l'instruction primaire et moyenne, donne la mesure des conquètes qu'il fera dans celui de l'instruction supérieure. Ce n'est certes pas le parti opposé aux idées ultramontaines qui pourra lutter, sauf encore à Paris. Il est trop divisé en nuances diverses, trop peu habitué à la discipline et à des efforts persévérants, pour résister à un adversaire qui tient le cœur des mères, et qui pratique la vertu militaire de l'obéissance passive. L'État seul sera de force à faire équilibre à l'épiscopat. Il faudra que le gouvernement ne recule point devant les sacrifices et les réformes indispensables. Sinon, partout en province, le clergé parviendra, après un certain temps, à s'assurer un véritable monopole.

montré le déplorable contraste que présente l'enseignement supérieur de la France comparé à celui de l'Allemagne. Citons seulement un détail financier. Tandis qu'une université allemande coûte en moyenne un demi-million par an, la France seule, parmi les États civilisés, s'est fait un revenu des frais d'inscription que paient les étudiants. En 1863, les neuf facultés de droit ont rapporté 1 million 200,000 francs, elles n'en ont coûté que 870,000. En Belgique, les deux universités de l'État coûtent environ 900,000 francs par an, ce qui équivaut au prix d'entretien des universités allemandes, et elles ne rapportent rien, attendu que les inscriptions sont abandonnées aux professeurs. Chaque université compte ordinairement trente-huit professeurs ; leur traitement fixe va de 5,000 à 10,000 francs, et ils le conservent intégralement, quand ils obtiennent « l'éméritat. » Les inscriptions ont produit en 1867 à Gand 47,168 fr., à Liége 79,715 fr. L'inscription générale aux cours est de 200 ou de 250 francs. Le produit des inscriptions se partage dans chaque faculté d'après le nombre d'heures que chaque cours comporte. En y ajoutant le produit des examens, quelques professeurs arrivent à un revenu total de 15,000 fr. On serait mal venu en Europe à montrer de la parcimonie pour l'enseignement supérieur, quand on voit les sacrifices que s'imposent pour cet objet des sociétés naissantes. Otago dans la Nouvelle-Zélande, une ville dont les maisons sont encore construites en bois, vient d'ériger une chaire de littérature moderne avec des traitements de 600 liv. sterl., non compris le produit des inscriptions. Le vice-roi d'Égypte a créé une chaire d'antiquités égyptiennes avec un traitement de 35,000 fr.

Des trois demandes formulées en France par les autorités ecclésiastiques, notamment dans les pétitions adressées à la commission par le clergé du nord-est, les deux premières ne peuvent être repoussées sans porter atteinte à la liberté et sans nuire aux progrès de la science. Il faut premièrement accorder à tous sans restriction le droit d'enseigner; les mesures préventives sont toujours éludées et ne sont point nécessaires. Secondement, pour que la concurrence puisse introduire la variété et le progrès dans les méthodes et dans les principes de l'enseignement supérieur, il est nécessaire de permettre aux facultés libres de délivrer des diplômes scientifiques, sauf à imposer un examen professionnel avant d'ouvrir aux gradués l'entrée de certaines fonctions spéciales; mais il faut rejeter inexorablement le troisième point, la personnification civile réclamée en faveur des universités privées. Si la liberté est de droit commun pour tous, la faculté de fonder une personne civile, capable d'acquérir par voie d'achat, de legs et de donation, est au contraire une exception au droit commun, un privilège; et le pouvoir législatif peut l'accorder, s'il le juge utile à la nation, le refuser, s'il le juge dangereux. Or ici le danger est réel et grand. Les corporations ecclésiastiques seraient douées d'une puissance d'acquisition dont il est impossible de prévoir les limites. Par la confession, plus encore par l'influence exercée sur les fidèles aux approches de la mort, le clergé peut obtenir des donations et des legs chaque jour et de tous, des pauvres non moins que des riches. Dans tous les pays, les souverains, même les plus pieux, n'ont cessé de promulguer édits sur édits pour arrêter l'accroissement continuel des biens de ce que l'on appelait les gens de mainmorte. Accordez la personnification civile, supprimez ces entraves, et avant un siècle l'église sera dix fois plus riche et plus forte qu'avant la grande révolution; car elle s'est donné un grand but à atteindre, la conquête du monde au profit des idées romaines, et elle est bien mieux organisée pour la lutte qu'autrefois. En Belgique, presque chaque commune à son couventécole. Que cette école puisse acquérir, et bientôt elle sera pro

1 On estime qu'il en existe près de 1,500. L'augmentation du nombre des couvents est en voie d'alarmer tous les États, même l'Angleterre. Le parlement, sur la proposition de M. Newdegate, vient d'ordonner une enquête à ce sujet. D'après le Times, en 1830 il n'y avait en Angleterre que 11 couvents; on y compte aujourd'hui 69 monastères et 223 couvents de femmes. En Prusse, il existe maintenant 14 couvents de jésuites et 833 autres couvents peuplés de

priétaire de tout, car elle recevra sans cesse et ne vendra ni ne partagera jamais. La terre n'en serait peut-être pas plus mal cultivée, car les corporations sauraient la louer aussi bien que les propriétaires actuels; mais le mal fait à la société serait incalculable. Que deviendrait un pays possédé par une église soumise au pouvoir absolu d'un chef infaillible qui transforme en dogme la condamnation de toutes les libertés? La France ne peut donc, comme l'Amérique, accorder la personnification aux sociétés d'enseignement sous peine de devenir un état bien plus théocratique encore que ne l'était l'Espagne sous Philippe II. Voilà ce qu'il faut dire nettement et bien faire comprendre à tous. Au reste les universités libres se soutiennent et prospèrent en Belgique sans jouir de ce privilége. Il en serait de même en France; ainsi nulle difficulté en ce point; elle ne s'élèvera qu'au moment où on essaiera de séparer radicalement l'église de l'État.

En résumé, si l'on veut loyalement, sincèrement la liberté de l'enseignement, la loi ne devrait contenir que deux articles. Le premier proclamerait la liberté sans restriction d'aucune sorte, sauf répression des délits prévus par le code pénal. Le second imposerait à ceux qui voudraient exercer certaines professions, l'obligation de subir un examen de nature à prouver qu'ils peuvent le faire sans danger pour leurs clients. Du silence de la loi résulterait que la personnification des facultés est écartée, mais qu'elles pourraient conférer tous les grades scientifiques auxquels aucun privilège légal ne serait attaché. D'un autre côté, l'État devrait réorganiser complètement et fortifier singulièrement tout l'enseignement supérieur officiel. Il faudrait remplacer l'université par des universités, c'est à dire, au lieu de ce vaste mécanisme administratif, création artificielle d'un homme de guerre, ressusciter et doter généreusement ces républiques scientifiques, organismes vivants et autonomes, que le besoin de s'instruire avait fait naître en France comme dans toute l'Europe, et qui, conservées, agrandies, réformées au-delà du Rhin, y produisent de si merveilleux fruits. La concurrence forcera l'État à entrer dans cette voie. Des universités catholiques s'établiront, elles auront beaucoup d'argent et beaucoup d'élèves; elles rétribueront leurs professeurs bien mieux que l'État. La réunion des différentes branches de l'enseignement formera un centre scienti7,000 religieux des deux sexes. En France, en 1864, les congrégations d'hommes Comptaient 17,800 membres et celles de femmes 90,350. A Paris, les écoles primaires laïques ont 32,966 élèves, les écoles congréganistes 38,890.

fique où élèves et professeurs vivront dans une atmosphère intellectuelle qui fera profiter chacun des lumières de tous, et elles ne tarderont pas à écraser complètement les facultés isolées. Si l'État comprend et sait remplir le devoir que cette concurrence lui impose, la liberté rendra la vie au haut enseignement et lui fera produire les plus heureux résultats pour le progrès des sciences; mais, si l'État maintient le système actuel, l'épiscopat saura conquérir un monopole de fait, et, comme il n'est point probable que la France se laisse ramener au moyen âge sans résister, la liberté n'aura fait que multiplier les semences de discorde et de guerre civile.

DE L'AVENIR DE LA FRANCE.

(Fortnightly Review de Londres, 1870, et Revue de Belgique de Bruxelles, 15 Janvier 1871.)

Un des membres du gouvernement de la défense nationale, Eugène Pelletan, me développait un jour, avec sa verve brillante et son éloquence imagée, cette thèse que, dans les guerres modernes comme dans le jeu, « qui perd, gagne : le vaincu tirait plus de profit de ses défaites que le vainqueur de ses victoires. Et, en effet, disait-il, de quand date la grandeur actuelle de la Prusse? D'Iéna. C'est quand elle était couchée dans la poussière, sous les pieds de Napoléon, coupée, déchiquetée en morceaux, épuisée de réquisitions et de contributions de guerre, ruinée, presque effacée de la carte de l'Europe, c'est au plus profond de sa chute qu'elle a jeté les bases de ces institutions qui la rendent si puissante aujourd'hui. Après 1815, la France perd ses conquêtes récentes et même un lambeau de celles de Louis XIV; elle paie un milliard aux alliés, un milliard aux émigrés, et c'est alors que commence cette période de rénovation littéraire, d'activité scientifique, de vie parlementaire, de développement industriel, qui lui donna un rôle prépondérant en Europe. En 1848, le Piémont est écrasé par l'Autriche. Il se concentre, se réforme, fonde la liberté et, grâce au prestige de la liberté, s'annexe l'Italie. La Russie est vaincue en Crimée; « elle se recueille », suivant le mot connu de son premier ministre, elle reconnaît les causes de sa faiblesse, et pour y porter remède, elle émancipe ses serfs, se couvre d'un réseau immense de voies ferrées, et apparaît aujourd'hui plus forte que jamais. L'Autriche triomphe

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