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LE DICTIONNAIRE RATIONNEL DE DE POTTER.

(Revue trimestrielle de Bruxelles, octobre 1861.)

Le nom de De Potter mérite d'être inscrit au tout premier rang parmi ceux dont s'enorgueillit la Belgique moderne. Il a pensé avec une grande force et une grande profondeur sur les principales questions qui occupent notre temps, et si ses livres n'ont pas obtenu tout le succès qu'ils méritaient, c'est que pour des vues souvent originales ou justes, il ne trouvait pas toujours une forme assez parfaite.

Jamais il ne s'est attaché à ces vaines poursuites qui absorbent complétement les âmes vulgaires; il n'a recherché ni le pouvoir ni la grandeur: son seul but était de connaître ce qui est et surtout ce qui doit être. Jamais la sainte ardeur de pénétrer plus avant, de voir plus clair dans le monde des idées, ne s'est refroidie dans son cœur, et jusque dans les dernières années de sa verte vieillesse, échappant à l'envahissement des préoccupations étroites de l'égoïsme qui se fortifie à mesure que l'esprit perd en vigueur et en étendue, il continuait à étudier les lois qui président à la marche des sociétés humaines, avec une persévérance et une activité admirables. Son désintéressement de tout ce qui est petit et bas, était si incontesté, son amour de la vérité si évident, que ses adversaires mêmes se sont vus forcés de lui rendre hommage. Chose rare à notre époque de convictions flottantes et de volontés faibles pour toute chose, sauf pour la conquête de la fortune, il a ordonné tous les actes de sa vie d'après les notions qu'il s'était faites du vrai, du juste et du bien, et ainsi l'homme privé n'a pas été inférieur à l'homme public et au penseur.

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Je n'ai point l'intention de parler de la carrière de De Potter, -on l'a déjà fait ici même, ni de discuter l'ensemble de ses doctrines, ce qui exigerait un long travail; je voudrais seulement dire quelques mots du dernier ouvrage qu'il a publié peu de temps avant sa mort, le Dictionnaire rationnel.

Jusqu'à présent ce livre est peu connu, et le nombre de ceux qui l'ont lu, est, j'imagine, relativement restreint. La raison en est uniquement dans la forme peu attrayante que lui a donnée l'auteur. Voltaire, il est vrai, a composé de la même façon son Dictionnaire philosophique, mais il a racheté ce que cette méthode d'exposer ses idées offre d'aride et de fatigant, par des anecdotes, par des récits, par des jeux d'esprit que le ton grave et scientifique adopté par De Potter interdisait complétement. Toutefois, lorsqu'on lit le Dictionnaire rationnel comme son auteur a voulu qu'il fût lu, c'est-àdire avec l'application qu'on met à étudier un ouvrage de science abstraite, un traité de physique ou de géométrie, on est frappé de la force de la pensée, de la profondeur des vues et parfois même de la netteté de leur exposition.

Dans les trois grandes questions qui dominent le mouvement contemporain et qu'a surtout étudiées De Potter, on peut dire, je crois, que les solutions auxquelles il est arrivé, seront ratifiées par les événements que nous réserve l'avenir.

S'étant occupé d'abord de la question religieuse, il s'est élevé nettement contre les tendances et même contre les dogmes du catholicisme. Ce qui se passe de nos jours et la marche générale des esprits ne semblent pas lui donner tort.

En politique, il s'était prononcé énergiquement pour la séparation complète de l'Église et de l'État et pour le système de la liberté en tout et pour tous. L'influence de ses idées n'a pas été étrangère à l'adoption de ce système par le Congrès qui a doté la Belgique des lois constitutionnelles les plus libérales de l'Europe en cette matière.

Enfin, plus tard, il a abordé la question économique ou sociale, et c'est elle qui a été le sujet habituel des recherches de De Potter dans les dernières années de sa vie et qui occupe la place principale dans son Dictionnaire rationnel. Il n'est pas entré, il est vrai, dans les différents problèmes que soulève l'organisation économique des sociétés modernes. Il n'a pas cherché non plus à indiquer les réformes que réclament les iniquités qu'on y rencontre; mais nul peut-être n'a signalé d'une main plus ferme et en traits plus précis les dan

gers de la distribution trop inégale des produits et l'imminence des crises qui doivent en résulter. Ce point demande quelques développements.

Le nombre est grand encore de ceux qui comparent les époques des temps modernes à celles de l'antiquité et qui croient, comme Vico, que les évolutions historiques recommencent sans cesse dans un cercle sans fin. Mais rien n'est moins fondé. L'antiquité n'a jamais eu l'idée des droits naturels; elle n'a jamais eu surtout l'idée de l'égalité des hommes que rejetaient même les philosophes les plus éminents. Quoique les organes officiels du chistianisme et les partisans déclarés de la révolution l'aient nié avec une égale vivacité, la notion de l'égalité et ce mouvement qui y mène à travers d'incessants bouleversements et qu'on a appelé la révolution, sortent tous deux du christianisme. C'est en vain que, pour le nier, on invoque quelques passages d'une épître de Saint Paul, peu favorables à l'émancipation immédiate des esclaves. Ils prouvent seulement que Paul n'entendait point donner le signal d'une insurrection servile, et ils ne peuvent détruire l'impression générale que laisse la lecture des Évangiles. Jésus-Christ ne vivait qu'avec les pauvres : c'est eux qu'il vient évangéliser, c'est-à-dire que c'est à eux qu'il vient annoncer la bonne nouvelle, euangelion, la nouvelle de la venue du Règne. Or, qu'est-ce que le Règne? C'est l'ordre de justice où les derniers. seront les premiers, et où se réalisera la parole du prophète : Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles. Bienheureux sont ceux qui aspirent vers cet ordre et qui ont soif de justice, car ils seront rassasiés. Et ainsi l'esprit de charité éclate en accents, tantôt d'une ineffable douceur, tantôt d'objurgation et de colère; car dans toutes les paroles du Christ, on trouve une protestation contre le monde et ses iniquités et une aspiration ardente vers un ordre meilleur, vers l'idéal. Sans doute cet idéal ne devait se réaliser sur la terre qu'après un bouleversement cosmique et quand un cataclysme aurait changé les conditions de l'univers. Mais ce cataclysme si impatiemment attendu par les premiers chrétiens, la fin du monde, comme on disait, n'arrivant pas, on abandonna la terre au mal, à la tyrannie, à l'iniquité sous toutes ses formes, et on n'espéra plus la réalisation de l'idéal d'égalité et de justice que dans l'autre monde, dans le ciel. Cet abandon des intérêts terrestres et cette résignation pieuse durèrent tout le moyen âge. L'inspiration de l'Évangile était oubliée alors. Les paroles brûlantes tombées jadis sur la foule du

haut de la montagne en Judée comme la prophétie d'un meilleur avenir, ne trouvaient plus d'écho dans cette lamentable époque, car nul pour ainsi dire ne les connaissait plus. Au fond de leur abaissement et de leur misère, les classes inférieures étaient en proie à l'ignorance et à la superstition. Sur les classes supérieures régnait la scolastique, Aristote et Saint Thomas. Mais à peine la Réforme a-t-elle mis l'Évangile aux mains du peuple que, comme un ferment, la vue de l'idéal soulève les nations. Les paysans, en Allemagne, s'insurgent contre la féodalité et réclament l'égalité naturelle. Les Provinces-Unies secouent le joug de l'Espagne et appliquent en fait le principe de la souveraineté des nations. Au delà de l'Atlantique, les quakers et les puritains, appuyés sur l'Évangile, inscrivent dans leurs constitutions tous les principes d'égalité et de liberté qui forment la charte des nations modernes. Puis vient la révolution de 1688 en Angleterre, qui assure d'une manière définitive le triomphe du gouvernement représentatif, et enfin la grande révolution française qui formule tous ces principes en articles de loi et qui, broyant les institutions du passé, grave ces idées nouvelles dans l'esprit des masses par la magie de la parole et l'autorité d'événements mémorables. Depuis lors le mouvement révolutionnaire, loin de s'arrêter, se précipite avec plus de force et s'étend sur de plus vastes espaces. Après avoir posé la question sociale en 1848, en ce moment même, en Europe, il mine les trônes absolus et fait surgir le principe des nations unes et libres, tandis qu'en Amérique il bat en brèche l'esclavage des noirs. Les fauteurs de la servitude des peuples et de la domination cléricale disent donc vrai, quand ils font remonter à la Réforme l'origine de ces vastes mouvements qui ébranlent et modifient les sociétés modernes. La Réforme en doit porter la responsabilité, car c'est elle qui a répandu de nouveau dans le monde les principes d'affranchissement et de justice déposés dans l'Évangile.

Mais, si les événements qui remuent le monde sont chose nouvelle, la théorie par laquelle on les explique ne l'est pas moins. A l'aspect de ces mouvements inouïs est née une nouvelle conception de la marche de l'humanité, aussi différente de celle admise par toute l'antiquité que la base des sociétés antiques l'est de celle sur laquelle reposent les sociétés modernes. Les anciens croyaient que la destinée des peuples et même du genre humain est semblable à celle de l'individu, et que la vieillesse doit nécessairement succéder à l'enfance et à l'âge mûr, l'époque de la décadence à l'âge de la puissance et de

la gloire. L'univers lui-même était, suivant eux, soumis à ces alternatives d'expansion et de décadence, de développement et de reploiement. Aujourd'hui nous croyons au contraire que l'humanité s'avance vers une perfection plus grande, à travers des crises terribles sans doute, mais par un mouvement dont il est impossible d'indiquer le terme; et nous nous plaisons même à transporter cette notion du progrès indéfini, de l'histoire du genre humain à celle de notre globe et jusqu'à celle de l'univers. Or cette conception nouvelle remplit le cœur des générations actuelles d'audacieuses espérances et d'impatients désirs d'amélioration. Non seulement elle fait paraître vaine et puérile toute tentative de restaurer le passé, mais elle tend à la faire considérer comme un attentat aux lois providentielles, et tout réactionnaire paraît dès lors un aveugle insurgé contre les décrets divins. Elle rend plus ardent le besoin de réformes, car elle fait voir dans celles-ci les moyens nécessaires et légitimes de l'accomplissement des destinées humaines. Elle sème le mécontentement de ce qui existe, et détache ainsi les peuples du présent pour les précipiter vers un avenir meilleur, auquel ils ont droit et qu'ils sont appelés à atteindre. L'idée qu'on s'est faite du progrès, est donc à la fois pour l'esprit de révolution un ferment nouveau et une sanction.

Ce qui précède démontre à l'évidence, me semble-t-il, que notre époque ne peut se comparer à aucune de celles qui l'on précédée, et qu'un mouvement irrésistible l'entraîne vers le règne de la justice et de l'égalité dont l'idéal mystique a été posé il y a dix-huit siècles.

Déjà chez les nations les plus avancées l'égalité politique est inscrite dans la loi. Elle est réalisée par des institutions qui tendent à devenir de plus en plus démocratiques. Cela même ne suffit plus et l'humanité aspire à faire un nouveau pas sur le terrain économique. Mais ici s'élève le plus formidable problème qui jamais peut-être ait fait hésiter l'homme d'État et pâlir le penseur.

Comment concilier l'égalité de droit inscrite dans les constitutions et dans les cœurs, et l'inégalité de fait qui souvent se révèle par des statistiques si affligeantes? Les économistes prétendent que toute richesse vient du travail: comment se fait-il alors qu'on voie se transmettre de génération en génération d'une part l'oisiveté avec l'opulence, d'autre part le travail avec la misère? Dans la ballade de Schiller, le plongeur sort du gouffre de Scylla épouvanté des choses effrayantes qu'il y a vues. Or, les économistes qui descendent dans les bas-fonds de la société, ressemblent à ce plongeur: ils sont

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