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Talleyrand parut surpris, puis il me dit superbement, comme le Balafré à ceux qui le voulaient mettre en garde contre les desseins de Henri III: « Il n'osera! >>

Je revins chez le roi où je trouvai M. de Blacas. Je dis à Sa Majesté, pour excuser son ministre, qu'il était malade, mais qu'il aurait très-certainement l'honneur de faire sa cour au roi le lendemain. « Comme il voudra, répliqua Louis XVIII: je pars à trois heures; » et puis il ajouta affectueusement ces paroles : « Je vais me sé« parer de M. de Blacas; la place sera vide, monsieur de << Chateaubriand. »

C'était la maison du roi mise à mes pieds. Sans s'embarrasser davantage de M. de Talleyrand, un politique avisé aurait fait attacher ses chevaux à sa voiture pour suivre ou précéder le roi : je demeurai sottement dans mon auberge.

M. de Talleyrand, ne pouvant se persuader que le roi s'en irait, s'était couché : à trois heures on le réveille

pour lui dire que le roi part; il n'en croit il n'en croit pas ses oreilles :

« Joué! trahi! » s'écria-t-il. On le lève, et le voilà, pour la première fois de sa vie, à trois heures du matin dans la rue, appuyé sur le bras de M. de Ricé. Il arrive devant l'hôtel du roi; les deux premiers chevaux de l'attelage avaient déjà la moitié du corps hors de la porte cochère. On fait signe au postillon de s'arrêter; le roi demande ce que c'est; on lui crie : « Sire, c'est M. de Talleyrand. — « Il dort, dit Louis XVIII. Le voilà, sire. Allons! >> répondit le roi. Les chevaux reculent avec la voiture; on ouvre la portière, le roi descend, rentre en se traînant dans son appartement, suivi du ministre boiteux. Là M. de Talleyrand commence en colère une explication.

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Sa Majesté l'écoute et lui répond : « Prince de Bénévent, « vous nous quittez? Les eaux vous feront du bien : vous << nous donnerez de vos nouvelles. » Le roi laisse le prince ébahi, se fait reconduire à sa berline et part.

M. de Talleyrand bavait de colère; le sang-froid de Louis XVIII l'avait démonté : lui, M. de Talleyrand, qui se piquait de tant de sang-froid, être battu sur son propre terrain, planté là, sur une place à Mons, comme l'homme le plus insignifiant il n'en revenait pas! Il demeure muet, regarde s'éloigner le carrosse, puis saisissant le duc de Lévis par un bouton de son spencer: « Allez, · << monsieur le duc, allez dire comme on me traite! J'ai << remis la couronne sur la tête du roi (il en revenait

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toujours à cette couronne), et je m'en vais en Alle<< magne commencer la nouvelle émigration.

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M. de Lévis écoutant en distraction, se haussant sur la pointe du pied, dit : « Prince, je pars, il faut qu'il y << ait au moins un grand seigneur avec le roi. »

M. de Lévis se jeta dans une carriole de louage qui portait le chancelier de France : les deux grandeurs de la monarchie capétienne s'en allèrent côte à côte la rejoindre, à moitié frais, dans une benne mérovingienne.

J'avais prié M. de Duras de travailler à la réconciliation et de m'en donner les premières nouvelles. «< Quoi! m'avait dit M. de Duras, vous restez après ce que vous a dit le roi?» M. de Blacas, en partant de Mons de son côté, me remercia de l'intérêt que je lui avais montré.

Je retrouvai M. de Talleyrand embarrassé; il en était au regret de n'avoir pas suivi mon conseil, et d'avoir, comme un sous-lieutenant mauvaise tête, refusé d'aller le soir chez le roi; il craignait que des arrangements

eussent lieu sans lui, qu'il ne pût participer à la puissanc politique et profiter des tripotages d'argent qui se préparaient. Je lui dis que, bien que je différasse de son opinion, je ne lui en restais pas moins attaché, comme un ambassadeur à son ministre; qu'au surplus j'avais des amis auprès du roi, et que j'espérais bientôt apprendre quelque chose de bon. M. de Talleyrand était une vraie tendresse, il se penchait sur mon épaule; certainement il me croyait dans ce moment un très-grand homme.

Je ne tardai point à recevoir un billet de M. de Duras; il m'écrivait de Cambrai que l'affaire était arrangée, et que M. de Talleyrand allait recevoir l'ordre de se mettre en route cette fois le prince ne manqua pas d'obéir.

Quel diable me poussait? Je n'avais point suivi le roi qui m'avait pour ainsi dire offert ou plutôt donné le ministère de sa maison et qui fut blessé de mon obstination à rester à Mons: je me cassais le cou pour M. de Talleyrand que je connaissais à peine, que je n'estimais point, que je n'admirais point; pour M. de Talleyrand qui allait entrer dans des combinaisons nullement les miennes, qui vivait dans une atmosphère de corruption dans laquelle je ne pouvais respirer!

Ce fut de Mons même, au milieu de tous ses embarras, que le prince de Bénévent envoya M. Duperey toucher à Naples les millions d'un de ses marchés de Vienne. M. de Blacas cheminait en même temps avec l'ambassade de Naples dans sa poche, et d'autres millions que le généreux exilé de Gand lui avait donnés à Mons. Je m'étais tenu dans de bons rapports avec M. de Blacas, précisément parce que tout le monde le détestait ; j'avais

encouru l'amitié de M. de Talleyrand pour ma fidélité à un caprice de son humeur; Louis XVIII m'avait positivement appelé auprès de sa personne; et je préférai la turpitude d'un homme sans foi à la faveur du roi il était trop juste que je reçusse la récompense de ma stupidité, que je fusse abandonné de tous, pour les avoir voulu servir tous. Je rentrai en France n'ayant pas de quoi payer ma route, tandis que les trésors pleuvaient sur les disgraciés : je méritais cette correction. C'est fort bien de s'escrimer en pauvre chevalier quand tout le monde est cuirassé d'or; mais encore ne faut-il pas faire des fautes énormes : moi demeuré auprès du roi, la combinaison du ministère Talleyrand et Fouché devenait presque impossible; la Restauration commençait par un ministère moral et honorable, toutes les combinaisons de l'avenir pouvaient changer. L'insouciance que j'avais de ma personne me trompa sur l'importance des faits : la plupart des hommes ont le défaut de se trop compter; j'ai le défaut de ne me pas compter assez je m'enveloppai dans le dédain habituel de ma fortune; j'aurais dû voir que la fortune de la France se trouvait liée dans ce moment à celle de mes petites destinées : ce sont de ces enchevêtrements historiques fort communs.

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