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copiste habituel, il les eût certainement surchargées, brouillées, raturées, si son brouillon n'avait été dans sa tête, et s'il n'eût préféré tracer d'un seul jet ce qu'il avait composé, quitte à le remettre sur le métier1, à en multiplier les copies jusqu'à ce qu'il fût satisfait, à le transcrire quatre ou cinq fois avant de le livrer à la presse. Aussi sa phrase garde, du progrès lent de l'élaboration, de l'effort constant, de la ciselure patiente, garde, même en prose, une cadence, une harmonie inimitables.

En somme, sa langue, il se l'est moins faite qu'elle ne s'est faite en lui. Sans doute il lisait et relisait; il était sans cesse absorbé dans l'étude des anciens et dans celle de nos vieux écrivains; sa lecture était encore plus vaste, plus étendue, qu'il ne le donne à entendre; il avait une provision de mots et de tours assez riche pour pouvoir traduire les nuances les plus délicates du sentiment et de la pensée; mais l'assimilation s'opérait chez lui presque à son insu.

Ce n'est pas, appliquée à lui, une simple figure que le miel fait de toutes choses, que l'abeille butinant sur toutes les fleurs; et peut-être eût-on fort étonné notre poète en lui montrant que telle de ses expressions, voire tel hémistiche, si ce n'est même un vers entier, se trouvait textuellement chez un de ses devanciers. Ses répétitions, ses emprunts à lui-même, si fréquents que, dans ce Lexique, pas plus que dans le commentaire, nous n'avons dû songer à les relever tous, sont les meilleurs garants de sa bonne foi. S'il sentait parfois que sa langue, cette langue antique et neuve, tout imprégnée de formes anciennes, discréditées, qu'il savait rajeunir, n'était pas la langue courante, la langue usuelle, c'est lorsqu'il la trouvait, comme il l'avoue, quelque peu rebelle dans la prose, elle qu'il ployait si aisément aux mille caprices

du vers.

Archaïsmes et licences, au sens où nous avons pris ce dernier terme, abondent dans les Contes, dans les Fables, dans toute son œuvre.

Avant de descendre aux détails, nous le demanderons avec un écrivain, grand admirateur du nôtre : « Est-ce donc faire

1. Comme, par exemple, la fable du Renard et les Mouches : voyez notre tome II, p. 266, note 15.

2. La Bruyère, De quelques usages, tome II des OEuvres, p. 215.

pour le progrès d'une langue que de déférer à l'usage? Seroit-il mieux de secouer le joug de son empire si despotique? Faudroit-il, dans une langue vivante, écouter la seule raison, qui prévient les équivoques, suit la racine des mots et le rapport qu'ils ont avec les langues originaires dont ils sont sortis, si la raison d'ailleurs veut qu'on suive l'usage? »

Ces questions auxquelles la Bruyère estimait que c'est assez répondre que de n'y répondre pas, il ne les fait qu'après une revue de mots tombés en désuétude, et que, pour la plupart, a gardés la Fontaine1 :

« Certes est beau dans sa vieillesse, et a encore de la force sur son déclin : la poésie le réclame, et notre langue doit beaucoup aux écrivains qui le disent en prose, et qui se commettent pour lui dans leurs ouvrages. Maint est un mot qu'on ne devoit jamais abandonner, et par la facilité qu'il y avoit à le couler dans le style, et par son origine, qui est françoise.... Quelle persécution le car n'a-t-il pas essuyée!... Valeur devoit... nous conserver valeureux; haine, haineux.....; fruit, fructueux; pitié, piteux...; foi, féal; cour (court), courtois; gite, gisant...; mensonge, mensonger; coutume, coutumier.... Heur se plaçoit où bonheur ne sauroit entrer.... Joie ne fait plus s'éjouir.... On a dit gent, le corps gent: ce mot si facile non seulement est tombé, l'on voit même qu'il a entraîné gentil dans sa chute.... On dit curieux, dérivé de cure, qui est hors d'usage. Il y avoit à gagner de dire si que pour de sorte que ou de manière que..., de dire je sais que c'est qu'un mal, plutôt que je sais ce que c'est qu'un mal, soit par l'analogie latine, soit par l'avantage qu'il y a souvent à avoir un mot de moins à placer dans l'oraison. L'usage a préféré... dans les verbes, travailler à ouvrer, être accoutumé à souloir, convenir à duire, faire du bruit à bruire....., piquer à poindre, faire ressouvenir à ramentevoir; et dans les noms, pensées à pensers, un si beau mot, et dont le vers se trouvoit si bien ! grandes actions à prouesses, louanges à los..., porte à huis, navire à nef, armée à ost, monastère à monstier..., tous mots qui pouvoient durer ensemble d'une égale beauté, et rendre une langue plus abondante. »

Fénelon, lui aussi, a plaidé cette cause sous couleur de 1. Tous ceux qui suivent sont du nombre.

2. La Fontaine a même gité, dans la bouche d'un campagnard.

purifier, de réglementer le français, on le gêne, on l'appauvrit. Il regrette le vieux langage, avec son « je ne sais quoi » de court, de naïf, de passionné. Il voudrait ne perdre aucun mot, en acquérir de nouveaux'.

La Fontaine n'a pas besoin d'autorités : si nous rappelons ici Fénelon, la Bruyère, c'est que dans les passages cités ils songeaient surtout à lui.

Parmi les mots vieillis, vieillis dès l'époque où il écrivait, et qui sonnent chez lui comme des mots tout neufs, comme des mots frappés d'hier, auxquels il restitue du moins toute leur valeur, nous donnerons les suivants :

Affiner, au sens de jouer, d'attraper quelqu'un par la ruse (I, 257); affoler, de blesser, meurtrir (V, 374); agnelet, de petit agneau (III, 32); allégeance, d'allégement (IV, 251; V, 173); pour ramasser, amasser (II, 403); pour araignée, aragne, une fois pour la rime (I, 227), l'autre pour la mesure (III, 37); arboriste, pour herboriste (I, 393); ardre, brûler: « la gorge m'ard» (IV, 135).

Balandras, sorte de manteau (II, 11), « balandran », dit l'Académie; baller, avec danser (II, 372; IV, 61), d'où la remarque juste d'une nuance entre eux; barbacoles, maîtres d'école (III, 229); besaciers, porteurs de besace (I, 79); bestion, appliqué deux fois à l'araignée (I, 227; III, 37 et note 12); bique, la mère chèvre (I, 326), et biquet, le chevreau (I, 327); bonhommeau, de bonhomme (IV, 97); boquillon, bûcheron (I, 366).

Capuce, capuchon des ordres mendiants (IV, 464); faire carrousse, s'enivrer (IV, 428); catus, corruption de « cas », noise, dispute (V, 416); chaloir à, soucier: « du plaisir ne me chaut » (IV, 298), « non pourtant qu'il m'en chaille » (IV, 306); charton, pour charretier, qu'on écrivait « chartier >> (II, 270); chaudeau, mauvais brouet (I, 224); chaumine, une chaumière, mais pauvre, misérable (I, 107); chevalin, chevaline: « la bête chevaline » (I, 392); chevance, bien, fortune (I, 345; II, 124; IV, 273; V, 272); chuchillement, murmure, chuchotement moqueur (V, 458); cloítrier, cloitrière, qui habite le cloître leurs cloîtrières Excellences » (V, 586);

1. Lettre à M. Darcier sur les Occupations de l'Académie, § 3 Projet d'enrichir la langue.

clopin-clopant, boitant (I, 371); clopiner, clopinant (III, 259); croit, l'augmentation, les agneaux de l'année (I, 316; VI, 284); cuider, s'imaginer, croire, mais croire à tort (I, 3071); cure, souci, soin de (I, 202).

Déduit, tous les plaisirs, surtout ceux de l'amour (I, 345; IV, 233, 318; V, 512, 516); duire, convenir à (II, 436), réussir à (VI, 43); dûment, dans les formes voulues (V, 132, 213; VI, 36, 106).

S'éjouir, pour se réjouir (I, 352); empenné, empennée, « une flèche empennée », une flèche garnie de plumes (I, 144); au lieu de « commencée », et sans que la mesure l'exige aucunement, « la chose encommencée » (IV, 162); encontre, plus ancien que «< contre » (IV, 372; V, 316); encorné, dit du bouc: « des plus haut encornés » (I, 217); endenté, d'ordinaire accompagné de l'adverbe bien : « chiens, chevaux et valets, tous gens bien endentés » (I, 278); enfançon, jeune enfant (V, 165); enger, acception primitive, engrosser : engea de petits Mazillons >> (IV, 506); étrif, querelle, lutte (IV, 282; VIII, 442).

«< il les

Frairie, partie de bonne chère (I, 229); friponneau, de fripon; comparez bonhommeau (IV, 92); frisque, leste, fringant (IV, 189; VII, 124).

Galer, de gale gratter, et, par extension, frapper, battre, rosser (V, 370); galoise, galante, gaillarde (V, 64); gars, masculin de garse (IV, 53, 521; V, 212, 344); géni ture, progéniture (I, 330, 422; II, 291, 357, V, 33); gent, gente, gentil, gentille (V, 307, 538; VI, 128); gésine, être en gésine, venir de mettre bas (I, 221); guerdonner, de guerdon, récompenser, payer (V, 530; VIII, 276).

Habitacle, demeure, repaire (VI, 162); hoquet, empêchement, obstacle, cahot, choc (I, 371); hui, pour aujourd'hui (V, 36, 38, 59, 372, 397).

Illec, ici (IV, 111).

Languard, languarde, bavard, mauvaise langue (IV, 283); léans, là, là dedans (IV, 489; V, 30, 399, 401, 405, 411); lie, d'où le mot liesse, vieux qualificatif, ne se joint plus qu'à chère, chère lie, bonne chère (I, 251; II, 176); los, gloire, renommée (VI, 89, 104; III, 193); louchet, sorte de

1. Le mot fait, il est vrai, partie d'un proverbe où se trouve aussi le verbe engeigner, décevoir, abuser, tromper.

bêche (V, 487); louvat et louveteau, diminutifs de loup
(I, 240); luiton, luton, lutin (V, 557).

Mafflu, joufflu et gros (I, 252); marjolet, freluquet, muguet,

jeune galant (V, 532); mátineau, de mâtin comparez fri-

ponneau (II, 305); mécroire, ne pas croire (IV, 396; VI, 58);

mégnie, maison, famille (VI, 56); mingrelet, maigrelet, dé-

charné et malingre (V, 357); moinillon, petit moine (IV, 200,

506); moutier, église ou monastère (IV, 324; V, 111, 217);

moutonnaille : « le monde est franche moutonnaille » (V,

302); moutonnier, moutonnière : « la moutonnière créature »

(I, 179), et « âme moutonnière » (V, 303); mugot, argent

« muché, mussé », caché (IV, 140).

Nagée, ce qu'un nageur parcourt, gagne d'espace à cha-
que brassée (I, 159); nenni, nenni da, non (I, 66; IV, 486);
nice, niais, niaise (IV, 159); nivellerie, vétille, niveler, nive-
lier (IX, 273); nomenclateur, celui qui nomme (V, 342);
nonnette, de nonne, très jeune nonnain (V, 312, 419, 529).

Oisillon, d'oiseau (I, 82, 83, 84; II, 50); ost, armée :

« l'ost des Grecs» (III, 112), « l'ost au peuple bêlant » (III,

235), << avoir charge de l'ost» (V, 146), « l'ost aux têtes

sacrilèges » (VIII, 397).

Panacée, prétendu remède universel (VI, 318); panetière,

le sac à pain (III, 52); parangon, modèle, idéal (III, 257; V,

343); parentèle, du latin parentela, parenté, consanguinité

(V, 392); partir, faire des parts, partager, répartir (IV, 273);

pauvret, diminutif (III, 323); penaille, de penis, d'où pe-

nard, « vieux penard » (IV, 199, 348); phébé, << tout le

phébé », le phébus, le mystère (V, 298); piaffe, braverie, ici

en vêtements (IV, 287); plumail, touffe de plumes, plumet à

la coiffure (I, 288); poulaille, pour volaille: comparez mou-

tonnaille (III, 110); pourchas, recherche amoureuse (IV, 88);

« sa préciosité » dit d'une précieuse et de son caractère (II,

117); « se prélassant », d'un âne, marchant comme un prélat

(I, 203); prou de, beaucoup de (IV, 86), prou seul, profit

(IV, 136); provende, nourriture, provision de bouche (I, 330);

pythonisse, devineresse (II, 179).

Pour quatrième, quart (I, 97; IV, 138); rais, rayons de la

lune (VI, 242), et ceux des roues d'un char (VIII, 495); rate,

le rat femelle (III, 354); remembrance, mémoire, souvenir

qu'on rappelle, qui revient (IV, 263).

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