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L'ELOGE
DE RIEN.

OMERE, le premier des Poëtes
Grecs, a fait un Poëme du
Combat des Rats & des Gre-

noüilles, & Virgile le Prince

des Poëtes Latins, en a fait un fur un Moucheron. Ovide a fait l'Eloge de la Puce, Lucien de la Mouche, Melanc ton, Agrippa & plufieurs autres celui de l'Afne. Ifocrate a fait l'Eloge de Bufiris fameux Tyran, André Arnaud de Phalaris autre Tyran, Cardan de Neron, Platon & Carneades de l'Injustice. Etienne Guazzy a loué la Vie parafitique, Erafme la Folie, Joannes Fabricius la Gueuferie, Ulrich de Hutten la Fiévre, Jerôme Fracaftor l'Hyver, Etienne Dolet la Vieilleffe, Elias Major le Menfonge, Douza l'Ombre; & moi, Meffieurs,

LOR

j'entreprends de vous faire aujourd'hui I'Eloge de RIEN. Quelle extravagance, dira-t-on! & qui s'eft jamais avisé de faire un Difcours fur RIEN? Qu'y a-t'il donc de fi blâmable dans mon entreprise, Meffieurs? Ne vaut-il pas mieux faire un Difcours fur R I EN, que de compofer de froides Comédies comme Afranius, des Tragédies pitoyables comme Barbaridés, des Opera ennuyeux comme Craffotius, des Odes profaiques comme Dariolin, des Epigrammes ordurieres comme Epaphos, des Vaudevilles libertins comme Horribilis, des Babioles périodiques Comme Faribolin, des Poëmes infipides comme Garalipton, de fades Eloges comme Todiofus & Miferemini, des Brevets fatyriques comme Regius, des Differtations vagues & infructueuses comme Lucius, des Romans dangereux comme Patelinius? Ne vaut-il pas mieux difcourir de RIEN, que de faire des raifonnemens creux fur la Politique comme Navardius, que de raconter des avantures équivoques comme Turpius, que de médire éternellement de tout le monde comme Oledicus, que de faire des Systêmes en l'air & vuides de fens comme Vagantinus; que de parler enfin tort & à travers de tout ce qu'on fait

& qu'on ne fçait pas comme Strepitofus. Mais non-feulement il vaut mieux parler de RIEN préférablement à tout ce qui fe dit & s'écrit parmi nous la plupart du tems, j'ofe encore foutenir que RIEN eft digne de toutes nos loiianges par luimême, & qu'on ne doit jamais oublier RIEN quand il s'agit de préconifer le mérite & la vertu. Si d'abord vous faites attention à l'ancienneté de RIEN, quel être, fi vous en exceptez l'Etre fouverain, eft plus ancien que RIEN? On peut même avancer fans crainte d'impiété, que RIEN eft auffi ancien que l'Etre fouverain lui-même : car enfin qu'y avoit-il avant que les Anges & le Monde fuffent créez RIEN. Qu'y a-t'il eu de toute éternité avec Dieu ? RIEN. Tout a commencé par RIEN, & RIEN n'a jamais eu de commencement. Si on con◄ fidére l'excellence de RIEN, elle eft admirable; RIEN, auffi-bien que la Divinité, ne fe peut définir que par lui-même. Qu'est-ce que RIEN? C'eft RIEN. Comme elle, RIEN eft immenfe, incommenfurable, & s'étend au-delà de toutes choses. RIEN eft immuable & indivifible. On ne fçauroit l'augmenter, ni le diminuer. Ajoutez RIEN à RIEN, cela fait toujours RIEN. Otez RIEN

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de RIEN, il refte toujours RIEN. RIEN ne vient de perfonne, & tout ce que nous voyons dans la nature vient de RIE N. Ce foleil fi lumineux, ces aftres fi brillans, ces charmantes fontaines, ces prairies fi riantes, ces plaines fi agréablement diverfifiées, ces lacs, ces mers, ces montagnes, ces mines fi précieuses qu'elles cachent; tout cela a été fait de RIEN. Ces viandes fi fucculentes que nous mangeons avec tant d'avidité, ces vins délicieux que nous buvons avec tant de contentement, ces doux fruits, ces excellentes liqueurs dont nous faifons nos délices, viennent originairement de RIEN. Bien plus; ces Princes redoutez que nous fervons avec tant de respect, ces Beautez enchantereffes que nous idolatrons avec tant de complaifance, ces tendres Amis que nous cheriffons avec tant de cordialité, font iffus en droite ligne de RIEN. Que vous dirai-je davantage Notre Ame, cette glorieufe portion de la Divinité qui nous diftingue fi avantageufement des bêtes, a été faite de RIEN. RIEN fouvent nous paroît quelque chofe, & quelque chofe fouvent nous paroît RIEN. RIEN fe trouve par tout, & ne réfide nulle part. Le Monde a été fait autrefois de RIEN,

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& il retournera un jour à RIEN; & je ne doute pas que des millions d'Ames qui font tant aujourd'hui les vaines & les orgueilleuses, ne défirent extrémement un jour d'être réduites à RIEN: mais elles le défireront en vain; l'Etre fouverainement puissant pour les punir de leur orgueil & de leur moleffe, leur refusera avec juftice ce qui par rapport au funefte état où elles feront plongées, feroient pour elles le plus grand des avantages. a

RIEN est également excellent en Vers & en Profe, en Grec & en Latin, en François & en Anglois, en quelque Langue enfin que ce foit. Qu'y a-t'il de plus beau par exemple dans la Poëfie Grecque que l'Illiade d'Homere? RIEN afsûrément, quoi qu'en difent nos délicats Modernes ; & dans la Poëfie Latine, que les Eclogues & les Georgiques de Virgile? RIEN. Qu'y a-t'il de plus éloquent en Profe que les Harangues de Démofthenes & les Oraifons de Ciceron? RIEN. Qu'avons-nous de mieux écrit en François que les Lettres de Madame de Sevigné, les Fables de la Fontaine & le Telemaque de M. de Fenelon? RIEN, Qu'avons-nous de plus plaisant en Efpa

a Melius effet fi non natus fuisset.

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