Page images
PDF
EPUB

pour RIEN, où l'on mangeroit pour RIEN de fines perdrix & de bonnes fricafsées de poulets, où l'on boiroit pour RIEN des vins meilleurs que les plus délicats vins de Bourgogne & de Champagne ; & que nous regarderions comme un homme divin celui qui nous donneroit une belle Maifon ou une bonne Terre pour RIEN. J'ajouterai encore que la plupart des Poëtes font des grands difeurs de RIEN, que ce qui fait la plupart du tems le mérite de nos Orateurs, ce font des RIEN s brillans enchaffez dans de grandes paroles, & étalez avec pompe; que mille tendres RIENS font l'oc-. cupation de prefque tous ceux qui aiment; qu'on amufe quelquefois les plus grands Hommes avec des RIENS; que la plupart de nos converfations font pleines de RIENS, & que ce font ordihairement ces converfations pleines de petits RIENS agréables, qui réjouiffent & divertiffent le plus; que la plus grande partie des hommes s'occupent de REN, & s'étudient à RIEN; que tout le fruit que nous retirons de nos veilles & de toutes nos études eft moins que RiEN, au fentiment même de Socrate: car ce grand Philofophe, qui lut, médita, étudia toute la vie, & qui fut jugé le plus

[ocr errors]

fage des mortels par l'Oracle d'Apollon, que fçavoit-il felon fon propre aveu? RIEN: Hoc unum fcio, quòd nihil fcio : Je ne fai qu'une chofe, difoit-il, qui eft que je ne fai RIEN. J'ajouterai encore quelque chofe de plus fort; c'est que RIEN eft Dieu & Diable. Il eft le Dieu des Efprits forts, & le Diable de ceux qui n'ont point d'argent, fuivant cette Epigramme d'un ancien Poëte François: a

Un Charlatan difoit en plein marché

Qu'il montreroit le Diable à tout le monde,
Si n'y en eut tant fût-il empêché,

[ocr errors]
[ocr errors]

Qui ne courût pour voir l'Efprit immonde,
Lors une bourfe affez large & profonde
Il leur déploye, & leur dit : Gens de bien,
Ouvrez vos yeux, voyez, y a-t-il RIEN?
Non, dit quelqu'un de plus près regardant :
Et c'eft, dit-il, le Diable, oyez-vous bien,
Ouvrir la bourse, & y voir RIEN dedans.

Pour finir enfin en peu de mots l'Eloge de RIEN, répondez-moi, Meffieurs, je vous prie: Qu'y a-t-il au monde de plus précieux que l'or, l'argent, les perles & les pierreries? RIBN afsûrément, me

Melin de S. Gelais.

direz-vous. Qu'y a-t-il de plus eftimable que la vertu ? RIEN; de plus aimable que le vrai mérite? RIEN. Qu'y a-t-il fur la terre au-deffus de la Royauté, & dans le Ciel au-deffus de la Divinité? RIE N. Si après des prérogatives si distinguées, je ne finiffois pas ici mon Eloge de RIEN, on auroit raifon de me blâmer, & je pécherois moi-même contre une maxime que j'ai toujours fort approuvée, & qui étoit la maxime favorite a d'un des fept Sages de la Grece : RIEN de trop, ne quid nimis = Maxime qui, fi elle étoit exactement fuivie, nous épargneroit fouvent de grands ridicules, & beaucoup d'inconvéniens; puifque prefque tous nos maux viennent de l'intempérance, je veux dire, de ne fçavoir modérer ni notre langue, ni nos appetits divers.

De tous les animaux l'homme a le plus de pente
A fe porter dedans l'excès ;

Il faudroit faire le procès

Aux petits comme aux grands; il n'eft ame vivante
Qui ne péche en ceci, R 1 E N de trop est un point

Dont on parle fans ceffe, & qu'on n'observe point. b
Pour ne point paroître violer une ma

a Cleobule.

La Fontaine.

[ocr errors]

xime qui vient fi bien à la matiere que je traite, difpenfez-moi, Meffieurs, de m'étendre davantage fur RIEN. Je craindrois malgré le mérite de mon fujet, de vous ennuyer, en vous entretenant plus long-tems de RIEN. Si vous recevez favorablement ce RIEN que j'ai l'honneur de vous préfenter, & qui n'eft qu'ébauché, je m'engage à vous l'offrir de nouveau dans quelque tems revû, corrigé & augmenté de plufieurs autres RIENS, qui ne contribueront pas peu, j'en suis sûr, à vous le rendre beaucoup plus agréable. Permettez-moi feulement en finiffant, de vous faire part d'une Enigme fur RIEN, dont je voudrois connoître l'Auteur, pour lui en faire l'honneur qui lui eft dû

Lecteur, je fuis encore à naître

Si pourtant tu veux me connoître,
Je fuis fous toi, je fuis deffus,
Je fuis à peine imaginable,
Dans la bourfe je fuis un diable,
Et quand je fuis, je ne fuis plus.
Je fuis le grand coffre du monde
Ma nature fut fi feconde ›

Que tout fut engendré de moi.

Je

fuis le vafte inacceffible,

Je fuis le point indivisible,

Et le bien d'un gueux comme toi.

!

Ce qu'a fait un larron qu'on juge,
Ce que refpecta le déluge,

Ce qui fert aux Cieux de foutien ;
Ce qu'un Recors ne fauroit être,

Ce qu'on fait quand on ne fait RIEN,
C'eft, Lecteur, mon nom & mon être.

FIN.

Il y a quelque chofe d'ajouté par-ci par-là dans le corps de l'Eloge de RIEN de cette nouvelle Edition; mais j'ai cru devoir mettre ici à la fin les additions fuivantes en forme de notes.

On difoit autrefois à la Cour: Ita eu pour tout remerciment le RIEN du Car dinal; il en remportera pour toute récompenfe le RIEN du Cardinal: ce qui avoit donné lieu à cette façon de parler, fut ce que dit le Cardinal de Richelieu au Préfident Maynard, quand il lui re cita l'Epigramme fuivante.

Armand, l'âge affoiblit mes yeux,
Et toute ma chaleur me quitte,
Je verray bien-tôt mes ayeux
Sur les riyages du Cocyte:
C'est où je ferai des fuivans
De ce grand Monarque de France

4

« PreviousContinue »